Les limites de l’historien

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Les limites de l’historien

L’histoire, roman véridique

Il est courant, et assez général dans les activités humaines, quand on pratique une discipline astreignante avec motivation et compétence, de finir par attribuer à cette discipline des qualités qu’elle n’a pas forcément.Ce qui définit le caractère scientifique d’une discipline c’est son adossement à des lois qui rendent reproductibles et vérifiables les expériences menées dans son champ d’application par lesquelles on pourra obtenir une connaissance exacte et approfondie du sujet observé.
Or, l’histoire est une discipline dont la matière est la source documentaire — quelle qu’en soit la nature (archive, texte, témoignage, matériel utilisé, etc.) — et cette matière est versatile. Parfois elle donne de nombreux détails et parfois elle est muette. Parfois elle traite d’événements rapprochés et parfois elle laisse dans le noir des périodes entières. Parfois elle renseigne sur une population dans son détail ethnographique et parfois elle n’aborde qu’une élite non représentative du corps social.

Pourtant, les historiens ont tendance à oublier qu’ils manipulent une matière friable dont la nature réelle leur est en fait à peu près inconnue et l’usage qu’ils en font apporte lui-même d’autres biais.
Qu’ils soient hautement diplômés ou qu’ils aient acquis des titres de notoriété par leurs travaux, les historiens ont tendance à oublier qu’ils sont des romanciers dont la matière diffère de celle du roman et du conte par le fait qu’elle a véritablement existé. Mais tant par les lacunes qu’ils ne peuvent combler que par des suppositions — aussi réfléchies soient-elles — que par la distorsion temporelle que leur imposent les sources, ils ne peuvent que proposer une lecture romancée de l’histoire, sans compter que selon l’élément sur lequel est braqué le projecteur avec lequel l’historien lit une période historique, cette lecture prendra un ton orienté qui valorisera certains éléments au détriment d’autres de façon forcément arbitraire.
L’historien doit donc avoir en permanence à l’esprit deux notions qui tendent à lui faire défaut dès que la notoriété lui vient : la modestie de son travail par rapport à une réalité qui lui échappe en grande partie et la subjectivité du résultat qu’il propose en raison des choix qu’il fait dans son usage des sources.
Cette analyse n’est certainement pas le jugement d’un individu qui n’a aucune compétence particulièrement reconnue en recherche historique, ce qui serait présomptueux, mais elle provient d’un historien mondialement reconnu et suffisamment titré pour que ses collègues ne puissent le taxer d’une quelconque incompétence à apprécier la discipline qu’ils partagent.
Cet historien s’appelle Paul Veyne et ce spécialiste de la Rome antique explique très bien cette problématique de l’histoire dans un ouvrage intitulé : Comment on écrit l’histoire1

Certes, l’histoire n’est pas une science et elle n’est pas une discipline exacte. Elle ne produit pas de vérité mais une interprétation d’éléments constitutifs d’une vérité insaisissable et elle offre une connaissance orientée selon les choix du chercheur et partielle en raison de l’impossibilité qui est la sienne d’appréhender le fait historique dans sa totalité.
Pour autant l’histoire est une discipline très utile quand elle est pratiquée par des chercheurs conscients de leurs limites et de la nature discutable de leurs travaux.

L’histoire du catharisme, objet friable par essence

En matière de catharisme, les défauts évoqués plus haut ont tendance à s’amplifier chez pas mal de personnes, y compris chez les plus compétentes. J’ai le souvenir de la réponse que j’obtins lors d’un colloque international sur le catharisme, quand j’évoquais la nécessaire modestie que devait nous inspirer le fait que nous ne disposions en fait que d’une toute petite partie des sources documentaires concernant le catharisme. Le droit à l’immodestie revendiqué alors en dit long sur l’absence de recul qui donne à certains historiens l’illusion de croire que leur discipline est une science.
Cependant, les sources inquisitoriales, pourtant volumineuses, sont loin de représenter la majeure partie de ce qui fut produit par les tribunaux inquisitoriaux particulièrement prolixes à l’époque et les documents issus de la communauté cathare sont réduits à une poignée de documents, parfois incomplets, qui tiennent à peu près dans un seul ouvrage aujourd’hui.
Et quand les historiens s’aventurent sur le terrain de la connaissance doctrinale ils oublient de tenir compte du fait que les bons chrétiens avaient une façon de s’exprimer et divulguaient un contenu variable selon l’auditoire.

