L’attrait du nid
L’être humain a la particularité d’être à la fois extrêmement explorateur et dans le même temps extrêmement casanier. En effet, tous les recoins de la planète qui ont pu être accessibles à l’homme ont été visités à un moment où à un autre, car ce dernier ressent ce besoin irrépressible de découvrir ce qui lui est inaccessible a priori. Ainsi, il n’y a quasiment pas de zone sur la surface de la Terre que l’homme n’a pas explorée et il a également visité les surfaces maritimes et une partie des grands fonds. Et il est actuellement en pleine exploration de l’espace.
Pour autant, s’agissant de sa personne, il a tendance à vouloir rester dans un environnement rassurant, quitte à s’interdire toute interrogation et toute recherche, pour essayer d’avancer dans ses savoirs, afin de ne pas courir le risque de remettre en question ce qu’il considère comme acquis une fois pour toutes.
Cette apparente contradiction entre le désir d’exploration lointaine et la volonté de ne pas s’appesantir sur des sujets plus personnels, montre en fait les deux facettes de l’être humain qui correspondent à deux parties totalement distinctes que les cathares considèrent être la part mondaine et la part spirituelle.
Aujourd’hui, je voudrais étudier avec vous cette seconde facette, afin de voir si cette part spirituelle peut s’émanciper de notre vivant.
La peur de la liberté
Dans son dernier roman, « Les frères Karamazov »[1], Fiodor Dostoïevski, nous montre Yvan Karamazov, qui raconte à son frère Aliocha un texte qu’il a écrit et qui s’intitule « Le grand inquisiteur ».
L’action se déroule à Séville en Espagne au XVIe siècle. Le personnage qui nous est décrit sans qu’il ne soit jamais cité de façon claire est évidemment le Christ qui aurait choisi de revenir sur terre lors d’un des pires moments de l’humanité, à l’époque où s’allumaient les bûchers de l’Inquisition espagnole. Ce personnage est décrit en train de traverser la ville jusqu’à arriver devant la grande cathédrale. Sur son passage, tous le reconnaissent et lui font un signe, obtenant quand c’est nécessaire une guérison miraculeuse comme c’est le cas d’un aveugle. Il s’arrête sur le parvis de la cathédrale au moment où l’on apporte un petit cercueil blanc dans lequel repose une enfant de sept ans. À la supplique de la mère de l’enfant, il ressuscite celle-ci devant l’ecclésiastique en charge des obsèques, médusé. Témoin de la scène, le cardinal, grand inquisiteur, observe de loin et désigne du doigt le personnage aux gardes, afin de le faire arrêter. Le peuple soumis ne s’interpose pas.
Dans la prison, lors de l’interrogatoire qui suit, l’inquisiteur s’adresse à ce personnage, à qui d’ailleurs il interdit de se nommer précisément, car il sait très bien de qui il s’agit et lui fait le reproche suivant.
La liberté que tu avais promise aux hommes, ils n’ont pas su en profiter. C’est nous qui, au fil de quinze siècles de dur labeur, avons instauré cette société qui convient à nos buts, mais sache que jamais les hommes ne se sont crus aussi libres qu’à présent, et pourtant leur liberté initiale, ils l’ont déposé à nos pieds. L’inquisiteur se vante donc d’avoir supprimé la liberté des hommes dans le dessin de les rendre heureux. En effet, leur nature les pousse naturellement à la révolte. Ce passage nous fait comprendre que pour les personnes qui veulent diriger le monde, la liberté est une chose à laquelle les hommes ne sont pas préparés et qu’ils sont prêts à abandonner au profit de la sécurité et de la tranquillité. Cette peur de la liberté nous habite toujours. En effet, la liberté, c’est la décision de ne pas suivre la voie commune et de se diriger là où l’on pense que se trouve la réponse à nos questions. Or, les hommes préfèrent refuser de faire des choix et d’avoir à les assumer. On a même construit pour expliquer cela le mythe de la prison dorée qui n’est rien d’autre qu’un enjolivement du confort de la soumission.
