D’Ax à Montaillou
le bon-homme Philippe d’Alayrac en Haute-Ariège.
Philippe d’Alayrac (ou Talayrac) originaire de Coustaussa (11), après avoir été ordonné en Sicile par le fils majeur Raymond Isarn, devint à son retour en Languedoc un des membres de l’Église cathare de la reconquête (1300-1310). Les obligations de son ministère, l’amèneront par deux fois à Montaillou (09), où il est signalé au cours de l’hiver 1305 et en 1308.
Devant se rendre en cette localité isolée mais n’en connaissant pas le chemin, Philippe d’Alayrac et son compagnon de marche Bernard Bélibaste, firent donc halte à Ax (-les-thermes 09) chez la fervente croyante cathare et actif agent de « l’entendensa del be »[1] Sibille Baille (ou Bayle), afin d’y trouver un guide.[2]
Aussitôt, pour répondre au désir de ses hôtes, Sibille sollicita le concours du berger Montallionois, Pierre Maury.
Celui-ci, au travers de sa déposition du 25 juin 1324 devant l’inquisiteur et l’évêque de Pamiers Jacques Fournier[3], nous dit :
« Alors une nuit d’hiver, […] Bernard Baille, le fils de Sibille, vint à moi, et me dit d’aller chez eux. Nous allâmes incontinent tous deux à la maison de Sibille, et quand nous y fûmes, Bernard resta en dehors de la maison […]. Moi je montai à l’étage, et je trouvai dans la foganha[4] de la maison, assis, l’hérétique Philippe d’Alayrac et Bernard Bélibaste. […]
[…] Elle (Sibille) me répondit qu’il fallait à tout prix que je revienne cette nuit-là, car ces gens-là (l’hérétique et Bernard) devaient repartir vers Montaillou. Ils ne connaissaient pas le chemin et c’est pourquoi il fallait que je les y mène.
[…] et vers l’aurore, nous nous levâmes tous […] Sortant de la maison, l’hérétique, Bernard Bélibaste et moi partîmes vers Sorgeat, puis montant par la côte que l’on appelle Lasitardor, nous allâmes vers Montaillou. »
C’est donc le trajet Ax-Montaillou par Sorgeat que je vais essayer de vous décrire.
Pour bien visualiser le cheminement de nos marcheurs, je conseille d’associer la description ci-dessous avec un suivi sur les cartes IGN Classiques et de l’état-major (1820-1866) du site Géoportail.
Cependant, il faut dire qu’il est difficile de retrouver les chemins qui ont pu être empruntés au moyen-âge ; la plupart ont disparu ou ont eu leur tracé modifié. L’idée n’est pas ici, de certifier un parcours, mais plutôt de proposer une possibilité, par une combinaison de différents sentiers figurant sur les cartes citées ci-dessus.
L’itinéraire grossièrement mesuré sur le site internet Géoportail (de l’IGN) étant d’un peu moins d’une quinzaine de kilomètres, et la vitesse moyenne d’un marcheur expérimenté en montagne étant de 4 kms/h [5], la durée du trajet de nos voyageurs, dû être — en prenant une bonne marge —, d’environ 5 heures, pour parcourir la distance d’Ax aux abords de Montaillou.
Pierre Maury ayant obtenu l’autorisation de son patron de pouvoir se rendre à Montaillou à la condition expresse qu’il fût revenu à none (neuvième heure du jour selon la liturgie chrétienne des heures, soit environ 15 heures chez les catholiques)[6] et sachant qu’il faut environ une dizaine d’heures pour faire l’aller-retour, le départ a donc eu lieu aux alentours de 5h00-5h30, « vers l’aurore, nous nous levâmes tous » nous a dit le berger.
Ainsi, en tout début d’une journée de l’hiver 1305 (il est à noter que le voyage se fera contrairement aux précautions prises à cette époque, de jour), par mauvais temps, Philippe d’Alayrac, Bernard Bélibaste et leur guide quittent le domicile des Baille et prennent la direction de Sorgeat (09).
Pour ce faire, ils montent par les lacets de l’actuelle D613 qui serpentent au milieu des quartiers modernes d’Ax du nom de, le Bosquet et les Cascatelles, puis, aux environs du lieu-dit la Calmeraie, suivent une sente qui les amène (d’après la carte d’état-major) directement — c’est à dire presqu’en ligne droite —, au bourg susnommé.