Si l’histoire se raconte à partir des sources, il est évident que ces dernières vont avoir une influence directe ou pas sur ce qui sera raconté. Par exemple, comment raconter l’hérésie détectée dans une région dont l’ensemble des interrogatoire des l’Inquisition ont disparus ?

En outre, quand les sources disponibles proviennent d’une autorité unique il faut avoir le souci du risque de manipulation, volontaire ou non, que cette autorité sera tentée de réaliser pour que l’histoire la valorise au détriment de ses opposants. « L’histoire est écrite par les vainqueurs » écrivait Robert Brasillach2 et c’est donc leur point de vue qui domine. Les évangiles canoniques sont en ce sens une démonstration brillante de ce point de vue.

Enfin, la personnalité du chercheur et ses propres a priori conscient ou non vont également influencer sa lecture des sources et transparaître dans le résultat de ses travaux.

Mais, pour friable que soit cet objet, doit-on s’interdire de l’observer et le conserver dans son emballage de peur de lui faire subir quelques outrages ? Évidemment non ! Il faut simplement le manipuler avec des gants et ne pas chercher à le détruire sous prétexte d’en comprendre la structure alors que nous n’avons pas les outils adaptés pour ce faire.
Par contre, pour étudier l’objet catharisme, il faut déjà en connaître les caractéristiques, savoir à quelle famille d’objets il appartient, quel est son usage, comment il fut créé et entretenu, si un long remisage lui fait perdre toute capacité d’usage, etc. C’est cela que je me propose d’expliquer aux historiens.

