5-1-Histoire du catharisme

Langage catholique et discours cathare : Les écoles de Montpellier

2-Le catharisme dans son environnement | 5-1-Histoire du catharisme
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Langage catholique et discours cathare :
Les écoles de Montpellier

Publié dns : L’Art des confins : mélanges offerts à Maurice de Gandillac – Paris : Presses universitaires de France, 1985

Messatje us tramet mout fizel
Breu sagelat de mon sagel
No sai messatje plus cortes
Ni que melhs celes totas res.
Arnaud de Mareuil.*

[p. 137]Le dualisme cathare, en insistant sur le Mal et en le liant à la prédestination, aux ténèbres et à la matière, a suscité chez les « intellectuels » du temps une réflexion critique et une défense de l’orthodoxie qu’expriment, autour des années 1200, un ensemble d’écrits languedociens. Sans prétendre dénouer toutes les difficultés venant des interférences entre manuscrits, nous allons essayer d’en saisir l’esprit. Il est inattendu et caractérise le groupe, car, pour ces auteurs, l’hérésie a consisté essentiellement en un problème de langage : les cathares prouvent le dualisme grâce à des versets de la Bible, qu’ils interprètent selon leur grille de lecture. « Ils altèrent la Parole de Dieu ! » s’indignent les catholiques. Et ils s’évertuent à démontrer la falsification, assimilant l’opposition exégétique à un conflit sémantique, dont il importait avant tout d’analyser et de clarifier les données.

Tous ces textes tiennent donc un discours sur le langage. Leur propre discours encadre deux discours indirects, la thèse cathare, exposée avec plus ou moins de fidélité, et les passages bibliques : cités par les cathares et à nouveau par les catholiques pour en rectifier le commentaire, ou choisis pour contredire une théorie dualiste, ceux-ci sont toujours considérés comme l’authentique transcription de la Parole divine. Mais, tandis que les cathares attribuaient au dieu mauvais une partie de l’Écriture, leur adversaire la prenait tout entière comme vérité littérale, affirmant et s’ingéniant à démontrer la coïncidence du signifiant et du signifié.

Ces controverses servent en général de sources pour reconstituer la doctrine cathare, dont les originaux sont perdus. Nous allons ici les étudier pour elles-mêmes, et voir leur système d’argumentation. Cependant, il faut d’abord présenter leur adversaire : le catharisme radical professe l’opposition fondamentale du Bien et du Mal, dieux ou Principes, l’appartenance au Mal de tout le monde visible, et la dualité de l’homme, créature imparfaite dont le corps de boue emprisonne une âme de lumière. Séduits 138par le fils du dieu du Mal les anges l’ont suivi sur terre, mais leur être s’est alors dissocié : seule leur âme a accompagné Satan, ou Lucifer, et a pu s’incarner dans les corps façonnés par le dieu du Mal, qu’elle anime successivement. Leur corps céleste est resté au ciel, leur esprit erre en appelant l’âme captive. Lorsqu’elle entend cet appel, l’âme endormie s’éveille, se souvient, comprend son exil et désire quitter la tunique de boue où l’enferme le dieu du Mal. L’esprit alors se rapproche d’elle, le rite du consolamen les réunit, et à la mort du « parfait » (devenu tel par ces retrouvailles) jointe à l’esprit l’âme libérée peut quitter le monde de la matière. Toutes deux attendent dans la « terre nouvelle » le moment où, le nombre des élus étant au complet, s’effectue la séparation finale des deux substances irréductibles. Ils pourront alors retourner dans la « terre des Vivants » ou cour du dieu Bon, et retrouver avec leur corps céleste l’unité originelle. L’enseignement cathare dévoile progressivement le « secret » de l’origine du monde, de son mélange actuel et de sa fin. Car le piège où le dieu du Mal retient les âmes, après s’être emparé d’elles par leur péché dans le ciel, est de les lier à la matière en leur faisant croire qu’il n’est d’autre dieu que lui. Le « secret » est à la fois la révélation de l’existence du dieu Bon, occulté par le dieu Mauvais, du chemin du salut, oublié dans la chute et retrouvé grâce à l’ange Jésus, fils aîné du Père, et l’explication du mode de lecture permettant de découvrir dans l’Écriture son sens caché : la preuve du dualisme[1].

Car cette doctrine, où se décèlent sans peine des influences gnostiques, néo-platoniciennes, origénistes, priscillianistes, utilise pourtant les autorités scripturaires d’une façon typiquement médiévale. Chaque épisode du récit mythique est présenté entouré, étayé, de renvois à des textes évangéliques, mais auxquels l’exégèse cathare attribue une signification secrète. Ainsi les paraboles du Bon Samaritain, de l’économe infidèle et de la brebis égarée figurent la même mystérieuse réalité : le Paradis perdu, oublié par l’exilé en pays étranger et remémoré grâce à la mission du Christ. Et, comme dans la tradition gnostique, la Samaritaine auprès du puits symbolise l’âme pécheresse aspirant, par l’eau vive, à désaltérer sa soif spirituelle.

Dans les paraboles c’est l’histoire entière qui est signifiante. Mais les parfaits appliquent aussi fréquemment cette lecture anagogique à un verset ou à un mot. Les catholiques reconnaissent dans ce procédé la traditionnelle explication biblique alliant écriture et commentaires oraux. Pour la contrecarrer ils organisent donc des conférences contradictoires où chaque parti vient exposer ses thèses : il s’agit de prouver devant un arbitre, la vérité ou l’erreur de l’interprétation. À Montpellier, à Carcassonne, 139à Montréal, à Pamiers, ailleurs encore, en Lauraguais durant une dizaine d’années, des rencontres sans appel confrontent les deux modes de lecture : celle de Montpellier dura une semaine, celle de Montréal quinze jours[2]. Leur souvenir se retrouve dans les manuscrits conservés, plus ou moins explicitement destinés à être consultés et manipulés, à fournir des modèles et des arguments dialectiques. Mais en vain. C’est l’échec de ces tentatives de conversion des parfaits par le raisonnement qui imposa la solution de la Croisade.

