Gnose et gnosticisme
Introduction
À force d’entendre le catharisme se faire traiter de religion gnostique sans qu’aucun de ceux qui l’affublaient de ce qualificatif soit capable de me dire précisément ce qu’il entendait par là, j’ai fini par trouver nécessaire d’essayer de rationaliser cela afin d’en tirer des conclusions dignes d’intérêt.
En effet, si beaucoup trouvent normal d’affirmer sans plus argumenter ou d’argumenter sans proposer des références consultables et comparables, voire se réfugient dans les limbes d’un ésotérisme de façade appuyé sur un verbiage et une sémantique volontairement absconse afin de ne pas se sentir à l’étroit dans des théories qu’ils ne savent jamais expliquer clairement, pour ma part je ne veux ni me tromper de voie, ni entraîner quiconque sur des chemins de fortune.
Après tout, le gnosticisme ne devrait pas être obligé de se cacher si ce qu’il prône est digne d’intérêt.
C’est pourquoi après avoir été quelque peu déçu, voici quelques années, par une première tentative d’incursion dans ce secteur de la spiritualité — notamment en lisant le travail de Henri-Charles Puech[1] — j’ai décidé, cette fois, d’être plus exhaustif et de faire sérieusement le tour du sujet de la période apparente de son apparition jusqu’aux plus récentes publications.
La Gnose, qu’es acco ?
Selon les périodes et les auteurs la gnose s’est vue attribuer des origines variées : chrétienne tout d’abord dès le IIe siècle, puis juive quand il s’est avéré que ceux que l’on qualifiait de gnostiques rejetaient la Torah et même préchrétienne, voire orientale quand on croyait découvrir des textes gnostiques considérés comme préchrétiens. Charles-Henri Puech précise même qu’il y a autant d’Églises gnostiques que d’évêques !
Dans son ouvrage[2], François Decret dit d’elle : « À la différence de la connaissance rationnelle et discursive, qui aboutit au concept et opère par déductions et propositions théoriques, la gnose, qui échappe aux mécanismes de la logique et à ses démarches spéculatives, propose son enseignement sous forme de mythe. » Ainsi la connaissance acquise dans la gnose serait en fait acquise par une sorte d’intuition sans base logique et incapable de se plier à l’argumentation rationnelle. Pourtant, bien des courants de pensée et bien des religions se sont vues classées dans la gnose alors qu’elles proposaient au contraire une connaissance logique et rationnelle. Dans le christianisme, le marcionisme, le paulicianisme et le catharisme pour ne citer qu’eux furent victimes de cette classification manifestement erronée puisque justement leur argumentaire était fondé en logique et rationalité et que la connaissance à laquelle ils ouvraient était même parfois plus cohérente et logique que celle de l’Église de Rome.
Il faut donc chercher ailleurs une définition de la gnose qui soit acceptable. Simone Pétrement[3] propose de chercher les origines de la gnose chez Paul : « Si ce renversement s’est produit dans et par le christianisme, la crucifixion du Christ, la théologie paulinienne de la croix est une réponse. La condamnation d’un juste est une condamnation du monde, un jugement sur le monde. » Cette analyse, pour pertinente qu’elle soit, pose néanmoins un problème. En effet, la lecture des évangiles et des Actes des apôtres montre clairement que cette conception est déjà présente, notamment quand Jésus affirme son rejet des obligations de la Torah concernant le sabbat ou quand il affirme aux juifs que leur père est le diable. Donc, si même en dehors de l’Évangile selon Jean, on trouve des indications d’une opposition à la Torah dans d’autres évangiles, cela veut dire que cette interprétation est entièrement chrétienne et ne peut constituer une base pour le gnosticisme. Ou alors il faudrait laisser entendre que la gnose est une partie du christianisme.
Effectivement, Simone Pétrement a raison quand elle voit dans le christianisme paulinien et johannique le ferment de la gnose mais elle omet de franchir le dernier pas quand elle continue à penser que la gnose est sortie du christianisme pour mener une existence propre.
