La vie, la mort et le cathare
Quand on souhaite parcourir le chemin difficile et brumeux qu’est l’engagement de non-violence absolue, il ne manque pas de sujets qui réservent des situations apparemment inextricables. Peut-on les résoudre ou doit-on les fuir ? Sont-elles solubles ou ne génèrent-elles pas plus de problèmes qu’elles n’en résolvent ?
La vie, la mort. Ces termes sont d’une complexité inouïe. Car en fait, ils recouvrent des acceptions très différentes selon la façon dont on les examine et selon l’esprit qui les examine. De là, comment faire pour adapter ses choix de vie à une situation si mouvante ?
Il y a deux moments essentiels dans le parcours terrestre de chacun d’entre-nous : la naissance et la mort.
Bien entendu, pour des raisons biologiques évidentes et démontrées, il nous est impossible de conserver le souvenir de notre naissance. Mais, bon nombre auront la chance de pouvoir « vivre » leur mort avec une agonie plus ou moins longue et plus ou moins sereine.
La vie
Déterminer ce qu’est la vie pourrait aider à comprendre quand elle commence et, par là ce que l’on peut faire ou ne pas faire. Dans un projet de non-violence, la violence extrême consiste à empêcher la vie ou à la supprimer. Mais, elle est aussi de la rendre invivable en raison des souffrances qu’on provoque par action ou inaction.
Aujourd’hui, bien malin qui pourrait nous dire ce qu’est la vie et, par conséquent quand elle commence. Il faut lui adjoindre des adjectifs si l’on veut la qualifier. La vie consciente, la vie intelligente, la vie végétative, etc. sont compréhensibles éventuellement mais, pas la vie.
Définir quand commence la vie permet de déterminer ce qui la précède et ce qui la suit. Un œuf fécondé est-il une vie et un coma végétatif irréversible est-il encore de la vie ? Nous constatons que, même les plus acharnés défenseurs de la vie sont incapables de cohérence en ce domaine. En effet, les mêmes qui luttent bec et ongles contre l’avortement tolèrent, acceptent, voire encouragent le prélèvement d’organes sur donneur cliniquement mort.
Certains croyants considèrent que Dieu donne une âme dès la conception alors que pour d’autres la vie commence à la naissance. C’est aussi pour accomplir les desseins de leur Dieu qu’ils rejettent la contraception puisqu’elle empêche la vie d’apparaître.
Choisir entre deux vies est très difficile. Quelle vie est supposée préférable à une autre ? Empêcher la conception revient à favoriser le droit de choisir le moment où l’on se sentira le plus à même d’accueillir une vie dans de bonnes conditions. Ne vaut-il pas mieux faire deux heureux plus tard que deux malheureux tout de suite ? Interrompre une grossesse non désirée pour tout un tas de raisons obéit à la même logique.
Pour moi, ce qui doit dominer est la préférence donnée à la certitude sur la supputation et à la souffrance avérée sur la souffrance putative. En clair, je veux bien courir le risque de pécher par erreur ou méconnaissance mais, certainement pas par excès de lâcheté, surtout s’il est motivé par une prudence excessive destinée à me protéger moi plus que l’autre.
Interruption de grossesse
Comme je suis incapable de définir la vie humaine avant qu’elle ne se soit accomplie par une naissance, je considère donc qu’avant la naissance, il n’y a pas d’autonomie de l’individu qui n’est ainsi qu’une sorte d’« excroissance » maternelle à laquelle je ne peux donner la capacité de nuire à celle qui la porte. C’est pourquoi, dans l’attente de certitudes concernant la vie humaine avant la naissance, je laisserai toujours la priorité à la vie de la mère, car elle me semble autonome et accomplie, plutôt qu’à celle d’un être vivant putatif car, ni autonome, ni accompli. Donc, quel que soit le terme de la grossesse, l’interruption me semble légitime en cas de risque vital ou sanitaire grave pour la mère et — dans un cadre juridique qui me semble actuellement raisonnable —, je soutiens également l’interruption de grossesse pour raisons personnelles de la mère quand le terme n’est pas trop avancé. Je ne cherche ni à donner des justifications scientifiques à mon choix, car il n’y en a pas qui ne soit pas accessible à la critique, ni à fuir mes responsabilités de citoyen.
Si l’on veut réduire les interruptions volontaires de grossesse (IVG), que l’on se donne les moyens d’en combattre les causes objectives et d’en assumer les conséquences prévisibles. Dans l’attente de ce « paradis terrestre » je fais au mieux avec ce qui m’est accessible en connaissances et en moyens.