Pourquoi ces entreprises ont-elles échoué et quels furent les véritables adversaires des cathares ? Il semble à ce sujet que l’on ait exagéré l’importance d’un groupe marginal, vaudois devenus Pauvres catholiques, que la papauté a certainement voulu utiliser en les retournant contre les autres hérétiques mais que les événements et les réticences des évêques ont en fait empêché de prêcher. Convertis pendant la conférence de Pamiers, en septembre 1207, ils ont été réconciliés le 18 décembre 1208, et installés en 1212 à Elne. Le pape leur donne alors la charge d’un hôpital[3]. La croisade est prêchée au printemps de 1209, et cette même année 1212 marque la fin d’une époque avec les statuts de Pamiers et la réorganisation administrative de la terre conquise[4]. À partir de ce moment les « égarés » sont devenus des rebelles. Par exemple, Stéphane de Servian, qui avait commis autrefois l’imprudence de donner raison aux parfaits à l’issue d’une controverse soutenue dans le village dont il était seigneur, est forcé en 1210 d’abjurer, essaie de résister et meurt en prison[5]. Le temps des disputes théologiques 140précède la Croisade et finit avec elle. Déjà en 1204 Raoul de Fontfroide dit expressément : « Je vois bien qu’on ne pourra extirper radicalement ces hérétiques que par le glaive matériel »[6].

Les adversaires les plus qualifiés pour ce combat de la foi sont sans conteste les théologiens. La personnalité d’Alain de Lille domine ce groupe. C’est à Montpellier qu’il rédigea ses écrits défendant l’orthodoxie, et l’on retrouve ailleurs, empruntés, des passages de son De fide[7]. Mais Alain interdit vigoureusement de prêcher aux illiterati « qui ne comprennent pas l’Écriture : Si c’est dangereux pour les sages et les saints, c’est extrêmement dangereux pour les ignorants »[8]. Ce jugement péremptoire correspond vraisemblablement à l’opinion commune du clergé. En accusant ses adversaires d’usurper la fonction d’enseigner, il se désigne comme chargé lui-même de cette mission.

Inspirés par la lutte anticathare, les livres qu’Alain écrit durant son séjour montpelliérain élèvent le débat au plan de la réflexion théorique. L’Ars predicandi, comme les Distinctiones et les Regulae, enseignent une méthode. Mais, déjà dans la Summa, vers 1160, Alain considère la science théologique comme « la grammaire du discours sur Dieu »[9]. L’ignorance de la force et de la puissance des mots conduit à tomber dans des paralogismes, c’est-à-dire à déraisonner et à sombrer dans l’erreur, et les théologiens ne doivent pas oublier que les termes en usage dans la théologie sont empruntés aux sciences de la nature ; transposés aux réalités célestes, ils perdent leur signification première. Alain met l’accent sur la recherche de la vérité à partir du langage, idée qu’il exploite ensuite dans les distinctiones. Or, le groupe de livres directement consacrés à réfuter le dualisme part de cette même idée : le problème métaphysique du Mal s’y trouve lié à la question de la signification des mots. L’emploi de la dialectique caractérise une famille d’esprits ; cet ensemble de textes provient d’un milieu,  141favorable à Alain ou même inspiré par lui, dont les auteurs s’empruntent réciproquement des arguments ou des phrases, et par conséquent il montre l’existence d’un courant de pensée languedocien.

À ce milieu de théologiens il faut sans conteste rattacher le protecteur d’Alain de Lille, celui auquel il dédie ses Distinctiones, peut-être le responsable de sa venue en Languedoc, Ermengaud, abbé de Saint-Gilles-du-Gard de 1179 à 1195. En outre, auprès des moines, ne peut-on placer les maîtres des écoles de Montpellier ? Comment, en effet, supposer qu’ils soient restés silencieux au milieu d’une querelle religieuse bouleversant leur pays ? Comme l’école de médecine, les écoles de grammaire et de logique dépendaient de l’abbaye de Maguelonne. Et c’est à Maguelonne, justement, qu’est adressé l’un des exemplaires du florilège d’autorités composé par Adhémar de Saint-Ruf, l’un des principaux disciples de Gilbert de La Porrée[10]. Montpellier faisait donc vraisemblablement partie de la branche méridionale, bien implantée, de la « petite école porrétaine ».

Or, l’influence porrétaine se discerne nettement dans un manuscrit provenant des archives de l’Inquisition de Carcassonne, dont l’auteur a trouvé dans les spéculations sur l’unicité divine une source d’inspiration et un modèle d’analyse : il fonde son exégèse sur la signification des mots et le discernement du mode d’expression propre à chaque passage de l’Écriture, et lorsque son commentaire en vient à la question de l’Être, il la lie aussitôt à la question  du nom.  Car l’antinomie entre cathares et catholiques éclate à propos du verset de l’Exode : Ego sum qui sum (Ex 3, 14). Fidèles à leur conception, les dualistes voient dans cette phrase une tautologie, une esquive du dieu de l’Ancien Testament refusant de manifester son identité  pour éviter d’avouer qu’il  est le  dieu  mauvais.   Railleurs,  ils s’écrient : « Oui, bien sûr, l’âne, ou le bœuf, est ce qu’il est ! ce dieu est un mystificateur ! »[11]. En riposte, le catholique fait gravement observer que tout les animaux tiennent de Dieu leur être, et explique ce verset, selon l’exégèse traditionnelle, par la révélation de l’essence divine : « Dieu ne peut mieux manifester son nom, en effet il est dit Ens est mon nom, Dieu en effet n’est que ce qu’il est, et ce par quoi il est, Dieu est son être de n’être que cela… toi, homme, tu  ne perçois pas ce qui est de Dieu. » 142La grille de lecture modifie complètement le sens : où l’un aperçoit une ruse, l’autre découvre la déité même.[12]

Le conflit exégétique, qui culmine à cet endroit, a toujours le même caractère : le moniste réfute la position dualiste en accusant les hérétiques de lire sans comprendre et de sous-entendre des mots[13]. Mais dans les deux cas la démarche est semblable : chaque parti découpe un verset biblique et l’interprète en formulant un raisonnement d’allure logique conforme à sa thèse. En somme les controversistes languedociens accolent des axiomes à des commentaires scripturaires. Méprisant le mythe, qu’ils qualifient d’insanité et de vésanie, les auteurs catholiques s’attaquent à l’interprétation des versets utilisés par les perversores scripturarum. Leurs écrits sont des « contre-textes ». Selon la méthode d’Alain de Lille dans le De Fide, en tête de chaque rubrique ils résument la position cathare et reprennent les versets cités par les parfaits, puis les réfutent. L’idée directrice, le fil conducteur de toutes ces œuvres est la conviction de posséder la vérité, et de vaincre par la force d’une argumentation rationnelle.