Après l’avoir traversée le trio emprunte, à la sortie Nord-Est de la localité, le chemin qui passe par le lieu-dit Pragelat. Parvenus à celui-ci, à quelques 850 m de la sortie de Sorgeat, l’hérétique et ses croyants prennent alors, à leur gauche, un chemin (dont il n’existe plus que le départ aujourd’hui) qui file vers le Nord. Puis, ayant marché près du bord Ouest du plateau rocheux de Teychounières, traversé le bois de Monafaille et doublé le Pla du Mont (1705 m.) par sa gauche, nos voyageurs arrivent au Col d’Ijou. Ce dernier franchi, 450 m. plus loin, la petite équipe bifurque vers l’Est et suit alors le sentier passant par le lieu-dit la Coume Fraiche, le bois de Sahuquet, et après avoir traversé le ravin ainsi que le ruisseau de ce même nom, rejoint le lieu où se trouve aujourd’hui le refuge « la cabane de Sorgeat » (1571 m.). De là, la sente sinue sur une zone désertique en direction du septentrion (Nord), au bout de laquelle se présente le Col de Balaguès, point de jonction des GR 107 et 7B. Le col traversé, le bon-chrétien et ses compagnons marchant alors sur le chemin GR 7B-GR 107 après être passés entre, à leur gauche le Sarrat d’Artuzet (1703 m.) et à leur droite, le Sarrat de l’Assaladou (1721 m.), pénètrent dans la forêt domaniale du pays d’Aillou. C’est à cet instant, après plusieurs heures d’une rude marche[7], que le berger et ses amis décident de faire une pause pour déjeuner à l’abri des arbres.
Voici ce que nous dit Pierre Maury au sujet de cet intermède :
« Quand nous fûmes en haut de la côte de Lasitardor[8], nous fîmes du feu, et nous déjeunâmes, car l’hérétique dit qu’il n’était pas bon que nous entrions dans Montaillou autrement que de nuit […] Au début de la table, il bénit le pain à la manière hérétique […] sans se lever et sans mettre un bout de serviette sur l’épaule, […] disant que dans les bois on doit être prudent, et se garder d’être vu de quelqu’un qui arrive subitement dans le bois. Et il ne prêcha pas car il avait des coliques. »
Le repas terminé, le trio attend sans doute la tombée du jour (ce qui au départ n’était pas prévu) sur le lieu même du pique-nique. Puis à nuit noire, le guide et ses amis reprennent le sentier qui longe alors le ruisseau de Balaguès et, après avoir parcouru les 2 kms restants, arrivent à destination.
Conclusion
La description du chemin menant d’Ax à Montaillou nous a permis de découvrir un des nombreux parcours suivis tant par la population de la Haute-Ariège que par les bons-hommes de la dernière Église cathare en Languedoc. Elle nous à également révélé que le col dénommé aujourd’hui de Balaguès était, au moyen-âge, appelé la côte de Lasitardor.
© Bruno Joulia 2024
[1] Les croyants cathares des XIIIe et XIVe siècles appelaient secrètement leur foi l’entendensa del Be, l’entendement du Bien. Anne Brenon. https://www.historia.fr/societe-religions/histoire-des-religions/les-cathares-accuses-detre-agents-du-mal-2051071
[2] Sibille Bayle sera brûlée vive en 1308. Jean-Louis Gasc. https://www.historia.fr/societe-religions/histoire-des-regions/sous-linquisition-xiiie-xve-siecles-sus-aux-mecreants-2049514
[3] Le registre d’Inquisition de Jacques Fournier (évêque de Pamiers) 1318-1325, tome III, traduit et annoté par Jean Duvernoy, Mouton éditeur, Paris, La Haye, New-York 1978, les informations qui ont servi à l’écriture de cet article se trouvent dans les pages 948, 949, 950 et 951.
[4] Foganha « foyer, pierre de l’âtre, cuisine » https://www.etymologie-occitane.fr/2011/11/foganha/
[5] Voir tableau niveau du randonneur, du paragraphe « estimer son temps de parcours ».
[6] None est la prière chrétienne de la neuvième heure du jour (15 h) dans la liturgie des Heures. https://fr.wikipedia.org/wiki/None_(office)
[7] « Nous ne rencontrâmes aucun croyant, et en chemin l’hérétique ne prêcha pas vu la dureté du chemin et le mauvais temps » Pierre Maury, déposition du 25 juin 1324, in Le registre d’Inquisition de Jacques Fournier (1318-1325), tome III, page 950.
[8] On trouve aussi « Lasitardor ». Peut-être fautif pour Lasilador, ou Lasalador, actuellement mont l’Assaladou, lieu-dit de Sorgeat. Jean Duvernoy, in Le registre d’Inquisition de Jacques Fournier (évêque de Pamiers 1318-1325), tome III, note n°58, page 1027. Il est à signaler que juste à côté du Sarrat (mont) de l’Assaladou, se situe le Col dénommé aujourd’hui de Balaguès, raison sans doute pour laquelle ce dernier devait être appelé, au moyen-âge, la côte de Lasitardor/l’Assaladou.