Les paradoxes de la recherche historique

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Les paradoxes de la recherche historique

Le temps comme dimension structurante de la pensée

Contrairement à d’autres — et notamment à la civilisation grecque — notre civilisation judéo-chrétienne inscrit le temps dans la double linéarité, positive et négative, qui prend sa source à la date supposée — mais désormais largement admise comme inexacte — de la naissance de Jésus.Cette conception linéaire crée de fait deux caractères spécifiques à cette approche.
D’une part, le temps passe et les événements d’hier ne reviendront jamais.
D’autre part, ce qui est antérieur dispose d’une sorte de supériorité, liée à son ancienneté, sur ce qui lui est postérieur.
Loin d’enfoncer des portes ouvertes cette précision permet de comprendre des choix fondamentaux fait par les pères de l’Église de Rome désireux de placer leur foi au pinacle des croyances.
En effet, la décision d’incorporer au christianisme une partie du judaïsme n’a pas d’autre but que de démontrer son antériorité historique et son caractère de révélation prophétique.
De façon extrêmement moderne et iconoclaste, les chrétiens qui vont faire le choix de refuser cette pseudo-filiation judéo-chrétienne, démontrent que la linéarité judéo-chrétienne est une approche erronée, tout en rejetant également la conception cyclique hellénistique.
Pour eux, le temps n’est qu’un élément mondain relevant du créateur de ce monde. Car l’unité réelle est l’éternité, c’est-à-dire l’absence de la dimension temporelle.
En effet, la création divine n’est pas bornée par des dimensions, comme la création mondaine, et c’est justement cela qui la définit comme création divine.
C’est pourquoi la recherche historique et la foi sont deux approches des événements qui n’ont aucune chance de se rencontrer et très peu de chances de se comprendre.

La prégnance de l’histoire dans notre civilisation

On comprend mieux dès lors à quel point l’histoire est une donnée structurante de notre civilisation puisqu’elle va déterminer la réalité des éléments présentés comme antérieurs, donc « supérieurs », et leur nature précise.
Là où le Grec se dit qu’un événement va se reproduire dans une échelle de temps donnée, ce qui permettra éventuellement d’y apporter des modifications, le judéo-chrétien tient à savoir si tel événement s’est bien produit comme il le croit afin de consolider la charpente de ses certitudes.
Le chrétien authentique lui, considère cela avec une réelle distance, comme un épiphénomène de dimension ridicule au regard de l’immensité de l’éternité.
En structurant les événements par rapport à une échelle temporelle validante, l’histoire participe au bon déroulement du scénario voulu par le créateur de ce monde.
En outre, elle permet aussi de cloisonner des mouvements de pensée sur une base ethnologique et ainsi crée de pseudo zones d’incommunicabilité entre des groupes humains qui ont pourtant des caractéristiques communes.
La recherche historique s’inscrit donc bien dans le monde.
Pour autant, il faudrait être malhonnête pour ne pas souligner ses apports décisifs.
En effet, dans notre matérialité, l’histoire nous permet d’appréhender des notions qui seraient quasi inaccessibles à nos cerveaux limités.
Elle les organise, les ordonne et relève les similitudes et les analogies qui vont nous servir à comprendre comment d’autres hommes ont, avant nous, avancé sur les mêmes brisées.

L’histoire dans la société humaine

Comme je l’ai expliqué ci-dessus, notre société judéo-chrétienne utilise l’histoire pour valider ses dogmes et ses choix.
Elle surveille donc de façon très étroite son fonctionnement.
Ne dit-on pas d’ailleurs que, lors de l’installation d’une dictature, les deux matières que l’on supprime dans l’enseignement sont la philosophie et l’histoire ?
Car l’histoire sert de pierre angulaire de la légitimité des sociétés qui s’y réfèrent, pour autant qu’elles valident cette vision linéaire décrite au début de mon propos.
C’est d’ailleurs amusant de voir comment un événement prend ou perd son importance selon le simple critère de son positionnement chronologique. L’étude des calendriers judéo-chrétien et juif sont, à cet égard, particulièrement révélateurs. Et c’est le calendrier judéo-chrétien qui est, pour le coup, le moins cohérent.
L’histoire contemporaine fourmille d’exemple d’utilisation de l’histoire-science aux fins d’influence de l’histoire-temporelle. La modification des photographies du bureau politique soviétique afin d’en retirer les disgraciés en est une représentation tragicomique évidente.