Cet état d’esprit et cette technique ont un aspect bien particulier, différent de la perspective néo-platonicienne qu’à la même époque adopte Prévotin de Crémone dans la Summa contra Haereticos, pour expliquer l’opposition entre les mondes[14]. Mais Prévotin informe de simples lecteurs. Les Languedociens au contraire s’engagent dans la polémique. Ils répertorient toutes les objections possibles, discutent, ergotent, invectivent parfois violemment un adversaire invisible et proche. Ils offrent des arguments et des répliques. Dans les réunions contradictoires les tournoyeurs doivent être munis d’armes acérées, pour réussir il leur faut un champ clos, un terrain solide, et, à l’issue de la dispute, l’éclat de l’évidence. Irréfutable, un raisonnement bien mené s’impose à l’esprit. Aussi les catholiques espèrent-ils réduire leurs adversaires au silence grâce à des alternatives, des paradoxes 143et des syllogismes, c’est-à-dire en appliquant des règles de grammaire et de logique, puisque « par la logique on tend à distinguer finalement le vrai du faux »[15]. La spéculation métaphysique, fondée sur l’exégèse, prend le langage comme preuve décisive.

Dans cette politique de controverse les  vaudois tiennent, quoique limitée, une certaine place. Une notule précédant le livre d’Alain dirigé contre eux signale qu’à l’époque de sa rédaction ils se défendaient à l’aide d’autorités mal comprises, ce qui l’amena à les combattre[16]. Quelques arguments scripturaires sont en effet communs à Alain et au Liber antiheresis rédigé par un vaudois, son contemporain, qui ailleurs le prend à partie en le contredisant à propos du travail[17]. L’auteur est probablement Durand de Huesca, encore vaudois ; en lui attribuant l’ouvrage le P. Dondaine en a souligné la parenté avec les différentes versions d’un Contra haereticos écrit par un certain Ermengaud que, revenant à l’opinion traditionnelle, nous identifions à l’abbé de Saint-Gilles-du-Gard[18]. Dans le dossier de la lutte anticathare figure donc un groupe de textes tantôt vaudois, tantôt catholiques. Rien ne distingue leur mode d’argumentation : Durand de Huesca, qui est clerc, participe au débat intellectuel ; il s’exprime, de façon à être écouté, en formulant sa thèse dans le langage convenable selon une méthode familière. Si son livre a pu être utilisé après la conversion de l’auteur, c’est bien qu’il continue à présenter un modèle précieux.

Ce type d’exégèse identique rend possibles les discussions : basées sur une entente partielle elles portent sur des variantes d’interprétation. Mais leurs résultats sont des livres, et non des procès. Les cathares et leurs contradicteurs témoignent d’une même confiance dans la vertu de l’esprit. Catholiques contre vaudois, vaudois contre cathares, catholiques contre cathares, chacun cherche à persuader par la cohésion formelle du discours. Ainsi, parmi les écrits anticathares, un groupe languedocien, dominé 144par la personnalité d’Alain de Lille, s’est attaché à discerner, dès que surgit le péril, ses racines doctrinales, et a le réfuter par une démonstration basée sur l’exégèse. Le curieux destin du texte d’Ermengaud montre l’hésitation des historiens à propos de son auteur, mais non de sa méthode. La dialectique dont il use, cause du rapprochement de son livre avec les œuvres d’Abélard, il l’a sans doute apprise à l’école porrétaine, et son protégé Alain de Lille a dû être chargé de cette mission d’analyse des thèses adverses et de défense du catholicisme, à la fois par estime pour la clarté de son jugement et par affinité intellectuelle. Montpellier, avant de passer, par son roi Jacques II, à l’Aragon, se trouvait logiquement désigné pour prendre la tête d’un tel combat. Mais, par une circonstance singulière, Alain de  Lille comme Ermengaud de Saint-Gilles appartiennent eux-mêmes à un courant de pensée discuté. Certes, l’abbaye de Saint-Gilles, dépendant directement du pape, jouissait de son accord — et, incidemment, ce lien pourrait expliquer comment des passages entiers d’Alain de Lille, mort à Cîteaux en 1203, ont pu être intégralement repris dans les Actes du Concile du Latran de 1215. Mais, reconnues à Rome vingt ans plus tard, ces idées, influencées par un courant axiomatique auquel s’opposait saint Bernard, n’ont pas fait l’unanimité sur le moment en Languedoc. La position des adversaires de Gilbert de La Porrée : il est inconvenant d’appliquer aux choses divines les méthodes employées pour les choses humaines, s’allie ici à une certitude : c’est par l’autorité de l’Église aidée du pouvoir temporel que les égarés doivent être ramenés. Saint Bernard n’agit pas autrement durant sa légation à Toulouse et Albi en 1245, et Raoul de Fontfroide, au tout début du XIIIe, réclame l’aide du glaive matériel pour expurger l’Église de ses hérétiques. Au contraire, Alain de Lille essaie de les rallier par la discussion.[19]

