La porte de saloon

La porte de saloon

On la voit (souvent double) dans les films de western, mais on la trouve aussi dans les cuisines. Elle a pour particularité de s’ouvrir indifféremment dans les deux sens et d’être, traditionnellement, composée de lattes disposées en biais, ce qui laisse filtrer la lumière — ou la noirceur —, qui caractérise la pièce qu’elle cache à notre vue.

À ce stade de mon discours, j’entends bien que vous êtes perplexes quant au rapport que je fais entre ces éléments d’ameublement et le catharisme. Permettez-moi donc de vous proposer une étude plus approfondie qui me  permettra de vous parler de quelque chose que la plupart ignore.

L’étude allégorique

Les allégories sont des figures de style, utilisées de très longue date, qui permettent d’évoquer un sujet en utilisant une image apparemment déconnectée.

En voici quelues exemples. Dans la mythologie grecque, la titanide[1] Thémys aux yeux bandés et portant un glaive d’une main et une balance de l’autre, est une allégorie de la justice. Le squelette animé porteur d’une faux, d’où son nom de faucheuse, est une allégorie de la mort. Les personnages des Fables de La Fontaine, sont des allégories de personnages ou de qualités ou défauts des hommes, au premier rang desquels on trouve le lion, allégorie de la royauté. Plus récemment, le tableau de Munch : Le cri est une allégorie de l’angoisse. Mais celle que je vais utiliser est celle que Platon développe dans le Livre VII de son ouvrage La République que vous trouverez facilement en librairie.

L’allégorie de la caverne de Platon

La recherche du Bien et le monde

Dans la République, Platon nous rapporte qu’après une longue discussion avec Adimante, qui s’étend au livre VI, Socrate propose une vision mythique du monde dans lequel nous vivons, afin d’expliquer pourquoi la majeure partie de la population est dans l’incapacité de voir le Bien et de le rechercher. La raison en est que, comme à bord d’un navire, chacun veut piloter et décider de la direction à prendre, alors que seul le vrai navigateur, disposant des compétences requises est capable de le faire, mais en est empêché par l’ambition des autres qui eux n’ont aucune compétence. C’est pour cela que dans un État le philosophe qui a appris à rechercher le Bien et le bon est empêché de diriger par ceux qui veulent le pouvoir sans disposer des compétences nécessaires pour l’exercer. Si les philosophes ne dirigent pas les États, c’est parce qu’ils savent que ne peuvent s’exprimer de façon correcte que ceux qui disposent des savoirs nécessaires. Or, le savoir du Bien requiert une vie de travail, ce qui interdit aux philosophes de parler d’autre chose et aux hommes de pouvoir de connaître ce qu’est le Bien.