Mais, l’histoire devenue outil politique involontaire met en garde ses chercheurs les plus honnêtes contre tout risque de récupération.
Du coup, les voilà obligés d’évoluer en équilibre instable sur le fil d’une objectivité impossible.
Soit ils refusent d’examiner certains points et sont taxés de conformisme par les tenants d’une thèse, soit ils proposent des interprétations et sont taxés de faiblesse déontologique par les autres.
Quand la science historique s’approche du fait religieux, ce problème devient envahissant.
Et l’on entre dans un second paradoxe.
Après celui qui fait de la recherche historique une science orientée par une vision linéaire du temps liée à la civilisation où elle s’exprime, voici celui qui interdit à la recherche historique d’aborder le point principal et pierre angulaire de l’histoire humaine : l’homme !
C’est un peu comme si un géographe s’intéressait au décompte des pavés d’une voie romaine sans chercher à voir d’où elle part et où elle arrive.
Quand, en outre, l’histoire veut étudier des périodes ou des phénomènes rejetés par les hommes fondateurs de la civilisation où elle exerce sa science, elle se heurte encore plus fort à ce dernier paradoxe.
La dogmatique judéo-chrétienne ayant rejeté les hérésies dans les limbes de son histoire — allant jusqu’à tenter d’éradiquer toute référence scripturaire à ces périodes —, l’historien ne peut prétendre les exhumer sans être immédiatement taxé de déviance déontologique.
C’est alors une double-peine qui s’abat sur ce sujet.
Non seulement les documents sont rares et parcellaires mais ceux qui défendent ces théories sont classés parmi les fous, les anarchistes ou les illuminés.
Quant aux chercheurs qui veulent étudier ces périodes, ils sont suspects a priori alors que leurs détracteurs sont validés sans le moindre contrôle de leurs arguments.
On comprend aisément que ces recherches suscitent peu de volontaires pour ce qui s’apparente plus à un suicide professionnel qu’à l’ouverture d’une voie éclairée et validante.

L’histoire du catharisme à la lueur de cette conception de la recherche historique

Vous l’avez bien compris, mon propos liminaire n’a d’autre objet que de placer ce que je vais dire maintenant dans la logique des contraintes que je viens d’exposer.
Car, comment expliquer à un anglais un problème complexe si l’on ne parle pas l’anglais ?
De même, notre civilisation judéo-chrétienne laïcisée formate nos esprits. Même les plus athées d’entre-nous organisent le temps selon une échelle faisant référence à un individu à qui ils nient toute réalité historique. Quel athée français nierait que nous sommes en 2009 après Jésus-Christ ?
Aussi, quand on veut poser des hypothèses qui rendent caduques des notions profondément ancrées dans l’inconscient collectif, il convient de déployer une grille de lecture compréhensible, à défaut d’être acceptable, pour tous les lecteurs.
L’histoire du catharisme ne s’inscrit pas dans l’espace temps judéo-chrétien — où l’éternité n’est pas plus définie que les contours de la création divine ou les desseins d’un Dieu balançant sans cesse entre le bien et le mal — mais dans un espace sans borne au sein duquel le temps universel n’est rien ou presque.
Dissocier les cathares des pauliciens, des marcionites ou des apôtres du Christ est aussi ridicule que prétendre qu’un homme n’est pas le même être de chair et de sang de sa naissance à sa mort.
Mais, vu que l’histoire officielle a connu des ratés liées à l’effacement de ces épisodes antérieurs du même mouvement religieux, il est normal que l’histoire transforme ces « crevasses » historiques en autant de ruptures espace-temps.
Par contre, la religion officielle, qui a connu également de nombreuses ruptures — comme par exemple les épisodes anti-papes —, est présentée de façon linéaire et indemne de tout obstacle.
Mon propos n’était que d’éveiller les esprits à une approche historique différente et à une lecture des sources plus critique car, même la recherche historico-critique manque de cette capacité critique, malgré ses efforts louables.
Quand vous lirez l’histoire du catharisme, rappelez-vous qu’il n’est pas apparu ex abrupto, tel Athéna, mais qu’il fut l’émergence d’une pensée religieuse dont la source est si ancienne que des hommes l’ont évoquée dans l’épisode du Jardin d’Eden, même si la Bible officielle en a retourné le sens pour maintenir le créateur dans sa position de Dieu unique.
Mais si cette ancienneté est une évidence, elle ne constitue aucunement pour lui un argument d’authenticité et de validité. Il dispose d’arguments bien plus sérieux pour cela.