Malheureusement, on peut douter de l’efficacité de cette rigueur. Les Montpelliérains croient pouvoir convertir en se plaçant sur le seul plan intellectuel par un état d’esprit que l’on pourrait qualifier de scientifique : le dualisme découle d’une erreur d’interprétation de l’Ecriture par ignorance, de sophismes, de paralogismes, qui doivent être rectifiés selon les modes de signifier corrects. Pour eux l’hérésie pose essentiellement un problème de logique du langage. Or, si les thèses cathares se trouvent 145comme mises en abîme au cœur des manuscrits catholiques, ils n’en donnent pas pour autant un reflet forcément fidèle. Car les auteurs catholiques, pour  exposer  le  point  de  vue   qu’ils  vont   combattre,   se  conforment à leur propre  méthode; peut-être  même  comprennent-ils le catharisme selon leur propre foi. Même indiquées par un signet en marge, ces thèses courent le risque d’être tronquées, manipulées, peut-être même traduites. L’exégète  ergote  sur  la  lettre  du texte  sacré[20].   Mais les  cathares croyaient-ils eux aussi que toute pensée devait nécessairement être formulée en latin ? L’une des raisons de leur réussite vient certainement, au contraire, de leur choix de la langue d’oc. La parole précède le livre, qui dépend d’elle : religion initiatique, le catharisme s’enseigne d’abord de vive voix, par des sermons entrecoupés de commentaires de la Bible. La révélation progressive du dualisme conduit à projeter dans l’ontologique une situation existentielle, à prendre conscience de la dissociation du moi et du monde, et, dans l’homme, de la dualité du corps et de l’esprit. Grâce aux rites, prières et cérémonies, les croyants intériorisent cette expérience, vivent leur vie spirituelle et se purifient, enfin se transforment en parfaits en recevant le consolamen. Pratique et prédication ne peuvent naturellement prendre leur pleine résonance que dans la langue maternelle. En outre, le catharisme s’adresse d’abord à un milieu profane cultivé, aux consuls de Toulouse, aux riches bourgeois, à la noblesse du Quercy, du Lauraguais et du Carcasses, à ces microsociétés que sont les petites cours seigneuriales : la langue d’oc est la langue des troubadours. Or, les deux livres écrits par des cathares italiens le sont en latin, alors que dans les leurs les Languedociens emploient leur parler. Les deux rituels cathares, de Florence et de Lyon, ont le même contenu, mais exprimé autrement[21].

Cependant, l’usage du roman pour traduire des abstractions peut se 146révéler difficile et laisser planer des ambiguïtés. Le seul texte cathare languedocien actuellement connu, le manuscrit de Dublin, écrit en roman parait être un original. Sa glose sur le Pater, prière réservée aux seuls parfaits, est destinée à la lecture et la méditation, elle interprète toute la prière dans un sens symbolique, comme l’espoir du retour au ciel des âmes tombées, et révèle ainsi l’existence d’un vocabulaire philosophique en langue vernaculaire et donc d’un milieu capable d’en comprendre les termes abstraits[22]. Ce commentaire laisse supposer que les parfaits ne se sont pas contentés d’user de la langue d’oc dans leur rituel mais s’en sont aussi servi dans des traités d’exégèse. Certes, la valeur d’un raisonnement ne dépend pas de l’idiome dans lequel il est émis. Mais dans ce cas le décalage est plus grand encore avec leurs contradicteurs qui argumentent en se fondant exclusivement sur le latin. Outre le disparate entre les mots mêmes, la connotation d’un parler usuel diffère de celle d’une langue savante, et en définitive la différence entre signifiants se répercute sur le signifié.

De l’Écriture les parfaits font une lecture spirituelle qui privilégie le sens anagogique. En riposte les catholiques insistent sur les autres sens, en particulier sur le sens littéral, alors remis en valeur par les Victorins. L’exégèse cathare combine la dialectique, convenant à son système bipolaire, et le vieux procédé des testimonia, qui groupe des phrases, découpées sans souci du contexte mais comportant un même mot clef, porteur de signification, qui tire son importance du redoublement. Leurs adversaires répliquent en contestant le sens des mots. Par exemple, dans la phrase : Pater, peccavi in celum, in a le sens de contra et régit tantôt l’accusatif, tantôt l’ablatif. Elle signifie : « Père, j’ai péché contre le ciel », et non « dans le ciel ». Et, à propos de la phrase projecit de celo in terram inclitam Israël (Jr., Lm 2, 1) : « Imbéciles, comprenez qu’Israël est du genre masculin. Donc, le nom inclitam n’est pas l’adjectif du substantif Israël, puisqu’ils ne sont pas du même genre. Par conséquent, les hérétiques ne peuvent pas dire 147valablement que le Seigneur chassa Israël du ciel, car Israël, à cet endroit, est mis au génitif et non à l’accusatif ».[23]

Ces corrections grammaticales, en modifiant l’intelligence de ces phrases, aboutissent à les écarter comme preuves du péché dans le ciel et de la chute des anges sur terre. Pour démontrer que les anges rebelles sont des démons, et non des humains, le Liber antiheresis donne un schéma de discussion. Il énonce d’abord : « Jamais ne sera sauvé aucun de ceux qui tombèrent du ciel par orgueil », puis appuie cet axiome par un verset : « Si Dieu en effet n’a pas épargné les anges qui avaient péché mais les a précipités dans le Tartare et livrés à des fosses obscures… » (II P 2, 4). Il reprend ensuite l’un après l’autre les versets cités par les parfaits, et les corrige : « Non sum missus nisi ad oves que perierunt domus Israël » : cela ne s’applique pas aux esprits tombés du ciel, car le mot oves doit être replacé dans son contexte historique : il désigne la race de Jacob par opposition aux gentils, comme le montrent par ailleurs les Actes des Apôtres. Effectivement, les cathares s’appuient sur trois « autorités » où le mot oves est connoté par les idées de rassemblement du troupeau et de salut[24]. Leur adversaire objecte : à la lumière de la prophétie de Caïphe : « Jésus devait mourir, non seulement pour un seul peuple mais encore afin de rassembler les brebis dispersées » l’argument est sans valeur. Si les hérétiques comprennent que les fils de Dieu dispersés pour lesquels le Christ est mort sont les brebis de la maison d’Israël, et si c’est pour eux seulement que le Christ est venu, ils disent à tort qu’il y a un autre peuple pour lequel le Christ est mort »[25]. À l’aide de deux phrases entendues différemment ils soulignent leurs contradictions. La même technique est employée à propos du verbe reddere. Les cathares citent : « Désormais m’est réservée la couronne de justice que me remettra ce jour-là le Seigneur, le juge juste » (II Tm 4, 8) et commentent : « s’il me la remettra c’est donc que je l’avais déjà eue ». L’auteur conseille aux contradicteurs : « il faut citer trois autres versets : « Appelle les ouvriers et remets-leur leur salaire » (Mt, 20, 8), « Rendez à César ce qui est à César » (Mc 12, 17 ; Lc 20, 25), « Rendez à tous ce qui leur est dû, impôt, taxe, crainte, honneur » (Rm 13, 7). On montre ainsi que le sens de reddere n’est pas rendre mais donner ».[26]