L’histoire du catharisme est l’histoire d’une religion

Cette lapalissade n’est pas destinée à déclencher l’hilarité mais à rappeler quelques points que bien des chercheurs ont tendance à oublier ou, tout au moins, à minimiser.
Le catharisme est une religion, ou plutôt devrai-je dire le catharisme est une spiritualité qui fut érigée en religion à plusieurs reprises au cours de l’histoire de l’humanité.
Après de nombreuses discussions animées et des études répétées des sources, les historiens et même les spécialistes des religions ont fini par admettre que le catharisme était bel et bien un christianisme. Rien que le fait qu’il ait fallu autant de temps pour arriver à cette conclusion montre combien la puissance du courant dominant du christianisme a pu influencer l’opinion de chercheurs qui se croyaient et qui se croient encore objectifs sur le plan spirituel. Car il ne suffit pas de se dire athée pour ne pas être influencé par une religion quand cette dernière est à ce point prégnante dans la société civile qu’elle impose son calendrier, ses fêtes, sa morale et sa lecture de l’histoire.
C’est grâce à des historiens conscients de leurs limites, comme Paul Veyne que j’ai cité plus haut, que l’on parvient à comprendre que le christianisme actuel n’est pas le christianisme originel mais en fait un christianisme que le pouvoir impérial a fini par modeler à ses besoins et qui, au Moyen Âge, sous l’impulsion notable d’Innocent III, va finir par se fondre dans le moule mondain du pouvoir temporel. Or, quand c’est le christianisme officiel qui s’avère être une hérésie par rapport au christianisme originel, il ne faut pas s’étonner qu’il appelle hérésie le christianisme originel.
L’étude des débuts du christianisme par Paul Veyne3 permet de comprendre que la façon dont on conçoit le christianisme aujourd’hui est erronée, voire diamétralement opposée à celle dont on le comprenait dans les premiers siècles de notre ère.
Il ne suffit pas d’apposer l’étiquette chrétien à une spiritualité pour qu’il s’agisse d’un christianisme authentique et il ne suffit pas d’en priver une autre pour qu’elle ne le soit pas.
Mais pouvoir situer le catharisme dans l’espace chrétien médiéval n’est pas suffisant à la compréhension de cette spiritualité. Si le catharisme est un christianisme il est donc rattaché à cette famille par des racines. Soit on considère que, tout à coup, des clercs catholiques ont complètement inversé leur système de valeurs spirituelles — qui sait, peut-être sous l’effet d’un coup de lune — et que ce phénomène déjà peu scientifique se soit produit à peu près en même temps sous diverses latitudes, soit il faut chercher à comprendre d’où vient cette approche du christianisme.
En arriver là impose de facto d’endosser, en plus de l’habit d’historien, celui de théologien. Car, comment parler de spiritualités si on ne les connaît pas correctement ?
Or, nombre des chercheurs actuels ont des poussées d’urticaire dès qu’on leur demande de s’exprimer sur le plan religieux. Comme si un historien des sciences physiques s’interdisait de comprendre et de connaître les théories de Galilée, de Copernic, de Newton et d’Einstein.
C’est à cette absence de connaissance théologiques que l’on doit nombre des erreurs proférées sur le catharisme. En effet, comment croire que les cathares dont la doctrine intégrait parfaitement le fait que le Mal est puissant en ce monde, aient pu laisser à l’abandon la réflexion sur la transmission apostolique de l’état de chrétien au point de considérer qu’il suffit que l’on tue jusqu’au dernier bon chrétien pour éteindre une religion qui considère les chrétiens comme des éléments éternels d’une création divine parfaite ?
Une telle incohérence en dit long sur les imperfections de cette recherche historique. Et pourtant, les historiens curieux de religion, auraient pu trouver la réponse en prenant la peine de lire les textes chrétiens et d’accorder un peu d’importance à une anecdote qui avait cours à l’époque médiévale. Que savons-nous de la première transmission ?
Jésus qui avait accepté le baptême d’eau pour les disciples ne lui reconnaissait la valeur suffisante que lui accordent les religions chrétiennes dominantes d’aujourd’hui. En effet, après son départ, les disciples vont recevoir le baptême d’esprit et de feu que Jean le baptiste prophétisait déjà en son temps. Les Actes des apôtres4 nous le décrivent clairement.
Ce baptême d’esprit aura lieu le jour de la Pentecôte dans la maison où les disciples étaient assemblés. Ce n’est pas un consolamentum cathare que nous décrivent les Actes mais un baptême venu de l’espace immatériel sous la forme d’un coup de vent qui propulsa des langues, ayant l’apparence du feu, qui vinrent stationner au-dessus de chaque disciple, lequel fut alors empli de l’Esprit saint5. Et c’est à partir de ce moment qu’ils manifestent des compétences apostoliques particulières symbolisées par le don des langues. Donc la transmission apostolique dont tous les chrétiens se prévalent comporte un premier défaut qui est que la première transmission fut “virtuelle” et non physique. Cela veut dire qu’à moins de croire les bons chrétiens totalement idiots, ils ne pouvaient ignorer que le rituel du consolamentum n’avait rien de physiquement utile et donc de nécessaire pour la transmission de l’esprit.
L’anecdote à laquelle je fais référence est celle qui attribue à Guilhem Bélibaste, le très approximatif bon chrétien, l’intuition majeure et donc hautement remarquable de proposer qu’en l’absence de bon chrétien, la transmission de l’esprit puisse se faire par l’entremise d’apôtres spirituels.
En fait, Bélibaste en la matière, ne faisait que revenir aux fondamentaux du christianisme originel et, rendait la main en quelque sorte à l’espace immatériel, alors que le christianisme dominant et triomphateur du moment faisait au contraire des sacrements un usage prolifique et totalement ancré dans le mondain.
Doté de ces informations, certes théologiques et doctrinales, un historien ne peut plus prétendre à l’extinction du christianisme au motif de l’impossibilité de la transmission de l’esprit vie la consolamentum. De même il ne peut pas prétendre à l’apparition du catharisme au Moyen Âge car le caractère profondément originel et authentique de ce christianisme impose de rechercher s’il avait totalement disparu de l’espace territorial du christianisme entre le premier et le dixième siècle ou s’il s’était maintenu, sous une forme ou une autre, pendant ce temps.
Que peut-on en dire ? L’étude du développement du christianisme dans les premiers siècles dont je vous ai déjà entretenu, montre au contraire que ce christianisme n’a jamais connu de pause au fil des siècles et qu’il a même eu le privilège d’être majoritaire pendant les trois siècles qui ont séparé l’excommunication de Marcion de Sinope et le début de la répression sanglante du christianisme catholique à l’encontre des oppositions internes dont l’exécution de Priscillien d’Avila et de ses moines peut être considéré comme un point de départ.
Certes, si l’on se base du point de vue strictement catholique, le fait que ces christianismes se soient parfois superposés dans le temps et que leurs doctrines n’aient jamais eu une parfaite concordance pourrait suffire à prétendre qu’ils étaient étrangers les uns aux autres comme certains essaient de prétendre que le catharisme médiéval ayant lui aussi des variantes doctrinales selon les lieux où il apparaissait ne peut être vu de façon uniforme mais doit être considéré comme une mosaïque d’hérésies chrétiennes sans lien entre les éléments qui la constitue. Mais le point de vue catholique, quand bien même il est porté par des universitaires prestigieux, n’en reste pas moins un point de vue orienté, subjectif et partial.