La pensée unique référence d’un monde qui se croit libre

Nous le savons, tous les chercheurs et leurs lecteurs sont, dans notre civilisation judéo-chrétienne, soumis à la conception temporelle imposée par l’église de Rome.
Mais, comment le leur reprocher, sauf à vouloir créer une incompréhension totale entre le chercheur et son public, un peu à la façon de celle qui se manifesterait entre vous et un commerçant si vous discutiez des prix en base mathématique binaire quand lui s’exprime en base dix ?
Ce qui serait injuste en matière de temps est par contre justifié en matière de dogme.
En effet, beaucoup de chercheurs, de façon plus ou moins prononcée certes, tendent à calquer leurs analyses sur l’approche dogmatique du judéo-chritianisme.
L’exemple le plus frappant, concernant le catharisme, est celui de la segmentation entre les courants chrétiens authentiques. Nous avons vu que la quasi totalité des chercheurs dissociaient les courants chrétiens selon les périodes historiques pour peu qu’une période sans traces décelables les sépare. C’est le cas entre les marcionites et les bogomiles et les cathares, par exemple, même si l’on commence à comprendre qu’un lien a existé entre marcionites de la dernière période et bogomiles des débuts.

Par contre, la lecture récente d’une thèse en histoire présente ce même défaut de façon quasi caricaturale, alors que son auteure ne se présente absolument pas comme judéo-chrétienne.
Cette historienne de facture universitaire dissocie le catharisme en un tas de groupuscules qu’elle considère comme différents au simple motif que leur doctrine diffère par certains points.
Cette approche visant à ne reconnaître comme issu du même fond que ce qui présente un front uni est typiquement judéo-chrétien et fut même officialisé par le concile de Nicée. En supprimant du corpus réglementaire tout ce qui dépassait ou divergeait tant soit peu, le christianisme de Rome instituait le dogme comme seule référence valable. Priscillien d’Avila et ses coreligionnaires n’allaient d’ailleurs pas tarder à en faire la douloureuse expérience.
Du coup, cette approche nie ce qui fait la base du christianisme authentique, la liberté doctrinale au sein d’un corpus basique clair et universellement admis.
Dire que deux groupes, proférant des doctrines comportant des éléments typiquement cathares, qu’ils sont étrangers l’un à l’autre car certains de leurs éléments doctrinaux diffèrent, reviendrait à dire que deux hommes sont d’ethnies différentes parce qu’ils portent des habits différents.
Cette subordination de l’historien, qui se veut neutre, à une conception des choses totalement dépendante d’une théorie religieuse dominante laisse perplexe sur la prégnance de cette approche intellectuelle et sur la façon dont elle influence la lecture historique dans son ensemble. En effet, il est peu probable que cette historienne soit la seule à se laisser ainsi influencer.

On le voit, l’histoire de la religion s’apprente à un casse-tête quasi insoluble.
Soit l’historien admet sa dépendance à un groupe de pensée et son propos est alors discutable de facto, soit il se dit neutre et l’on voit qu’il se trompe.
Pour autant comment pourrions-nous connaître ceux dont nous nous disons proche sur le plan spirituel sans le travail des chercheurs en histoire ?
C’est pourquoi il faut lire l’histoire avec l’esprit critique de celui qui sait que le chercheur ne peut être neutre en aucune façon et lui reconnaître le droit d’être influencé, de façon consciente ou non, par l’environnement qui est le sien.

Éric Delmas – 18/01/2009

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