Corriger un mot permet donc d’interpréter la phrase qui l’enchâsse en détruisant la signification dualiste que les parfaits lui ont donnée. Si la phrase est incorrecte l’idée est réfutée. Car le raisonnement cathare s’applique à dévoiler un dualisme sous-jacent dans le texte. Par exemple, lorsque [p.148]Dieu, avant le déluge se repent d’avoir fait l’homme : « Quel est ce dieu qui se repent de son œuvre ? S’il se repent c’est qu’il est changeant et qu’il a péché. Donc il est mauvais »[27]. Alain de Lille donne des exemples de cette logique cathare : « Si Dieu fit le visible, ou il put le faire incorruptible, ou il ne le put pas. S’il ne le put pas, il ne fut pas tout-puissant, s’il le put et ne le voulut pas il fut malveillant. De même : à cause immuable, effet immuable. Mais il est évident que les choses corporelles sont muables, donc leur cause est muable. » Dans la « solution des catholiques » Alain sort du dilemme, et le résout en faisant intervenir ce que les linguistes modernes appellent le métalangage. Explicitant l’implicite, il passe au problème réel, celui de l’existence du Mal. Et pourtant il continue de l’envisager sous l’angle du langage : « Nous disons que ce nom, le mal, parfois suppose une action mauvaise, parfois suppose une déformation de l’action elle-même… le mal n’est rien, et ne fait rien par lui-même. Donc la déformation de l’acte, dite mauvaise, n’est rien »[28]. Dans la logique, comme dans l’exégèse, les catholiques ne refusent pas l’énonciation, ils acceptent les prémisses mais réfutent en recourant à des distinctions entre l’essence et l’accident, entre le particulier et le général.

Alain de Lille conseille d’enfermer les parfaits dans une alternative : « S’il y eut deux principes des choses, ou l’un fut imparfait, ou l’autre fut superflu ? »[29]. Autre raisonnement, par l’absurde : « Si le diable est éternel, demander si les autres démons lui sont coéternels ou non ? S’ils disent que seul Lucifer est éternel, rétorquer en citant : « Légion est mon nom » (Mc 5, 9). Et s’ils sont coéternels, alors beaucoup (et non le seul principe du Mal) sont coéternels à Dieu »[30]. L’auteur du Liber contra manicheos, logicien selon son propre dire, applique à Satan le paradoxe du menteur. Lorsque Satan s’écrie : « Tout ceci est à moi, et je te le donnerai » (Mt 4, 9 ; Lc 4, 7), parole qui, pour les cathares, prouve que le monde lui appartient, le logicien commente : « D’abord il n’a pas dit : « Ceci est mon œuvre », ensuite, il est impossible de le croire puisqu’il est menteur, mentir est caractéristique de sa nature, et ici il ment manifestement »[31]. La controverse dépasse les arguties pour porter sur une recherche du sens : le problème métaphysique est lié au problème textuel. L’intelligence de l’Écriture réside essentiellement dans la reconnaissance des modes d’expression (modus loquendi). Cet examen s’applique particulièrement à l’Exode, où il faut distinguer la désignation de Dieu de l’essence de Dieu : Deus, in scriptura sacra, aliquando nuncupative aliquando essentialiter dicitur. C’est seulement au nom que s’applique nuncupative,  d’ailleurs surtout 149employé en droit, à propos des héritiers institués par le testateur. Mais parfois il s’applique aux personnes de la Trinité. Il peut aussi convenir pour parler des idoles : « Ce n’est pas par essence mais par désignation et selon la coutume populaire qu’elles sont appelées dieu. » Car le nom des idoles appartient au langage humain, il faut donc discerner dans la Bible les passages où apparaît la transcendance. Dieu parle nuncupative lorsqu’il dit à Moïse : « J’ai fait de toi un dieu pour le pharaon » (Ex 3, 6) mais essentialiter lorsqu’il révèle : « Je suis le dieu d’Abraham, Isaac et Jacob » (Ex 3, 6) [32]. Selon la controverse de Carcassonne, en effet, dans cette phrase Dieu se contredit, puisque précédemment il a imposé à Jacob le nom d’Israël[33]. Le refus des dualistes est cohérent. En se nommant Dieu manifeste son être, mais les cathares qui nient l’alliance, soulignent contradictions et mensonges pour faire éclater la malignité du dieu de l’Ancien Testament.

Si certains passages doivent être pris ontologiquement, d’autres sont simplement à interpréter en explicitant l’intention. Ainsi, lorsque Dieu s’écrie après la faute d’Adam : « Voici qu’il est devenu comme l’un d’entre nous » (Gn 3, 22), les parfaits commentent : « Si c’est vrai qu’Adam est devenu semblable à celui qui parle et à ceux avec lesquels il parle, puisqu’après le péché il est pécheur, donc celui qui parle est pécheur, et donc mauvais. Si c’est faux il est menteur, en mentant il pèche et donc il est mauvais. » Dans la perspective cathare on comprend en effet qu’il s’agit de la conséquence de la faute et de l’accueil d’Adam sur terre dans le monde mauvais. Le catholique rectifie : Dieu parle aux anges avec ironie : locutus est ironice non assertive. Et il donne deux exemples du monde ironique dans le Nouveau Testament : la royauté dérisoire du Christ et la moquerie des bourreaux (Mt 2- 19) et l’apostrophe de l’Apôtre aux Corinthiens : «  Déjà vous êtes rassasiés sans nous. Que n’êtes-vous devenus rois pour que nous le soyons avec vous ! » (II Co 4, 8)[34].