Si nous y regardons bien, nous observons que les hommes ont un comportement que l’on appelle grégaire, qui consiste à préférer vivre au sein d’un groupe plutôt que seuls. Ce choix est sécurisant, même s’il impose de se soumettre à des règles communes qui parfois vont à l’encontre des désirs individuels. Ces choix s’imposent à nous, depuis que nous avons quitté notre statut d’homme des cavernes vivant dans un environnement strictement familial pour rejoindre des communautés de vie qui nous ont permis d’obtenir la sécurité et le recours à l’alimentation plus facile. Ce choix s’est imposé par le biais de la religion qui n’a d’autre but que de permettre à la société de fonctionner sereinement en imposant de la part d’une autorité supérieure, donc insurmontable, la transcendance, une obligation comportementale qui n’est en fait que d’origine humaine.
Être soumis ou résister
Ce que nous apprend le catharisme, c’est que nous ne pouvons en aucune façon obtenir pour notre salut, un cheminement simple, sécurisant et confortable. Mais comme nous le rappelle René Girard dans son œuvre[2], sortir de la voie commune et vivre différemment, provoque un rejet du groupe qui peut aller jusqu’à la mise à mort. C’est ce qu’on va voir avec les cathares et bien d’autres chrétiens avant eux.
Aujourd’hui, rien n’a changé pour nous. Nous devons choisir d’être soumis ou de résister. Être soumis, c’est suivre la règle que la société et l’Église nous imposent en échange d’une promesse de tranquillité et de salut qui suffit largement à la plupart d’entre nous. Pour reprendre l’allégorie de la caverne de Platon[3], être soumis, c’est rester enchaîné à son rocher, en regardant le mur sur lequel défilent des silhouettes dont l’ombre projetée par la lumière du feu leur donne une apparence de réalité. Or, nous savons que le salut appartient à celui qui se détache et qui sort de la caverne, uniquement guidé par le point de lumière qu’il voit au bout d’un long tunnel sombre. Ce choix est douloureux, dangereux et surtout antisocial. Ce point est important, car celui qui veut juste résister à la pression commune se retrouve très vite qualifié de terroriste en cela qu’ils met en danger l’ordre social dans sa totalité. Il s’agit donc d’un choix radical qui ne permet pas le retour en arrière, sans en subir les conséquences, que le groupe ainsi menacé ne manquera pas de nous faire subir. Pour avoir voulu affirmer notre liberté naturelle, nous devenons des terroristes.
Cela permet de comprendre qu’entre la situation d’un sympathisant, qui trouve le catharisme très attirant et très sympathique, et celle d’un croyant qui va s’engager dans la foi cathare de façon assidue, il se trouve une articulation extrêmement difficile à mettre en place pour un choix de vie radicalement différent et pour lequel aucune garantie ne peut être accordée. Et pourtant cette articulation est absolument nécessaire dans la mesure où il est impossible de passer de sympathisant à croyant sans se trouver en permanence en butte aux contraintes d’un monde dans lequel nous sommes prisonniers jusqu’à ce que notre corps nous libère à sa mort.
Le risque du lâcher-prise
C’est là qu’intervient une notion que le catharisme met en avant et qui s’appelle le lâcher-prise. J’emploie souvent l’image de deux hommes tombés dans un torrent tumultueux, accrochés à une grosse branche et qui sont inexorablement attirés vers un gouffre qu’ils ne peuvent deviner tant la nuit est noire et sans lune. L’un des hommes va s’agripper à la branche, pensant qu’ainsi il peut éviter la noyade, quand l’autre, pris d’une intuition que rien ne justifie, fera le choix de lâcher cet appui ferme pour nager latéralement dans l’espoir d’atteindre la rive. Ce que la religion officielle et la société nous demandent de faire c’est de rester accroché à la branche, car leur rôle est de nous permettre ainsi d’atteindre un lieu de secours ou tout au moins de rester dans la ligne comportementale admise. La foi cathare, elle, nous demande de lâcher la branche et de suivre notre intuition, car cette dernière vient de notre part spirituelle et même si ses objectifs ne nous apparaissent pas immédiatement, c’est par cette voie que nous obtiendrons notre salut. Ce qui nous est caché, c’est que la société est en fait dirigée par une entité qui nous veut du mal. Dès lors, tant que nous lui restons soumis, nous courrons de mal en pis vers notre malheur et nous sommes condamnés à revivre sans cesse une vie identique.
