Vous avez dit « Cathare » ? – Michel Roquebert
Voici, ci-dessous, la réaction de M. Michel Roquebert, historien du catharisme incontesté depuis de longues années et également connu pour ses interventions à l’encontre des nombreuses tentatives révisionnistes anti-cathares qui deviennent maintenant du négationnisme à l’encontre de cette religion.
VOUS AVEZ DIT « CATHARE » ?
Sur quelques interviews d’Alessia Trivellone
Le 5 octobre 2018, trois mois après la parution chez Perrin de mon ouvrage « Figures du catharisme », Mme Alessia Trivellone, Maître de conférence en Histoire médiévale à l’Université Paul-Valéry de Montpellier, donnait au quotidien L’INDEPENDANT une interview pour annoncer l’exposition qu’elle allait présenter du 6 au 13 dans les locaux de ladite université, sous le titre « Le catharisme : une idée reçue ». Car, explique-t-elle, ce n’est qu’un mythe né au XIXe siècle, les prétendus « cathares » ayant servi « comme catalyseurs d’une identité régionale ». Et Mme Trivellone de s’étonner qu’encore aujourd’hui tant de personnes se reconnaissent « dans ces figures d’une histoire fantasmée ». Elle revint à la charge le 28 octobre, dans les colonnes de LA DEPECHE DU MIDI, pour reprendre l’idée que l’histoire du catharisme est une pure « mythologie contemporaine », mais expliquant cette fois que le mythe « est né au Moyen Age même », le XIXe siècle n’ayant fait que le récupérer pour en nourrir en quelque sorte la quête, dans le Midi, d’une identité régionale
Si la position de Mme Trivellone est claire, les arguments sur lesquels elle s’appuie sont en revanche bien étranges.
Aucune source historique, affirme-t-elle, ne parle des « cathares » à propos du Midi ; les procès-verbaux de l’Inquisition parlent seulement d’« hérétiques », mais « c’est en extrapolant des données de ces procès-verbaux que des historiens ont voulu voir l’existence d’une Eglise hérétique organisée en communautés ». Ces procès-verbaux posent en effet un problème : « Il s’agit de dépositions d’accusés privés des droits fondamentaux de défense, extorquées parfois sous la torture, par des inquisiteurs à la fois accusateurs et juges. On a le devoir d’être sceptiques, d’autant plus que ces mystérieux « hérétiques » ne nous ont laissé aucune source de leur côté ».
Faut-il s’attarder à répondre aux deux derniers arguments, celui qui concerne le crédit à accorder aux sources inquisitoriales, et celui qui nie l’existence de sources « hérétiques » ? Personne ne croira jamais que Mme Trivellone ignore que quiconque est un peu familiarisé avec les interrogatoires conservés, qui s’étalent de l’enquête de Bernard de Caux et Jean de Saint-Pierre sur le Lauragais en 1245 et 1246 aux procédures conduites par Jacques Fournier en comté de Foix entre 1318 et 1325, sait à peu de choses près mesurer le degré de fiabilité des dépositions. Qui prendrait par exemple pour argent comptant toutes celles faites devant Jean Galand puis Guillaume de Saint-Seine, de 1283 à 1291 ? Qui récuserait Bernard de Caux ou Jacques Fournier sous prétexte qu’ils auraient pu, peut-être, faire torturer leurs « témoins » ? Mais admettons qu’une interview donnée à un quotidien ne laisse pas le temps d’entrer dans les détails et condamne peu ou prou à grossir le trait. A beaucoup plus de perplexité nous conduit l’affirmation péremptoire que les hérétiques « ne nous ont laissé aucune source de leur côté ». Mme Trivellone jette-t-elle donc aux orties le Livre des deux principes, le Traité cathare anonyme, le Rituel latin de Florence, édités et étudiés par Christine Thouzellier, le Rituel occitan de Lyon, le Traité de l Eglise de Dieu et la Glose du Pater, en occitan eux aussi, qui ont curieusement échoué à Dublin, tous textes savamment édités, traduits et étudiés par René Nelli, Jean Duvernoy, Anne Brenon, Enrico Riparelli et bien d’autres ? Mais comme il serait absolument impensable qu’elle n’en ait jamais entendu parler, essayons encore de lui accorder le bénéfice du doute : peut-être a-t-elle voulu dire que les hérétiques méridionaux qu’on appelle – à tort, selon elle – « cathares », n’ont laissé aucun écrit, tous les textes que nous avons cités provenant peut-être, dans son esprit, de pays autres que le Midi. Hélas ! il est impossible de lui faire cette concession, car d’où peuvent provenir les textes occitans, si ce n’est du pays d’Oc ? « Oublier » les preuves qui contredisent votre thèse est quand même une bien étrange pratique, surtout quand on prétend, comme les tenants de la « Nouvelle Histoire », avoir enfin découvert la vérité, ce qui rend définitivement obsolète tout ce qui a été écrit avant vous. Or c’est à propos de l’appellation même de « cathares » que Mme Trivellone commet les oublis les plus incompréhensibles.
