Montségur 1244, l’incompréhension spirituelle
Le 16 mars à Montségur entre 220 et 225 Bons-Chrétiens, dont une bonne vingtaine récemment consolés — c’est-à-dire ayant reçu le baptême d’esprit par imposition des mains — étaient arrachés de ce lieu qui avait été leur dernier refuge pendant le plus long siège qu’a jamais connu la croisade contre les albigeois.
Ils sont conduits au pied du pog où ils défilent devant des clercs catholiques qui leur intiment l’ordre de renier leur foi et, suite à leur refus, ils sont conduits devant un vaste enclos cerné de pieux et rempli de paille enflammée dans lequel ils sont contraints de se jeter après avoir gravi de force une courte échelle.
Ce jour qui marque la fin de l’espoir d’une ultime reconquête à partir de cette tête de pont symbolique, marque aussi la fin de la structure ecclésiale cathare languedocienne la plus visible. Nous savons bien que pendant quatre-vingts ans et plus, d’autres Bons-Chrétiens vont sillonner la région, mais cette extermination de masse est légitimement vécue comme un coup d’arrêt brutal donné à l’Église chrétienne cathare telle qu’elle était connue de tous et surtout telle qu’elle résistait pacifiquement à l’abri des enceintes du castrum de Montségur.
C’est ce caractère ultime qui a promu Montségur comme symbole de commémoration pour les générations futures.
On est légitimement en droit de s’interroger de l’intérêt qu’il peut y avoir à commémorer un massacre pour se souvenir de Bons-Chrétiens non violents et porteur de la Bienveillance absolue. Mais nous le savons bien, les commémorations, et plus largement les cérémonies autour de la mort, ne sont pas destinées à ceux qui ont perdu la vie mais visent ceux qui, encore bien vivants, veulent apaiser leurs angoisses, voire essayer de donner un sens à leur vie.
Donc, nous étions quelques dizaines réunis ce dimanche au pied de la stèle élevée à la mémoire de ces Bons-Chrétiens pour un hommage dont on peut se demander ce qu’il entendait commémorer.
En effet, pour qui regardait cette foule modeste, le rapport avec la chute de Montségur n’était pas évident. Plusieurs drapeaux flottaient au vent, la plupart rouge frappés de la croix occitane rappelaient que pour beaucoup l’affirmation régionale primait et, même l’étoile apposée à côté de la croix sur presque tous ces drapeaux, affirmait la volonté politique portée par le Parti occitan, de voir l’Occitanie accéder à un statut régional autonome, voire à l’indépendance.
Le discours en français, que j’ai écouté d’une oreille discrète, faisait des Bons-Chrétiens brûlés ici des hommes et des femmes porteurs de valeurs et de motivations dont j’aimerais bien savoir où les ont trouvés ceux qui les présentent ainsi. Aspiration à la liberté ? La seule liberté à laquelle pouvait aspirer un Bon-Chrétien était celle d’être enfin débarrassé du cycle infernal des transmigrations. Révolte contre un envahisseur brutal ? Il y a bien longtemps que l’ataraxie avait aboli chez les Bons-Chrétiens tout sentiment de révolte. Affirmation d’une identité régionale ? Comment des hommes et des femmes qui se considéraient comme étrangers à ce monde aurait-ils pu avoir ne serait-ce que la notion d’une quelconque identité régionale ?
Non, et même si ce n’est pas fait dans un objectif plus ou moins pervers, comme cela se voit début mai au pied de la statue de Jeanne d’Arc, la revendication régionaliste, voire indépendantiste occitane, n’a pas sa place à Montségur le 16 mars. Elle est anachronique et ce n’est pas la petite minute de silence et la gerbe de fleurs qui feront oublier que la mort des 220 ou 225 chrétiens cathare est aujourd’hui bien oubliée de la plupart de ceux qui viennent ici réclamer leur indépendance, qui a autant de chance d’obtenir un vote majoritaire qu’en avait la rumeur d’une intervention armée de Raymond de Toulouse de venir libérer les prisonniers volontaires du pog.
