Qu’as-tu fait de ton talent ?

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Qu’as-tu fait de ton talent ?

Nous connaissons tous la parabole des talents que l’on trouve dans le Nouveau Testament chez Matthieu1. Le problème est qu’elle est souvent comprise à l’envers car le formatage judéo-chrétien nous pousse souvent à trouver correct le contraire de ce que nous dicte la logique.

La parabole

Dans cette parabole pourtant, les choses sont clairement dites. « Un homme partant en voyage a appelé ses esclaves… » Les choses sont claires concernant les rapports entre les hommes de l’histoire, l’un est le maître absolu des autres. Il ne s’agit pas d’un père et de ses enfants mais d’un maître et de ses esclaves. Il leur distribue ses talents — qui sont la plus forte monnaie romaine, dont la valeur est par comparaison équivalente à 6000 drachmes — de façon non pas égale mais « à chacun selon sa force » nous dit le texte. Donc, le maître ne traite pas ses esclaves sur un pied d’égalité mais en fonction du retour qu’il en espère… et il ne sera pas déçu.

Les deux premiers esclaves cultivent et développent le talent donné par leur maître de façon à lui rendre deux fois ce qu’ils ont reçu mais le troisième enterre l’argent afin de rendre exactement ce qu’il a reçu.

À son retour le maître établit son jugement selon ce critère de rentabilité. À celui qui lui rend le plus de talents il promet le pouvoir sur beaucoup, au deuxième également qui rapporte moins mais qui avait moins au départ. Quant au dernier, il adresse une remarque peu compatible avec son état d’esclave : « Seigneur, je te connais, tu es un homme dur, tu moissonnes là où tu n’as pas ensemencé, tu ramasses là où tu n’as pas semé. Effrayé, je m’en suis allé cacher ton talent dans la terre ; vois, tu as ce qui est à toi. ». La réponse du maître est sans équivoque. D’une part il manifeste sa surprise d’avoir été percé à jour sur sa propre malhonnêteté que vient de lui révéler l’esclave : « Tu savais que je moissonne là où je n’ai pas ensemencé et que je ramasse là où je n’ai pas semé ? ». L’esclave n’est donc pas aveugle et ne s’en laisse pas conter par la différence de niveau social ; il a jaugé son maître et lui administre une appréciation froidement réaliste. Ensuite, il reproche à cet esclave de n’avoir pas déposé cet argent en banque pour garantir a minima un petit intérêt à son maître. Alors le maître finit de révéler sa nature en exigeant que l’on retire le talent de cet esclave pour le donner à celui qui en a le plus.

Vous l’avez compris, contrairement à ce que les religions judéo-chrétiennes disent de cette parabole, le chrétien cathare dit que ce maître n’est pas Dieu mais le démiurge, c’est-à-dire le diable, que les deux premiers esclaves sont des hommes qui n’ont pas encore connu l’éveil et qui suivent les ordres de leur maître comme le dit l’Évangile selon Jean : « Vous avez pour père le diable et vous voulez ce que désire votre père. »3. Le troisième esclave est manifestement un éveillé qui ne se laisse mener ni par la ruse, ni par la crainte. Il dit son fait à son maître et agit ainsi qu’il le doit pour rester conforme à sa conception des rapports qu’il faut entretenir avec un tel maître. Pour résumer son action on peut la décomposer. D’abord, il est esclave et accepte son état sans regimber. Il prend ce que son maître lui donne mais là s’arrête son apparente passivité. Sachant la vraie valeur de ce que son maître lui donne et comprenant le piège qui lui est tendu, il veille à la fois à ne pas faire croître ce qui lui est remis et à ne pas le dégrader. Il le conserve donc en état et le rend tel qu’il l’a reçu. Ensuite, il montre bien par son discours que ce n’est pas par incompétence ou par paresse — contrairement à ce que dit son maître pour sauver la face — qu’il a agi, mais en pleine conscience et en toute volonté. Ce qui revient à dire qu’il est conscient de son état mais qu’il n’en a cure car en fait il est le plus libre des trois.

Que nous donne le maître ?

Il est intéressant que la monnaie romaine ait donné lieu à la création d’un substantif homonyme désignant une qualité personnelle spécifique à chacun. Ce n’est pas par hasard me semble-t-il, mais dénote bien à quel point cette parabole fut mal comprise en son temps. En effet, cette monnaie qui brûle les doigts devient une qualité dans notre langage courant.