Le choix cathare ne nous promet rien de précis, mais il nous laisse entrevoir que nous ne sommes pas des animaux guidés par leur seul instinct et leur intellect et qui n’agissent qu’avec une anticipation très limitée de leur devenir. Nous sommes habités par une part divine, régie par le Bien, et cette part divine nous guide, afin de nous permettre d’être définitivement libérés du monde maléfique dans lequel nous sommes emprisonnés.
C’est pourquoi je dis toujours aux personnes qui m’interrogent à ce sujet que le passage du statut de sympathisant à celui de croyant est, à mes yeux, le moment le plus difficile du cheminement au sein du catharisme. Et ce passage, nous ne pouvons le faire que seuls, car nous ne disposons d’aucun référentiel qui puisse nous aider à le franchir de façon sécurisée.
Il est facile de comprendre que dans ces conditions, la remarque que l’on trouve dans l’Évangile, selon laquelle il y a de beaucoup d’appelés, mais peu d’élus[4] est parfaitement adaptée à notre situation.
Quitter le nid
Pourtant, notre vie quotidienne, pour peu que nous ayons pris un peu d’âge, nous montre que nous devons à tout propos faire des choix plutôt radicaux qui nous obligent à abandonner un confort apparent en vue d’obtenir une situation plus intéressante que celle que nous quittons. C’est ce que nous appelons : quitter le nid. Croyez-vous que l’oisillon, juché sur la bordure de ce qui a constitué son univers, depuis qu’il a fracturé sa coquille, ne ressent pas la douleur de cet abandon pour une promesse que seuls ses parents lui ont proposée sans jamais lui en fournir ni preuve ni démonstration ? Et on ne connaît pas de cas d’oisillon qui ait, à ce jour, refusé de quitter le nid. Ce qu’ils font par instinct, notre intellect et nos savoirs nous poussent à le refuser. C’est en grande partie, il faut le reconnaître, parce que nous, nous devons accepter un choix que tous nous déconseillent, à part quelques individus, largement dénigrés, voire poursuivis pour leurs idées « terroristes » au regard des intérêts de la société dans laquelle nous vivons.
Mais je ne peux rien vous proposer de mieux ici, car je suis moi-même de ceux que la société moque à la fois pour leurs idées et pour leurs choix de vie personnelle. Je ne peux rien vous démontrer, je ne peux rien prouver, je ne peux rien garantir.
La seule force que je puisse mettre en œuvre est faiblesse au regard du monde, mais force invincible pour l’esprit. Vous devrez donc décider par vous-même s’il vaut mieux vous accrocher à votre nid ou si vous êtes prêt à vous éloigner des lumières du monde, pour celle bien plus pâle de l’empyrée divin dont nous sommes issus. C’est pour cela que vous ne pouvez vous appuyer que sur la force de votre foi pour espérer faire le bon choix et abandonner tout ce qui en ce monde a constitué votre vie jusqu’à ce jour et que vous devez considérer comme déjà mort et pourriture.
Guilhem de Carcassonne
[1] Les frères Karamazov, Fiodor Dostoïevski (1879-1880).
[2] René Girard (1923-2015), Des choses cachées depuis la fondation du monde, Le livre de poche (1983)
[3] Platon, La République, Livre VII.
[4] Évngile selon Matthieu : 22, 14