La fin de vie
De la même façon, la fin de vie pose problème. Que faut-il privilégier ? La durée ou le confort ? Faut-il abréger une vie ou la laisser durer ce qu’elle doit durer ?
Là encore, ni la science, ni la philosophie ne nous aident vraiment. J’ai vécu des périodes professionnelles moins faciles à gérer qu’aujourd’hui sur le plan professionnel. Cela m’a donné une certaine expérience dont je me sers pour agir au mieux de ma conscience.
La fin de vie fait intervenir deux problématiques : la souffrance physique et la souffrance morale. Nous disposons de très bons moyens d’enrayer la première de façon suffisamment efficace pour le rendre tolérable tout en permettant le maintien d’une activité relationnelle compatible avec l’agonie et ses valeurs, tant pour celui qui part que pour ceux qui restent. Concernant la souffrance morale, elle est liée pour une part à la souffrance physique qui renvoie à un sentiment de déchéance et de déshumanisation. En traitant cette dernière on améliore la première. Pour le reste, elle dépend du relationnel du mourant, des nécessités qu’il ressent avant de se laisser aller, de possibles troubles psychologiques, de la qualité de la communication avec ses proches et les soignants et de facteurs psychologiques personnels. Autant dire qu’une approche psychologique bien gérée peut fortement aider au bon déroulement de l’agonie et peut même procurer un véritable bien-être aux personnes concernées qui ne savent pas comment aborder cette période dans un monde où la mort n’est plus vécue en famille mais à l’hôpital.
Ce tableau ne peut se réaliser qu’avec le soutien de structures et de personnes compétentes et motivées, ce qui renvoie au problème des moyens de la santé en France. Néanmoins, le manque de moyens n’est pas un argument justifiant le recours à des méthodes plus expéditives car moins contraignantes. L’agonie est aussi essentielle à la famille qu’au mourant lui-même. Les en priver serait terrible. Le recours aux moyens techniques et psychologique doit donc être sous-tendu par cette volonté de favoriser une bonne agonie. À l’approche immédiate de la mort, rien ne justifie de la brusquer et, à distance, les choix exprimés sont loin d’être univoques.
C’est pourquoi je rejette toute idée d’euthanasie mais je ne regarde pas aux effets secondaires de thérapeutiques efficaces et justifiées par l’état du patient. Mais la société, désireuse d’avoir un contrôle total sur la vie, en vient à légiférer sur la mort. Cela me pose des problèmes d’éthique, car il me semble très difficile, voire impossible, de fixer des cadres qui soient sûrs et qui garantissent que des considérations financières, sociales, voire politiques ne viendront pas les transgresser.
La mort
D’un point de vue médical, le cerveau est l’organe central, donc la perte de conscience est vécue comme une perte notable d’humanité et l’impossibilité de la reprise d’une vie consciente et communicante (corticale donc), est considérée comme l’antichambre de la mort. C’est le critère qui autorise à entamer les démarches en vue d’un prélèvement d’organes.
La loi a souvent varié sur le sujet et devrait continuer à s’adapter dans le futur. Je vis cela comme un pis-aller. Faute de savoir réparer ce qui ne fonctionne pas correctement sur un individu, nous ne savons que prendre des éléments sains d’un autre qui vient de mourir en pleine santé. C’est frustrant, désespéré et d’un rendement minable mais, nous n’avons pas d’autre choix à l’heure actuelle. Je ne vois donc rien de problématique à accepter ces pratiques et à participer à un acte qui va se solder par un arrêt cardiaque que je provoquerai au moment du prélèvement. Pour moi, l’être humain est déjà mort bien avant cela.
Même s’il l’on n’est pas croyant, cette expérience représente un moment essentiel afin d’espérer accéder à des informations uniques.
Mais pour le croyant les choses sont encore plus profondes. La plupart des religions font de la mort un temps intermédiaire entre deux mondes. Certains pensent même qu’elle peut être un temps d’introspection avant de renaître dans un autre corps afin de poursuivre dans l’expérience de la vie une sorte de purification nécessaire à la fin des renaissances.
Qu’elle soit considérée comme la fin de tout ou comme un passage vers une autre vie ou un autre monde la mort revêt une importance considérable alors même que la plupart des gens passe sa vie à essayer de l’ignorer voire à la nier.
On est beaucoup moins précis concernant quand commence la vie.
Le point de vue cathare
La doctrine cathare amène à considérer ces temps et événements de façon un peu particulière.