Passons. Que sont ces talents que nous donne le démiurge ? En fait ils ont une sorte de point commun qui montre bien leur origine à qui fait preuve d’attention. Ils semblent toujours venir de nous, voire ils pourraient parfois sembler venir du Dieu d’amour car ils peuvent faire le bien, et à aucun moment le maître ne se montre en face. D’ailleurs il est amusant de constater comment l’imagerie collective, que ce soit dans des œuvres littéraires ou cinématographiques, tend à montrer d’autres talents qui eux affichent clairement leur caractère maléfique et qui sont d’ailleurs souvent contrés à la fin.

Non, nos talents nous sont toujours présentés sous un jour positif — le Mal est bon vendeur — et nous laisse croire que les utiliser et les développer ne peut nous mener qu’au service du bien.

Cela est vrai des talents immédiatement identifiés de façon positive. Tel a le talent de créer des objets ou des œuvres d’art qui sont utiles à ses contemporains ou qui leur ravissent les sens. Tel a le talent de soulager les souffrances morales ou physiques, de corriger les handicaps ou les effets de la maladie et tous y voient quasiment un miracle divin. Tel a le talent de dépasser sa condition matérielle et de se projeter dans un monde extra-sensoriel d’où il pourra accéder à des connaissances susceptibles de l’aider à corriger chez d’autres ce qui apparaît comme injuste et malveillant. Qui ne pourrait dire que de tels talents sont universellement ressentis comme positifs ?

D’autres talents sont ambigus et sont appréciés différemment selon le point de vue de chacun. Le talent de réaliser des fortunes qui serviront ensuite à aider les démunis, celui d’inventer ou de créer des moyens qui permettront à l’humanité de progresser dans sa maîtrise de l’environnement serviront aussi au bien-être général. Mais en fait il est facile de comprendre le côté sombre de ces talents. La richesse ne s’acquiert qu’au détriment d’un autre que l’on vole ou que l’on appauvrit. Les découvertes positives sont le plus souvent des ouvertures à des utilisations mauvaises et destructrices de l’homme et de son environnement.

Pour autant, faut-il faire fructifier les premiers et rejeter les seconds ? Ma réponse va sans doute en surprendre beaucoup.

Comment doit-on agir ?

En fait, je voudrais d’abord vous faire comprendre que, de mon point de vue, il n’y a pas de bon talent. Tous les talents mondains — les extra-sensoriels inclus — sont de nature mondaine, donc maligne. Dieu ne nous donne pas de talent, car il n’intervient pas en ce monde et surtout il n’a pas la possibilité d’intervenir sur la part mauvaise de ce monde4. Nos talents provoquent des destructions visibles ou non sur les autres mais surtout sur nous. D’abord, contrairement au troisième esclave, nous nous laissons endormir par nos talents. Ils flattent notre ego car ils nous font différent des autres. Or, ce que nous enseigne le christianisme c’est que nous sommes tous membres égaux d’un tout unique. Ils nous valorisent en nous laissant croire que nous bénéficions d’une attention particulière de Dieu alors qu’en fait le diable ne fait qu’agiter le fil de la marionnette que nous sommes et cette agitation nous avons même tendance à l’amplifier, comme les deux premiers esclaves augmentent le bien du maître. Nous faisons du bien avec notre talent ? Oui, surtout à nous, mais en fait ce bien qui ne vient au mieux qu’atténuer un peu du mal de ce monde vient surtout resserrer les chaînes des uns et des autres. Quand nous soignons un corps malade, nous soulageons une souffrance en créant deux maux. Le premier nous place en situation de pouvoir face à celui que nous soulageons, que nous le voulions ou pas, d’autant que ce sentiment est souvent partagé par celui que nous soulageons et, là-dessus nous n’avons pas la capacité de faire admettre la réalité. Le second est que nous transformons en faux bien ce qui est un vrai mal5. Le troisième esclave lui ne s’en laisse pas conter. Il ne cherche pas à soulager la souffrance qui l’entoure avec le talent du maître. Non, il l’enterre et le laisse là où il espère que ce talent aura le moins d’interactions possible avant le rendre à son propriétaire. Si je soigne un corps je révèle que ce corps est imparfait dans sa conception, que son concepteur est lui-même imparfait et au lieu de provoquer une prise de conscience chez celui qui est la première victime de cette imperfection, je provoque au contraire l’émerveillement quant au talent que j’ai reçu et le fond du problème est ainsi masqué. C’est un peu comme dans la fameuse histoire de la « Disputatio de Fanjeaux »6 où face à l’impossibilité de départager le clan judéo-chrétien représenté par Dominique de Guzman du clan cathare, l’historiographie catholique proposa une fable prétendant que les deux clans auraient accepté de jeter leurs argumentaires écrits dans un feu et que ce feu aurait refusé de consumer les écrits de Dominique. Cette ordalie prétend cacher le fond. Les arguments de Dominique ne sont pas de la qualité que l’on voudrait nous faire croire puisqu’ils n’arrivent pas à emporter l’adhésion générale. Le Dieu de Dominique, pourtant hyperactif et tout puissant en ce monde se heurte à des individus qui agissent seuls au nom d’un Dieu étranger et inconnu qui lui ne leur prête pas main forte en ce monde. On fait donc appel à ce miracle dont l’analyse ne manquerait pas de faire rire un croyant cathare bien informé7.