Tout le monde sait, depuis longtemps, que les hérétiques de cette Provincia qu’on nommera Languedoc ou Midi de la France ne se sont jamais appelés entre eux « cathares ». De là à croire que personne ne les a appelés ainsi, il y a loin ! Rappelons les sources qui montrent que le mot était loin d’être inconnu quand il s’agissait de désigner les hérétiques du pays d’Oc :
1°) – Canon 27 du IIIe Concile œcuménique du Latran (mars 1179) : « Dans la Gascogne albigeoise, le Toulousain, et en d’autres lieux, la damnable perversion des hérétiques dénommés par les uns cathares (catharos), par d’autres patarins, publicains, ou autrement encore, a fait de si considérables progrès… » (Texte dans J.D. Mansi, Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, t. XXII, 231 .Traduction française par Raymonde Foreville dans Histoire des conciles œcuméniques, Paris, l’Orante, 1965, t. VI, p. 222.)
2°) – Le 21 avril 1198, le pape Innocent III écrit aux archevêques d’Aix, Narbonne, Auch, Vienne, Arles, Embrun, Tarragone, Lyon, et à leurs suffragants : « Nous savons que ceux que dans votre province on nomme vaudois, cathares (catari), patarins… ». Or cette bulle pontificale s’adresse à des prélats qui sont tous en exercice au sud de la Bourgogne ; il est bien évident, comme le notent d’ailleurs les plus récents éditeurs allemands de la correspondance d’Innocent III, que le mot de ., catari est dès cette époque une Allgemeinbezeichnungfùr die Hâretiker des 12. und 13. Jh,, une appellation générique pour désigner les hérétiques des XIIe et XIIIe siècles, et appliquée ici à ceux du pays d’oc. (Texte dans Migne, Patrologie latine, t. 214, col. 82, et dansO. Hageneder et A. Haidacher, Die Register Innozens ‘III, vol. I, Graz/Cologne, 1964, bulle n° 94, p. 135-138. Cf. p. 136, note 4).
3°) – Dans le Liber contra Manicheos, attribué (sous les réserves formulées par Annie Cazenave) à Durand de Huesca, on trouve : « … les manichéens, c’est-à-dire les modernes cathares qui habitent dans les diocèses d’Albi, de Toulouse et de Carcassonne… » (« … manichei, id est moderni kathari qui in albiensi et tolosanensi et carcassonensi diocesibus commorantur. » Texte édité par Christine Thouzellier, Une somme anti-cathare : le Liber contra manicheos de Durand de Huesca, Louvain, 1964, p.217.)
4°) – On a confirmation, à la fois, de l’emploi du mot « cathares » à propos des hérétiques languedociens, et de sa signification générique, puisqu’il s’adresse aussi aux cathares d’Italie et « de France », dans la Summa de Rainier Sacconi ; après avoir dénoncé les erreurs de l’Eglise des cathares de Concorezzo, l’ancien dignitaire cathare repenti, entré chez les Frères Prêcheurs, titre un des derniers paragraphes de son ouvrage : Des Cathares toulousains, albigeois et carcassonnais. Il enchaîne : « Pour finir, il faut noter que les cathares de l’Eglise toulousaine, de l’albigeoise et de la carcassonnaise tiennent les erreurs de Balesmanza et des vieux Albanistes » etc. (« Ultimo notendum est quod Cathari ecclesiae tholosanae, et albigensis et carcassonensis tenent errores Belezinansae. … », Summa de Catharis, édit. Franjo Sanjek, in Archivum Fratrum Praedicatorum, n° 44, 1974.)
5°) – On citera enfin le théologien cistercien Alain de Lille, qui enseignait à Paris, mais qui fit vers 1200 un séjour à Montpellier. Ce fut alors, vraisemblablement, qu’il écrivit sa Summa quadripartita, cette « Somme en quatre parties » intitulée Sur la foi catholique, qu’il dédia au seigneur des lieux, Guilhem VIII. S’il a pris soin, dans le Livre I de son ouvrage, de rechercher l’étymologie du mot cathare afin d’en saisir le sens exact, c’est que ce mot lui était familier, mais ne manquait pas de l’intriguer. Rien n’indique cependant, dans son texte, qu’il parle uniquement d’hérétiques étrangers au pays où il séjourne. Le plus probable même, c’est qu’il s’est intéressé à ce vocable parce qu’il l’a entendu prononcer à propos des hérétiques locaux.