L’allégorie proprement dite

Pour illustrer son propos, vis-à-vis de Glaucon qui s’est mêlé à la discussion, Socrate décide d’utiliser une illustration nouvelle. Il propose l’image d’hommes enfermés dans une caverne dont une partie ouvre sur l’extérieur largement ensoleillé et le reste se termine par un mur dans le noir. Des hommes sont assis face tournée vers le mur, enchaînés de sorte qu’ils ne peuvent se tourner en aucune façon vers l’autre côté, d’autant qu’ils sont adossés à un muret qui ne leur donne à voir que ce qu’ils ont devant eux. Derrière le muret, un feu brûle et éclaire le mur du fond et des hommes passent avec des pancartes ou des silhouettes découpées dans le bois qui affleurent le sommet du muret, de sorte que ceux qui sont assis, ne peuvent voir que ces images dont la silhouette se découpe sur le mur du fond. Ces hommes enchaînés sont pareils à nous, car la vision partielle qu’ils ont du monde devant eux, sous forme de silhouettes projetées, est à leurs yeux une vérité absolue. Si l’un de ces hommes était alors libéré de ses chaînes et forcé à se tourner vers l’autre côté de la caverne où sont les manipulateurs d’image, cela lui procurerait une souffrance importante à cause de la nécessité d’adaptation à cette nouvelle vision (en raison du feu) dont il n’avait pas la moindre idée auparavant. Après avoir ainsi été amenés à remettre en question ce qu’il tenait pour la vérité, concernant les images projetées sur le mur du fond, — ce qui lui a démontré la faiblesse du jugement humain, en fonction de la situation dans laquelle il se trouve —, il se fait alors une nouvelle vision de la réalité qui est celle de tous les hommes non enchaînés présents dans la caverne. Imaginons maintenant qu’on le force à se tourner vers l’entrée de la caverne, fortement illuminée par le soleil extérieur, il souffrirait encore plus et n’aurait qu’une envie, celle de retourner au confort de la situation précédente, sans pour autant revenir à son état d’enchaîné. S’il était forcé de sortir de la caverne, il se retrouverait dans la situation de ne plus pouvoir distinguer l’intérieur de celle-ci en raison de la luminosité extérieure qui continuerait de le faire souffrir. Mais après en avoir voulu à ceux qu’il l’ont forcé à sortir, et après avoir passé du temps à l’extérieur, de jour comme de nuit, il découvrait des réalités bien plus vastes que ne peuvent en connaître ceux de la caverne. Comparant sa situation actuelle à celle de ses anciens compagnons, il ne pourrait que les plaindre de l’état dans lequel ils sont. Et désormais il ne pourrait plus envisager le moins du monde d’accepter de retourner à son état antérieur. Si, malgré tout, il redescendait prendre sa place parmi ses compagnons, il aurait le plus grand mal à distinguer les ombres sur le mur, étant donné que ses yeux ne seraient plus habitués à l’obscurité. Ses compagnons ne manqueraient pas de le critiquer pour cette expérience qui l’a rendu plus aveugle qu’eux. Ainsi les hommes sont-ils, en général, très peu disposés à prendre des risques pour découvrir des choses qu’ils ne connaissent pas et dont ils ne savent même pas l’existence, tout en étant critiques envers ceux qui ont étudié ces choses et qui reviennent avec un savoir qui n’intéresse personne, lui-même ayant peu d’intérêt pour le savoir général que les autres ont et qu’il considère comme futile.

Analyse

Ce que nous enseigne Socrate avec cette allégorie, c’est que chacun pense disposer d’un savoir qu’il croit de grande valeur, faute d’avoir pris la peine d’en acquérir de nouveaux. De la même façon, le dirigeant d’un État va considérer être parfaitement compétent pour sa mission et ne tiendra pas compte des avis de philosophes venus lui expliquer les inflexions qu’il doit apporter à son gouvernement, afin de tendre vers le Bien plutôt que vers des intérêts secondaires. Ce qu’il nous dit aussi c’est que peu d’hommes sont capables, dans leur vie, d’accéder à un savoir supérieur, faute d’avoir su se libérer de leurs contraintes quotidiennes et d’être partis à la recherche de la lumière, malgré les difficultés et la douleur que cela pourrait leur occasionner. Mais ceux qui ont fait cet effort, comparant les savoirs qu’ils ont acquis avec ceux qu’il croyaient détenir, s’ils sont obligés de revenir dans le monde, comprendront vite qu’il n’est pas de leur intérêt de trop en parler, car ils ne peuvent que susciter l’animosité de leur congénères qui leur feront payer le prix de propos qu’ils considèreront comme excessifs et dangereux.