J’espère avoir montré avec mon approche elle aussi subjective et partiale que l’histoire du catharisme est loin d’être écrite et, si certains chercheurs ont cessé l’étude des sources, encore largement sous-exploitées, d’autres sauront les étudier et les interpréter à fin d’apporter des éléments complémentaires ou contradictoires à leurs travaux.

Conclusion

Aujourd’hui on en sait plus sur le catharisme que jamais auparavant et l’on peut commencer à l’intégrer dans un mouvement chrétien remontant à Paul de Tarse pour atteindre les cathares médiévaux via quelques jalons comme Marcion de Sinope et Constantin-Silouanos de Mananalis, sans prétendre que d’autres étapes n’ont pu exister en d’autres lieux car les écoles spirituelles peuvent cohabiter comme ont cohabité les espèces d’hominidés, y compris dans l’ordre des homo sapiens.

Il faut donc continuer à étudier cette “antiquité” du catharisme avec les deux outils que sont l’histoire et la théologie afin d’approcher au mieux la façon dont il s’est développé au fil des siècles malgré la répression, ce qui pourrait nous aider à comprendre comment il s’est maintenu entre le XVe siècle et nos jours sans rien laisser apparaître. Y a-t-il eut une église cachée ou bien est-ce la spiritualité qui est demeurée et qui a ressurgi quand les conditions de son éclosions sont revenues ? Cela peut se comprendre en comparant l’époque actuelle avec celle de la réforme grégorienne. L’espoir déçu d’une résolution des questions spirituelles par une ouverture à l’époque et par des voies non religieuses aujourd’hui a pu provoquer l’émergence d’une spiritualité maintenue “sous la cendre” afin d’explorer des voies qui menaçaient ruine sinon.

Éric Delmas, 7 mars 2011.


1. Publié en 1971 aux éditions du Seuil.
2. Les frères ennemis (1967).
3. Quand notre monde est devenu chrétien (312-394) 2007
4. Actes des apôtres chapitre I in Nouveau Testament
5. Actes des apôtres chapitre II in Nouveau Testament

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