Ici encore l’argumentation catholique sort de l’interprétation littérale et la déborde en faisant intervenir le sens. Mais en réalité il n’a cessé d’être en jeu. La vraie question, le dualisme, éclaire par réfraction toutes les arguties scripturaires, auxquelles elle donne leur vraie lumière. Le mot ne prend son plein sens qu’enserré dans le réseau interprétatif dont il fait partie. Ce problème de compréhension est évident, en particulier, dans la polémique 150autour du nihil, car l’intelligence du mot dépend de la façon de croire à la création et au salut. Les cathares à ce sujet se fondent essentiellement sur deux textes, le début de l’évangile de Jean et une phrase de Paul. Au début de l’Évangile ils découpent la séquence : et sine ipso factum est nihil, et, après avoir mis un point, ils enchaînent : quod factum est in ipso vita erat… Cette restitution d’une coupure absente est d’ailleurs une variante admise par les éditeurs modernes. Il faut alors traduire : « Sans lui rien n’a été fait. Ce qui a été fait était vie en lui »[35]. Mais, selon le mode de lecture antithétique des cathares, là apparaît le monde du Mal. Dans l’ensemble de ce début, « sans lui a été fait le néant » s’oppose à : « Dieu était le Verbe. Il était au commencement auprès de Dieu. Tout a été fait par lui. » Le nihil, contraire de omnia, c’est donc ce qui ne peut recevoir la Parole, c’est-à-dire la matière, l’état de péché, la mort et les Ténèbres. L’assimilation du nihil au péché est d’ailleurs acceptée par les catholiques, Alain de Lille le reconnaît expressément : « Et sans lui rien n’a été fait, rien, c’est-à-dire le péché. Le péché est dit rien, ou parce qu’il sépare du vrai, ou parce qu’il affaiblit la nature humaine, ou parce que dans ce qui est péché il n’y a rien »[36]. Mais Alain distingue bien : « Le péché est un accident, il habite dans la chair de l’homme non ratione substantiae sed ratione circonstantiae »[37]. Au contraire les cathares précisent : « Ce qui est fait sans Dieu, qui sauve les âmes, est néant »[38]. Ce qu’Alain nie, c’est d’abord la permanence de l’état de péché, inhérent à la condition humaine et à l’origine du monde, ensuite sa valorisation par antinomie à omnia, représentant le spirituel, la création du nihil par le Mal, et en définitive sa substantialisation. Si Alain insiste tant sur, si l’on ose dire, l’inexistence du rien, c’est que précisément pour les cathares le néant existe. S’il le nie avec une telle vigueur, c’est justement parce qu’ils lui confèrent une essence. En effet : « Dieu créa tout du néant. Cependant, nous ne concédons pas qu’aucune substance retournera au néant quant à son essence », affirment les catholiques en riposte aux cathares affirmant : « Ce qui vient du néant retournera au néant. Il y a un autre siècle, et d’autres créatures, incorruptibles et éternelles, en lesquelles sont notre foi et notre espérance »[39].

[p.151]Ce contresens sur la position cathare s’explique par son insolite. Plus tard, maître Eckhart pensera à envisager sous cet angle le nihil, mais avant eux Frédégise s’était posé la question de son existence : « La pierre et le bois correspondent semblablement à leur généralité. Donc le rien renvoie à ce qu’il signifie. Par là même il est prouvé que quelque chose ne peut être un non-être. Item, autrement : toute signification est que : c’est. « Rien » aussi signifie quelque chose. Donc la signification du rien est qu’il est, c’est-à-dire l’existence de la chose ».[40]

Car le néant cathare est à la fois physique et psychologique, non-être et monde visible, en même temps la matière et le péché de l’ange qui l’enchaîne à elle. Et cette effrayante connaissance, sans commune mesure avec une simple métaphore du péché, est le secret du salut. La rubrique cathare de hoc nomine nihil s’ouvre par l’affirmation : « Qu’en réalité ce qui est dans le monde, c’est-à-dire ce qui est du monde, soit appelé néant, l’Apôtre le déclare lorsqu’il dit : « Nous savons que le néant est l’idole du monde. » Et de même : « Si j’avais le don de prophétie et que je connaisse tous les mystères et que j’aie la foi au point de soulever les montagnes, si je n’ai pas la charité je ne suis rien. » D’où il résulte que si l’Apôtre n’est rien sans charité, tout ce qui est sans charité n’est rien. La chaîne d’autorités qui suit se clôt sur cette affirmation : « Si tous les esprits mauvais et tous les hommes mauvais que l’on peut voir dans ce monde ne sont rien parce qu’ils sont sans charité, donc ils ont été faits sans Dieu. Donc Dieu ne les fit pas puisque le néant a été fait sans lui, au témoignage de l’Apôtre : « Si je n’ai pas la charité je ne suis rien » »[41]. Ainsi, le salut est l’évasion hors du nihil, de l’état initial de mort et de péché, par la caritas, qui est proprement le consolamen cathare, c’est-à-dire la réunion de l’âme et de l’esprit, qui permet l’abandon du corps.

Le catharisme présente donc un monde d’oppositions et d’antithèses qui est en même temps un appel à la conversion intérieure : Nihil/Caritas, [p.152]Mort/Vie, Péché/Salut, Bien/Mal, Lumières/Ténèbres. Or, l’assimilation du Nihil et des Ténèbres lie le péché des anges et la création du monde : « On lit dans la Genèse que les ténèbres étaient sur la face de l’abîme, donc le monde eut son principe dans les ténèbres, et ainsi le créateur du monde fut le principe des ténèbres, et le Mal fabriqua ce monde puisqu’il reçut des ténèbres le début de sa création »[42]. Le Carcassonnais est forcé de répondre en biaisant : « Dieu, qui illumine les cœurs des fidèles, est bon, mais ce Dieu qui commença dans les ténèbres et finit dans la lumière est le même qui illumine les cœurs des fidèles, comme le dit l’Apôtre aux Corinthiens : « Dieu, qui fera resplendir la lumière dans les ténèbres » (I Co 4, 5) c’est-à-dire qui dit : « Que la lumière soit » et la lumière fut, celui-là, dis-je, illumina nos cœurs de l’illumination de la clarté de la science divine, tu n’en as pas d’autre qui fit la lumière des ténèbres si ce n’est le Dieu de l’Ancien Testament, et celui-là illumina le cœur des fidèles, donc il est bon »[43]. Le contradicteur saute du sens propre au sens métaphorique de la lumière. Sur le même point Alain de Lille explique que le Mal est une privation d’être, comme « ce nom, les ténèbres, marque plutôt une carence de la lumière que l’existence de la chose. Le sens est : il n’y avait pas la lumière »[44]. L’un et l’autre sont obligés de quitter le terrain choisi et de lier le mot isolé à l’ensemble qui lui donne sa résonance. Du système logique ils remontent nécessairement à la pensée qui le sous-tend. Mais ils achoppent là : au passage du syllogisme à la structure. Qu’il soit vrai ou faux n’engage pas la foi. Prouver n’est pas convertir. Les deux explications données du nihil sont exemplaires car elles révèlent deux visions du monde irréductibles : il est pour les cathares le secret de la création, et pour les catholiques un paradoxe du langage. Mais en réalité le texte n’est pour les cathares qu’un prétexte. Le dualisme qu’ils y déchiffrent, ils le professaient déjà. Les catholiques s’acharnent en vain : quelle prise avoir sur un croyant convaincu que Lucifer se fait par ruse passer pour un dieu unique ? La dialectique cathare ne précède pas la révélation du dualisme, elle vient seulement l’étayer.