L’étude religieuse

D’un point de vue religieux, et notamment cathare, cette allégorie nous enseigne plusieurs choses. D’abord sur notre état d’éveil spirituel le plus courant qui est celui de personnes qui n’ont aucune vision ouverte sur d’autres champs de perception et notamment le champ spirituel. Cet état correspond à celui des hommes enchaînés contre le muret qui n’ont de champ de vision que le mur en face d’eux sur lequel se meuvent les silhouettes éclairées par le feu. C’est l’état de ceux qui ne reconnaissent aucune religion et qui pensent simplement que leur vie terrestre est la seule à laquelle ils auront droit et qu’après celle-là le néant les attend. Ils n’ont pas de raison d’être malheureux puisqu’ils ne voient qu’une partie de la réalité totale, sans savoir qu’il leur manque l’accès au reste de la connaissance. Le seul critère intellectuel pour se fondre dans la société qui est leur seul monde connu est de savoir ce qui d’après eux constitue un bon ou un mauvais comportement et de faire un choix selon ces critères, que l’on appellent en général la morale.

Ceux qui se trouvent derrière le muret et qui manipulent les silhouettes devant le feu tout en apercevant au loin la lumière de l’ouverture de la grotte, sont ceux qui, dans ce monde, entrevoient d’autres possibilités, sans pour autant vouloir chercher en savoir davantage, mais qui mettent en place des stratagèmes visant à leurrer les premiers au motif qu’ils se pensent supérieurs à eux. Ce sont ceux qui considèrent que le monde est composé de prédateurs et de proies et qui font le choix d’être des prédateurs sans avoir conscience qu’ils sont aussi les proies d’autres personnes et qu’ils auront à en souffrir. Ces personnes ont un sens moral moins développé que les premières.

Enfin, il y a ceux qui s’approchent de la lumière qui marque la limite entre la grotte et l’extérieur, mais qui en demeurant dans la grotte ne voient pas précisément ce qu’il y a au-delà, comme un cow-boy arrivant à la porte d’un saloon aperçoit des rais de lumière à travers la porte battante sans précisément savoir ce qu’il y a à l’intérieur. Ceux-là ont conscience qu’il y a autre chose que le monde dans lequel ils vivent, sans pour autant se sentir la force de passer cette limite, car cela revient pour eux à abandonner la certitude de ce qu’ils connaissent pour le risque de ce qu’ils pourraient découvrir. D’un point de vue spirituel, ce sont des gens qui ne sont pas encore suffisamment avancés dans leurs savoirs et dans leur foi et qui ainsi balancent entre deux mondes.

Mais s’ils poussent le seuil de la grotte et entrent dans la lumière, ils auront connaissance de cet autre monde, le monde spirituel, et ils pourront en percevoir les promesses et les difficultés. Comme la porte du saloon, celle qui nous sépare du monde matériel et nous permet d’entrevoir le monde spirituel, fonctionne dans les deux sens. Ainsi, nous pouvons avancer dans la lumière, afin de vérifier que nous sommes en capacité de le faire pleinement, c’est-à-dire que notre foi est suffisamment affermie pour continuer à cheminer malgré les difficultés que nous pressentons, ou qu’au contraire, nous ressentons la nécessité de rester en deça de cette porte pour continuer à étudier et éprouver notre foi. Nombreux sont les sympathisants qui poussent cette porte, mais dont la foi est insuffisante pour leur permettre de devenir des croyants. Ce n’est pas grave, et il ne faut pas voir cela comme un recul irrémédiable. Si nous prenons en compte les nombreuses vies que nous avons vécues depuis que notre part spirituelle a été emprisonnée dans la chair mondaine, il est clair que nous avons dû échouer dans ce domaine à de nombreuses reprises. Mais si le sympathisant continue au-delà de cette « porte », c’est qu’il est devenu un croyant et qu’à partir de là il va pouvoir cheminer jusqu’à rencontrer une nouvelle porte battante, elle aussi, qui lui permettra de devenir sans doute un jour un novice, puis un chrétien. C’est tout le mal que je nous souhaite.


[1] Les titans et les titanides, enfants de Gaïa et d’Ouranos, sont les premières divinités ayant précédé les dieux de l’Olympe.

Guilhem de Carcassonne

Créateur de ce site.