Mais, au-delà de cette manifestation clairement décalée, que peut-on dire de ce 16 mars dont nous commémorons le 770e anniversaire ? Personnellement, j’y vois la manifestation de l’incompréhension spirituelle qui poussait les catholiques à menacer les cathares de la mort afin de les pousser à l’abjuration.
Même si les témoignages nous révèlent que, parfois au moins, les clercs catholiques ne se faisaient aucune illusion sur un tel dénouement — quand ils n’espéraient pas à demi-mots l’échec de cette procédure —, il n’empêche qu’elle était systématique, tant l’espoir d’arracher à l’hérésie ne serait-ce qu’un seul Bon-Chrétien primait largement pour eux sur la satisfaction de voir partir en fumée ceux dont la spiritualité mettait à mal dans la population leur propre activité apostolique.
C’est là que se situe l’incompréhension dont je fais état.
En effet, nous connaissons tous la légende de la salamandre à la peau délicate, qui mise devant l’impossibilité de se sauver d’un incendie se jetterait dans les flammes plutôt que d’attendre qu’elles ne la rejoignent.
Un Bon-Chrétien à qui on ne laisse que deux choix, renier la foi dont il est convaincu qu’elle est la seule à pouvoir lui laisser espérer le salut de son âme ou subir un supplice qui le libèrera de son corps-prison à un moment où il a eu le temps de se préparer spirituellement à cette échéance, ne peut que choisir cette seconde solution si sa foi est suffisamment affirmée.
Il n’a rien à exprimer, contrairement à ces révolutionnaires qui utilisaient l’échafaud comme dernière tribune avant de subir une mort sans alternative. Il ne revendique rien pour lui en ce monde, ni d’ailleurs pour ce monde qu’il sait totalement voué au démiurge et au Mal. S’il chante ce n’est ni par bravade, ni par folie et encore moins pour affirmer un statut politique comme le faisaient les résistants entonnant la Marseillaise devant le peloton d’exécution.
Le Bon-Chrétien quitte son abri parce qu’il y est contraint par la force brutale du soldat français venu le déloger. Il descend la pente abrupte parce qu’il n’a aucune violence à opposer à ceux qui le brutalisent, même s’il sait ce qui l’attend. Il écoute distraitement ce clerc, soit suppliant, soit haineux, qui l’exhorte à renier ce qu’il y a de plus profondément ancré en son esprit, et il n’a d’autre choix que de refuser cet ordre qui prouve à la fois la totale méconnaissance de sa religion de la part du clerc et en même temps son terrible éloignement de l’Amour divin si clairement exprimé par Jésus. Il se laisse contraindre — peut-être entravé de liens — à gravir cette échelle qui lui révèle peu à peu la fournaise où il voit se débattre ses frères et sœurs de souffrance. Et, avant de basculer dans cette dernière forme d’enfer terrestre, peut-être chante-t-il ou récite-t-il son oraison avant de se jeter dans les flammes pour mettre fin au plus vite à son supplice.
À l’incompréhension du clerc catholique qui ne parvient pas à voir dans cet hérétique un frère chrétien tant il est aveuglé par sa dogmatique étriquée et sa loi positive haineuse et mortifère, s’ajoute l’incompréhension du Bon-Chrétien qui ne parvient pas à comprendre qu’on puisse se fourvoyer à ce point dans le message christique, qu’on en vienne à assassiner au nom de celui qui nous appelle à la vie éternelle.
C’est cela qui devrait être la pierre d’angle de cette commémoration afin que maintenant nous soyons soucieux de lever ces incompréhensions et que nous appliquions le message d’Amour dans le respect de nos différences et sans prétendre être les seuls à détenir la Vérité. Rappelons-nous cette parole de l’Évangile selon Jean : « Il y a de nombreuses demeures dans la maison de mon père ». Chacune de ces demeures est une approche spirituelle cheminant vers la Vérité mais aucune n’est la maison du père qui seule est la Vérité.
Éric Delmas, 17 mars 2014.