Donc, nos talents, apparemment bons ou clairement douteux, sont en fait identiques. Mais faut-il pour autant refuser de les utiliser comme l’esclave le fait dans la parabole ?

Notre prison est le principal talent

En fait, j’ai oublié de préciser qu’il est un talent qui nous est donné à tous de façon égale. Si je ne l’ai pas cité c’est que les croyants cathares sont loin d’y voir un talent. Il s’agit en fait de notre enveloppe charnelle que l’on appelle aussi : la vie ! En effet, pour la plupart, la vie est un don du ciel, un merveilleux talent mais pour nous c’est une prison.

Ce talent est celui cité dans la parabole. C’est celui-là que l’esclave enterre et rend identique à ce qu’il a reçu à son maître. Comme lui il convient que nous le préservions, sans le détruire et sans le valoriser, jusqu’au moment où le maître de ce monde nous le reprendra pour le donner à un autre.

Pour nos autres talents, nous pouvons essayer de les mettre au service de l’esprit, mais le plus important est la lucidité. 
Il faut à tout prix éviter de se laisser tromper par les intentions du maître. Ces talents sont comme un cheval fougueux qui nous est remis sans nous dire qu’en fait il dépasse nos compétences à le mener. Notre talent ne demande qu’à nous échapper pour provoquer d’immenses dégâts dans notre cheminement spirituel.

Il faut donc utiliser nos talents positifs au regard du monde pour essayer d’atténuer les souffrances ou le mal sans céder à l’illusion que nous sommes maître de ces talents, sans laisser notre sensualité (j’entends par là nos cinq sens) prendre le dessus afin de nous valoriser de ce que nous réalisons grâce à nos talents et sans nous croire propriétaire de ce qui nous est donné par le mauvais maître. Soyons « l’esclave inutile »8 que le maître souhaite envoyer dans le pire endroit possible. Plus le maître du monde, et par extension le monde lui-même, nous détestera, plus nous pourrons croire suivre la bonne route.
 En effet, quel pire camouflet pour lui que de nous voir utiliser les talents qu’il nous a remis pour permettre à l’esprit qui nous habite de contrecarrer partiellement son œuvre ? Enfin, viendra le jour où il nous demandera à nous aussi ce que nous avons fait de nos talents et nous pourrons lui rendre le talent ultime que nous tenons de lui : notre enveloppe charnelle, en lui disant enfin ses quatre vérités qui accompliront la révélation de notre parfaite lucidité qui nous ouvrira le chemin de retour vers l’empyrée divin d’où nous sommes éloignés depuis si longtemps.

Voilà le seul message que je souhaite vous transmettre. Gardons notre totale lucidité sur nos talents et n’oublions pas que tout ce qui brille n’est pas d’or et que ce qui valorise notre sensualité est forcément mondain, aussi extraordinaire que cela puisse nous paraître.

Guilhem de Carcassonne.


1. Évangile selon Matthieu XXV – 14, 30
2. C’est la source principale de l’erreur que commettent les exégètes qui confondent la monnaie romaine et la compétence innée ou acquise.
3. Évangile selon Jean, en VIII-44.
4. Dieu, surtout, ne favorise pas une part de l’Esprit unique au détriment des autres.
5. En soignant les corps nous entretenons la prison mondaine qui est appelée à disparaître en libérant l’esprit saint qu’elle emprisonne.
6. Petit livre sur le commencement de l’Ordre des Prêcheurs (libellus de principiis ordinis Prædicatorum par Jourdain de Saxe – 1233-1234 (Bologne ou Milan).
7. En effet, pour les cathares, le feu étant une création mondaine, donc maligne, a protégé l’œuvre du serviteur involontaire du démiurge.
8. Évangile selon Matthieu : XXV-30

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