Pour nous la vie est en fait le temps pendant lequel l’esprit-saint est maintenue dans sa prison charnelle qu’il doit apprendre à surmonter s’il veut se libérer des cycles de transmigration lorsque son corps mourra. L’intervention humaine sur la vie n’est répréhensible que s’il s’agit d’user de violence sur une vie avérée. Cela interdit donc les violences faites aux autres, mais aussi les violences sur soi, y compris le suicide ou l’euthanasie demandée. Concernant les cas de contraception et d’interruption volontaire de grossesse, les cathares ne sont pas concernés et tout émission d’un avis relèverait d’un jugement. Dans un cadre de conseil, il est évident qu’il vaut mieux prévenir que devoir intervenir. Donc les cathares conseilleront toujours la contraception à l’IVG, notamment pour le bien-être et la santé de la femme concernée.
Je rappelle que pour les cathare l’infusion de l’esprit-saint prisonnier se fait à la naissance et non à la conception. Mais cela est sans intérêt puisque le corps est d’origine maligne et non divine.
Concernant la mort, les cathares s’interdisent de la provoquer, mais souhaitent la vivre en pleine conscience pour parachever leur cheminement spirituel dans l’espoir du Salut. Le devenir du corps leur importe peu et ils s’en remettent aux règles en vigueur là où ils vivent pour en disposer.
Un point important qui diverge des pratiques médiévales est que les cathares sont convaincus que le Salut n’est pas réservé aux cathares consolés, mais que tout être humain qui a profondément et durablement élevé sa part spirituelle au-dessus du mondain peut en bénéficier. Par contre, la cérémonie du sacrement de la Consolation ne saurait rien garantir si elle intervient au dernier moment chez un individu qui n’a pas manifesté une attitude permettant de penser qu’il a réellement effectué son chemin spirituel. Donc, la Consolation au mourant nous semble relever d’accommodements qui avaient une justification à l’époque et qui ne sont plus justifiés aujourd’hui. Ce qui n’empêche pas de répondre favorablement à toute demande de soutien face à la mort que nous demanderait un agonisant, qu’il soit sympathisant, croyant ou consolé cathare ou pas. Ce soutien pouvant s’effectuer de toutes les manières que rend possible l’état des outils technologiques disponibles.
Le cathare face à la mort
Il y a plusieurs façons d’appréhender la mort. Il y a aussi plusieurs façons de considérer sa mort.
D’un point de vue technique et pratique, la plupart d’entre-nous s’interroge sur ce qui précédera l’instant final, car la mort étant inéluctable il est vain de la craindre en tant que telle. Mais la conscience de la fuite de la vie et les souffrances physiques et psychiques sont des points qui peuvent nous inquiéter.
J’y ajoute un point qui n’est pas forcément dans tous les esprits : comment sera mon corps à l’instant de la mort, c’est-à-dire comment serai-je retrouvé par ceux qui me découvriront mort les premiers ? Quand une forte dégradation du corps intervient, les proches ont du mal à conserver une image positive du défunt, au point qu’il arrive souvent au secours ou aux soignants d’interdire l’accès au corps avant qu’il ait été pris en charge par les services funéraires en demandant à la famille de conserver l’image mentale la plus positive possible au lieu d’être marqué durablement par une vision de déchéance extrême.
D’un point de vue philosophique et intellectuel, nous espérons tous une mort créant une charnière entre un état de vie conscient et éclairé et une mort ne permettant pas la déchéance physique et mentale. Malheureusement, nous savons que bien des personnes passent par cette déchéance dont la représentation la plus connue et la plus inquiétante est la maladie d’Alzheimer qui donne à voir une destruction psychique préalable à la destruction physique. Mais cela revient à se demander ce que nous pensons être en réalité. Un corps ou un psychisme construit par une vie de relations et de choix ? Dans ce dernier cas, il me semble que ce qui compte est de concevoir cet état comme une sorte de coma irréversible où le corps subsiste alors que la vie n’est plus là.
D’un point de vue spirituel, ce qui me semble important c’est de voir la mort comme une étape sur un cheminement qui n’est pas encore terminé ; un passage d’une nouvelle porte ouvrant sur un autre cheminement.
Je ne sais rien de ce que sera ce chemin et j’espère simplement qu’il ne me ramènera pas, une fois encore, à retrouver les barreaux d’une nouvelle prison charnelle. Que sera ce moment qui marquera, je l’espère, la fin de mes efforts en ce monde et qui, de fait, marquera la fin du temps et de toute sensation ?
J’aspire à un état détaché de tout dont je ne sais rien et dont je ne peux rien entrevoir faute d’avoir la mémoire de ce qu’il fut avant ma chute en cet enfer, mais je suis intimement convaincu que cet état sera au-dessus de tous mes espoirs. Cela s’appelle… la foi me semble-t-il !