Dès lors comment peut-on comprendre la gnose ? Si les pères de l’Église (Clément, Origène, Irénée) ne font aucun obstacle à reconnaître l’origine chrétienne de la gnose, c’est tout simplement parce qu’elle l’est d’évidence. Sinon ils auraient sauté sur l’occasion de le signaler. Ce qui les intéresse bien davantage c’est de dissocier la gnose du christianisme qu’ils défendent, et c’est là qu’il faut chercher la clé de la compréhension de la gnose. Ce n’est pas une hérésie chrétienne qui s’est extériorisée, mais une voie chrétienne originelle et authentique que l’on a cherché à tout prix à exclure du christianisme que l’on voulait rendre uniforme et entièrement soumis à l’approche catholique de Jérusalem et de Rome. Ce christianisme déchu est celui de Damas et d’Antioche, c’est le christianisme porté par Paul dès la première moitié du premier siècle et confirmé par les adeptes de Jean dès la fin de ce siècle. Aussi, quand Marcion et Valentin vont venir raviver et amplifier ce schisme initial en le présentant comme le seul christianisme authentiquement valable, la seule solution sera de les exclure en donnant à cette doctrine un autre nom et en lui cherchant des origines douteuses, mais cela n’empêchera pas Marcion de constituer son Église et de la faire prospérer au-delà de tout ce qui était imaginable dans un monde où l’Église de Rome ne disposait pas des moyens de la museler. Il me semble probable que, contrairement à Marcion, Valentin ait pu voir dans cette option extérieure au christianisme une voie possible et souhaitable qui lui permettait de recréer une cosmologie propre à sa conception des choses. Mais cette éventuelle dérive resta très modérée et ce n’est que beaucoup plus tard que les disciples de Valentin développèrent cette conception en créant un Plérôme pléthorique et finalement très anthropomorphique.
Donc la gnose est en fait une création ex nihilo destinée à combattre un schisme qui bénéficiait en Paul et Jean d’un support scripturaire autrement plus dangereux que la tradition orale. Cela permettait de l’évacuer du christianisme sans avoir à combattre sérieusement ses théories, largement validées dans les textes chrétiens qui allaient constituer le canon, tout en favorisant le rejet des fidèles et ce d’autant plus quand les valentiniens s’en emparèrent pour en faire de fait une nouvelle religion, chose que n’auraient jamais espéré les pères de l’Église dans leurs rêves les plus fous.
La Gnose ; essai de définition et recherche d’origine
La seule définition que l’on a de la Gnose est celle qu’en donnent les Pères de l’Église de Rome. Sont considérés comme gnostiques ceux qui nient que ce monde puisse être la création du Dieu d’Abraham et de Moïse, qui réfutent que Jésus se soit incarné par Marie et qui rejettent la Sainte Trinité. En clair sont gnostiques ceux qui ne sont pas catholiques romains.
S’il n’est pas étonnant de voir des responsables de l’Église chrétienne catholique et apostolique romaine chercher à évacuer du christianisme ceux qui ne partagent pas leur opinion, il est surprenant de voir ces exclus se satisfaire de cette situation, voire de l’amplifier.
En fait cela est dû à la contraction temporelle que nous subissons quand nous étudions ce sujet.
En effet, les premiers à s’être vu nier le droit d’être chrétiens n’ont jamais accepté d’autre appellation que celle de chrétiens et c’est bien plus tard que leurs disciples ont parfois décidé de faire de cette exclusion une sorte de tremplin pour proposer une nouvelle approche religieuse qui va, très rapidement, retomber dans les travers du judéo-christianisme.
Mais le phénomène s’est en quelque sorte emballé quand la Gnose s’est attribuée également le quasi-monopole de la connaissance. En effet, le terme de gnostique fut alors utilisé dans d’autres religions pour rejeter ceux qui ne suivaient pas le dogme principal et qui prétendaient à la connaissance. En fait, il est clair qu’aucune religion ne revendique d’être ignare, mais ce terme de connaissance (gnosis) est l’arbre qui cache la forêt d’un rejet doctrinal disparate selon les religions qui cherchent à l’appliquer à des opposants qu’il est difficile de contredire.
Je pense qu’il faut donc suivre, au moins partiellement, Simone Pétrement quand elle dit que le gnosticisme est d’origine chrétienne car aucun document ne permet de le dater antérieurement à la seconde moitié du premier siècle et, même le plus souvent, au début du deuxième. Les documents qui furent mis en avant pour lui donner une plus grande antériorité s’avèrent, à l’occasion d’études philologiques ou théologiques, être eux-mêmes fort douteux ou postérieurs au christianisme. En outre, les critères de définition de la Gnose sont clairement chrétiens.
Enfin, on remarque que les opposants à la Gnose n’hésitent pas à y inclure des auteurs et des textes canoniques chrétiens tant leurs arguments les y obligent au risque d’être critiqués compte tenu des critères qu’ils utilisent. Ainsi voit-on Paul de Tarse et Jean l’évangéliste traité, au mieux, d’inspirateurs de la Gnose et, au pire, de gnostiques eux-mêmes. Or, effectivement, Paul de Tarse et Jean l’évangéliste sont les premiers à rappeler que le message christique n’est pas judéo-chrétien. Paul n’utilise d’ailleurs jamais le terme Jésus qui fut rajouté à ses lettres par Clément de Rome lors d’une des multiples interpolations que subirent les textes de celui que Tertullien qualifiait d’apôtre des hérétiques, mais dont la diffusion de la pensée interdisait de les rejeter du canon comme le furent les travaux de Marcion.