Face au mythique et à l’informulé les théologiens recourent au raisonnement. Leurs syllogismes peuvent sembler un peu courts, ils viennent pourtant d’un effort pour poser correctement les problèmes. Mais comme ces problèmes sont accrochés à la lecture de la Bible, la question fondamentale demeure la coïncidence entre leur interprétation et la réalité, entre leur vérité et la Vérité. D’un côté une forme de pensée analogique et métaphorique, de l’autre une argumentation. Le débat ne touche pas au fond. C’est cependant son incapacité à convaincre qui fut l’un des facteurs de la Croisade. Jamais sans doute querelle linguistique n’a eu pareil enjeu.

© Annie Cazenave – Ingénieur au CNRS

* Sous la direction de Annie Cazenave et Jean-François Lyotard

NDLR : [p.xxx] indique le n° de page de l’ouvrage cité en référence.


[1] Voir A. Cazenave, Bien et mal dans un mythe cathare languedocien, Miscellanea mediaevalia, Berlin, New York, Thomas-Institut der Universität zu Köln, 1977, Band 11, p. 344-387.

[2] Et celle de Carcassonne trois jours. Guillaume de Puylaurens, Chronicon, éd. J. Beyssier, Paris, 1904, p. 128. Pierre des Vaux-Cernay, Historia albigensis, éd. P. Guébin-E. Lyon, Paris, 1926, t. I, p. 25, 28-29, 46, 54. Histoire générale de Languedoc de dom Devic et dom Vaisséte, rééd. A. Molinier, t. VI, p. 231. Dans son acte d’abjuration (voir n. 5), Stéphane de Servian se repent d’avoir reçu et aidé les hérétiques dans son château et de leur avoir permis de « tenere scholas de heresi et publice predicare et publice disputare ». Outre le scandale qu’elle dénonce en insistant sur publice, la phrase détaille l’activité intellectuelle des parfaits : enseigner, prêcher, argumenter, et suggère des discussions exégétiques et dialectiques. Par ailleurs, c’est à une controverse entre catholiques et cathares qu’eut lieu le fameux « miracle du feu » relaté, entre autres, par Jourdain de Saxe et Etienne de Bourbon, et peint par Fra Angelico : l’arbitre indécis fit subir une épreuve aux deux livrets en les jetant dans le feu. Le livre cathare se conforme à sa nature combustible et brûle, le livre catholique bondit hors du feu et vient frapper, hors d’atteinte, une poutre. É défaut du livre, la poutre est conservée comme témoin du miracle. Par malchance, il existe deux poutres, l’une dans l’église de Montréal, l’autre dans celle de Fanjeaux, qui se disputent l’honneur d’avoir été le théâtre du miracle.

[3] PL, 216, col. 601, 608, 609. Profession de foi, PL, 215, col. 1510-1514, approbation, ibid., 1514. Potthast, 3571 à 3573 ; 3766 à 3769 ; 4504, 4506, 4508, 4510. Obligation de travailler de leurs mains : PL, 215, 1513. Expansion en Languedoc et déclin : Histoire générale de Languedoc, t. 6, p. 251-252.

[4] Ibid., p. 396-398 ; t. 8, col. 625-635.

[5] Ibid., col. 584 ; A. Cazenave, La Résistance cathare, de la défaite à l’exil, Albi, 1979, p. 584 sq., coll. « Histoire et clandestinité ».

[6] Identification de Raoul de Fontfroide comme l’auteur de l’exposé d’ensemble sur les mythes cathares, en 1203-1204, Bien et mal, o.c, p. 352, 387. Comparer avec le ton nettement répressif de la Summa du dominicain italien Rainier Sacchoni, rédigée vers 1230, éd. Thésaurus novum anecdotorum, éd. Martène-Durand, t. V, col. 1759 sq.

[7] A. Dondaine, Durand de Huesca et la polémique anticathare, Arch. Frat. Praedicatorum, 1959, p. 238, a reconnu dans le Liber antiheresis des emprunts au De Fide, dans lequel J. Longère a à son tour retrouvé des passages des Sentences de Pierre Lombard (Théologie de la pénitence, Alain de Lille, dans Citeaux, 1979, 30, p. 125-188). Par conséquent, la présence de passages identiques dans deux textes ne peut servir de preuve pour les attribuer à un auteur unique, comme l’a supposé le P. Dondaine à propos de Durand de Huesca avant et après sa conversion. Ces emprunts rendent simplement hommage à un prédécesseur comme à une auctoritas.

[8] M. Th. d’Alverny, Alain de Lille, Textes inédits, Paris, 1965, p. 14.

[9] J. Châtillon, La méthode théologique d’Alain de Lille, coll. Alain de Lille, Gautier de Chàtillon, Jakemart Giélée et leur temps, Lille, 1978, p. 53 ; M. D. Chenu, La théologie au XIIe siècle, Paris, 1966, p. 104-107.

[10] A. Dondaine, Écrits de la « petite école porrétaine », Paris-Montréal, 1962, p. 25-29 ; sur Gilbert de La Porrée, H. C. Van Elswijk, Gilbert Porreta, sa vie, son œuvre, sa pensée, Louvain, 1966.

[11] BN, coll. Doat, t. 36, f° 91-203, f° 107 v°. L’intitulé de cette copie du XVIIe siècle précise que l’original est un manuscrit du XIIIe‘ siècle, « trouvé dans les archives de l’Inquisition de Carcassonne ». Un détail cependant révèle qu’il est antérieur, vraisemblablement, à 1220, c’est-à-dire à la fondation du tribunal, institué en 1234 : la numérotation des versets ne correspond pas à celle de la Vulgate, dont l’usage s’est répandu au début du XIIIe siècle à partir de Paris et diffusé très rapidement, au plus tard 1220 en tenant compte du décalage géographique (A. d’Esneval, La division de la Vulgate latine en chapitres dans l’édition parisienne du XIIIe siècle, Rev. des Se. phil. et théol., oct. 1978, p. 559-568, en particulier p. 561). L’auteur a donc utilisé une « Vetus latina ». Son manuscrit est entré par la suite dans la bibliothèque des inquisiteurs : s’en sont-ils servi pour convertir leurs prisonniers ? Nous préparons l’édition de ce texte.