Comme j’avais cité les quatre premières sources dans une «réponse» qu’a publiée L’INDEPENDANT, Mme Trivellone n’a pu éviter de les prendre en compte dans le texte qu’elle a donné ensuite à LA DEPECHE. Elle l’a fait dans les termes que voici :
« Les sources produites dans le Midi, comme les procès-verbaux des interrogatoires menés par l’Inquisition ou les chroniques de la croisade contre les Albigeois, ne parlent jamais de « cathares ». Face à ce silence, des « historiens du catharisme » essaient de faire valoir quatre ou cinq sources produites ailleurs. Une poignée de sources écrites ailleurs nomment en effet des cathares dans le Midi, mais ni les milliers de témoins qui parlent devant les inquisiteurs méridionaux ni les chroniqueurs qui suivent les croisés ne voient la trace de ces cathares… N’est-ce pas étonnant ? En réalité, plusieurs historiens ont démontré que ces quelques sources écrites ailleurs ne peuvent pas être prises au pied de la lettre. »
Qu’est-ce à dire ? En citant ces quatre sources, je ne cherchais pas à leur faire dire plus que ce qu’elles disent ; et elles disent clairement que les pères conciliaires de Latran III en 1179, la chancellerie pontificale en 1198, l’auteur du Liber contra Manicheos aux environs de 1225, et l’Italien Rainier Sacconi vers 1250, ont utilisé le mot de « cathares » pour désigner les hérétiques du Midi de la France. Qu’ils l’aient fait à tort, stricto sensu, dans la mesure où le mot n’était pas d’usage courant dans le Midi, où l’on parlait beaucoup plus volontiers d’ « albigeois », n’empêche pas qu’ils se sont crus autorisés à l’utiliser, ce qui est aisément explicable : c’est qu’ils savaient très bien quelles parentés profondes unissaient les églises hérétiques d’Italie — bien connues, elles, sous cette appellation de « cathares » — aux églises hérétiques du pays d’Oc. Ils savaient très bien qu’il s’agissait, à des nuances près, certes, aussi bien dans les positions dogmatiques que dans l’organisation ecclésiale, des variantes régionales d’un vaste mouvement d’évangélisme anti sacerdotal. L’histoire de l’émigration languedocienne en Lombardie sous l’Inquisition, sa vaine résistance aux côtés des cathares lombards à Sirmione, jusqu’à sa fin sur le bûcher de Vérone en 1278 — toutes choses auxquelles, pardonnez-moi Mme Trivellone, je consacre un long chapitre dans mes « Figures du catharisme » — disent assez l’impossibilité de ne pas prendre en compte, par-delà la diversité de fait, l’unité de principe qui n’a pas échappé aux contemporains.
Et puis, une chose encore oubliée par Mme Trivellone : sur la quarantaine d’ouvrages de polémique antihérétique qui nous sont parvenus, dont les rédactions s’étalent de la fin du XIIe siècle à la deuxième moitié du XIIIe, huit au moins s’intitulent Adversus catharos. Personne n’a jamais démontré, ni n’a d’ailleurs cherché à démontrer, qu’ils excluaient de leur attaques les hérétiques languedociens.
En fait, ce débat autour du mot « cathare » me paraît assez puéril. Tout le monde sait de quoi on parle quand on le prononce ou l’écrit. Mais certains auteurs très pointilleux le récusent parce que son emploi donnerait, paraît-il, l’illusion que l’Occident eut à faire face à un vaste mouvement unique de dissidence religieuse, de la Rhénanie et des Flandres à l’Italie et au Languedoc ; c’est-à-dire l’illusion que partout les « cathares » pensaient exactement la même chose et étaient organisés de la même façon, voire qu’ils appartenaient tous à une « Église » unique. C’est là, à coup sûr, une vision tout à fait caricaturale des choses. C’est comme si on pensait que tous les peintres que nous appelons « gothiques » avaient eu les mêmes maîtres et peignaient de la même façon, ou que toutes les églises ainsi nommées elles aussi répondaient à un modèle unique. Au demeurant, aucune dénomination n’est plus artificielle que ce mot de « gothique », ni plus injuste, car, postérieur aux temps « gothiques », il fut à l’origine très dépréciatif, voire méprisant.
Qui aurait cependant l’idée de demander sa suppression en Histoire de l’art ?
Michel ROQUEBERT – Novembre 2018