Par contre, Paul ne poussa pas sa pensée jusqu’à exclure formellement le Dieu de la Torah, Yahvé, du statut de Dieu unique. Cela explique que Valentin et Marcion qui vinrent après Paul et à une époque où le pagano-christianisme triomphait — après la chute de Jérusalem et surtout après le recentrement du judaïsme pharisien à Yavne, qui signa la fin du christianisme juif des ébionites — purent choisir de rester dans une voie médiane ou de se radicaliser. Là où Valentin faisait encore du démiurge un être subordonné à Dieu, Marcion choisit de le rattacher à un autre principe différent du Dieu bon. Cela ne peut manquer de nous rappeler que les cathares étaient eux-mêmes divisés sur ce point entre les monarchiens et les dyarchiens.
La Gnose ou les gnoses
Après Valentin, dont l’approche religieuse semble avoir cherché à maintenir des ponts avec le catholicisme, ses disciples firent le choix de la rupture dont le gnosticisme est la forme la plus développée. On trouve là une sorte de nouvelle religion qui reprenait beaucoup d’éléments préexistants dans les religions polythéistes. D’une certaine façon, en voulant rompre avec une situation donnée à une période précise, ils semblent être revenus à une situation antérieure. Nous avons un autre exemple de ce comportement avec l’instauration du culte de l’Être suprême par Robespierre qui voulait ainsi contrer les Hébertistes et leur culte de la Raison tout en stoppant l’athéisme révolutionnaire de la Terreur, mais en maintenant un contrôle de l’État sur la population pour éviter la rechute dans le catholicisme jugé abêtissant. L’Être suprême venant compenser la recherche d’un dieu par la population, s’appuie sur Aristote qui formulera une entité supérieure sous la forme de principe. Une façon de vouloir aller de l’avant en revenant en arrière !
Aujourd’hui il faut comprendre la Gnose comme une connaissance intime acquise, en partie par une intuition et en partie par l’acquisition de savoirs, dont la maîtrise permet d’accéder à une révélation personnelle qui conduit à une voie spirituelle qui n’est pas forcément formalisée dans une religion. Mais cela englobe également les voies spirituelles religieuses.
Donc, tout un chacun peut suivre une gnose différente de celle des autres, et en cela on en revient à la définition de Charles-Henri Puech, car à l’extrême chaque diffuseur de pensée spirituelle constitue une gnose spécifique. On comprend mieux ainsi la sous-titre de l’ouvrage d’Irénée de Lyon, Contre les hérésies, qui dénonce les gnoses au nom menteur, puisqu’il était persuadé que la sienne — la gnose catholique — était la seule valable. Ainsi, après avoir servi à exclure du christianisme romain les autres chrétiens, la gnose devient désormais une valeur ajoutée d’un courant de pensée spirituelle ou religieuse.
Tous gnostiques ?
Dans l’absolu, la réponse est positive. Quand on dispose de savoirs, même s’ils se limitent à très peu de documents, sur lesquels on a basé une démarche spirituelle associée à une foi, qu’elle soit individuelle ou qu’elle regroupe des foules, on est gnostique dans la mesure où cet ensemble constitue une connaissance, c’est-à-dire une gnose.
Certains sont gnostiques tout seul sur des bases réduites à quelques documents qui les ont fortement impressionnés et d’autres sont gnostiques en groupe, ce qui les rassure, et dispose d’un ensemble documentaire impressionnant dont tous les ouvrages les aident à construire leur connaissance.
Les cathares étaient donc des gnostiques dans le sens que je viens d’expliquer et non dans celui qui transparaît dans les dictionnaires ou chez leurs adversaires. Ils étaient gnostiques chrétiens, car leurs savoirs venaient de documents écrits et développés par des chrétiens, même s’ils ne sont pas tous issus du canon judéo-chrétien et que c’est sur cette base et avec leur foi qu’ils ont élaboré leur connaissance logique et cohérente. Mais les traiter de gnostiques en raison des différences évidentes entre leur connaissance et celle des judéo-chrétiens n’est qu’une façon moderne de les ostraciser faute de pouvoir contester efficacement leurs arguments.
Et vous ? Sur quoi avez-vous bâti votre connaissance ? Vos bases sont-elles solides ou fluctuantes ? Votre foi est-elle réelle ou passez-vous votre temps à vous questionner sans raison, notamment sur des points qui ne sont que des conventions et non des vérités, comme la cosmogonie ? Voilà les questions que vous devez résoudre avant de vous inquiéter de savoir si vous pouvez vous intégrer à une religion ou si vous ne devez pas préférer être votre propre « Église ».
[1]. En quête de la gnose, Henri-Charles Puech. Bibliothèque des sciences humaines, NRF, éditions Gallimard, Paris (1978).
[2]. Mani et la tradition manichéenne. François Decret, éditions du Seuil 1974 (Paris)
[3]. Le Dieu séparé, les origines du gnosticisme. Simone Pétrement, éditions du Cerf 1984 (Paris), ré-édition en 2012.