[12] Le terme de déité est caractéristique des porrétains. Addition significative ou coïncidence, il figure comme hapax dans la citation de Col. 1,19: quoniam in ipso placuit imnem plenitudinem deitatis habitare.. Or, le commentaire d’Ex 3, 14 fait appel à cette notion : In Deo enim tantum Deus est quod est, et quo est, Deus enim est suum esse, quod non est aliud… (Ex 3, 14 est numéroté Ex 4).

[13] Exemple du mode de lecture : « Heretici tamen hanc ystoriam legentes et non intelligentes dicunt, in loco hoc ubi a dominus vidit quae fecerat erat bona » (Gn 1,31) legitur « mala » et itat docent suos credentes et eis credere faciunt quod deus malignus omnes creaturas visibiles fecit » (ms. Reims 495, f » 88).

[14] Summa contra hereticos, ascribed to Praepositinus of Cremona, éd. by J. N. Garvin, i A. Corbett, Mediaeval Studies, XV, Notre-Dame (Indiana), 1958. Voir aussi la petite somme contre les hérétiques insérée dans la Summa duacensis (Douai, 434) rédigée par un maître en théologie anonyme, peut-être Gui d’Orchelles, vers 1230 (P. Glorieux, la Summa duacensis, Paris, 1955, p. 10-11, 51-53)

[15] Dans la spéculative et le bien du mal dans la pratique, la démonstration sert à écarter le faux et le mal, et la grammaire sert à exprimer la pensée par un langage approprié (Siger de Brabant, cité, Ch. Thurot, Extrait de divers manuscrits latins pour servir à l’histoire des doctrines grammaticales au Moyen Age, Minerva rep., 1964, p. 129).

[16] PL, 210, col. 306.

[17] A. Dondaine, Durand de Huesca, o.c. (voir n. 7).

[18] Dans le catalogue de l’abbaye de Clairvaux, récemment publié par A. Vernet, l’attribution du Contra Haereticos à Ermengaud de Saint-Gilles remonte au XIVe siècle. Ce texte (aujourd’hui ms. 1068 de la Bibliothèque municipale de Troyes) a été publié, d’après d’autres manuscrits, dans la Patrologie latine, dans le t. 204, coll. 1235-1272 sous le nom d’Ermengaud de Saint-Gilles, mais aussi dans le t. 178, en appendice aux œuvres de Pierre Abélard, colle. 1235 sq. L’attribution à Ermengaud de Béziers, Pauvre catholique compagnon de Durand de Huesca, ne repose que sur ces emprunts, mais oblige à reculer la date vers 1210-1215 et à imaginer une « officine de textes » à Elne (cf. Ch. Touzellier, Catharisme et Valdéisme en Languedoc à la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe siècle, Paris, 1982, p. 269-274. Pourquoi le « texte type » serait-il vaudois, alors qu’il reprend des fragments d’un écrit antérieur contre les Henriciens ?

[19] La présence d’Alain à Montpellier est antérieure aux controverses officiellement organisées. Cependant il pourrait avoir soutenu des discussions informelles avec les cathares, comme semble l’indiquer une anecdote : il retourna à son avantage des questions posées par des « milites » assistants à ses cours (Textes inédits…, p. 16, n. 30). Or, ce milieu de petits nobles était en général favorable aux cathares, et par la suite les débuts de l’Université de Toulouse sont perturbés de cette façon (Chronique de Guillaume Pelhisson, éd. A. Molinier, Paris, 1898, p. 100). Sur le porrétanisme d’Alain de Lille, voir J. Châtillon, o.c, p. 51-57, et J. Jolivet, Remarques sur les « regulae theologieae » d’Alain de Lille, ibid., p. 83-99. Nous tenons à remercier F. Hudry pour son obligeance à nous faire part de ses recherches en cours, dont les résultats recoupent les nôtres.

[20] Par un curieux paradoxe, les exégètes languedociens s’en tiennent au texte latin. Or, ce texte n’est pas fixé. Les catholiques et leurs adversaires utilisent fréquemment de vieux exemplaires, de tradition hipanico-languedocienne : la controverse de Carcassonne le montre plusieurs fois. Mais cette disparité peut provoquer une accusation de faux : selon le Liber contra manicheos, les parfaits ont gratté dans leurs livres le pronom démonstratif hunc pour transformer dans un sens favorable à leur thèse la phrase : Dieu, qui fit ce monde, en : Dieu, qui fit le monde. Il subsiste parfois dans leurs bibles, ce qui montre leur mauvaise foi (éd. Stegmüller, in Mélanges offerts à E. Gilson, p. 576). En réalité, le pronom ne figure pas dans la Vulgate mais on le trouve dans les vieilles bibles de filiation mozarabe : la variante a suscité une interprétation. En est-il de même, chez les catholiques, pour deitas ?

Sur l’exégèse médiévale, voir les livres fondamentaux du P. de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, Paris, 4 vol., 1959-1964, et B. Smalley, The study ofthe Bible in the Middle Ages, 3e éd., Oxford, 1983.

[21] Le Nouveau Testament traduit au XIIIe siècle en langue provençale, suivi d’un rituel cathare, éd. photolithographique, L. Clédat, Paris, 1887. Fragment de rituel en latin trouvé et publié par le P. Dondaine à la suite du Liber de duobus principiis, Rome, 1939. Trad. franc., R. Nelli, Ecritures cathares, Paris, 1959.

[22] Le mot Père est ainsi glosé : « Père des lumières et des miséricordes, c’est-à-dire des charités et des visitations, des esprits, et aussi père de toutes les autres substances, c’est-à-dire des vies, des âmes, des cœurs et des corps. » Les cieux signifient les charités. Situées au septième ciel, elles répandent sur les croyants leur miséricorde. La demande de pain s’applique au pain suprasubstantiel, symbole de la connaissance (le mot supra-substantiel employé par les cathares et caractéristique de leur doctrine, se trouve dans quelques éditions, il a été commenté par Thomas d’Aquin : A. Dondaine, Liber de duobus prineipiis, op. cit., p. 48). Le peuple élu sera sanctifié par la Visitation du Seigneur, la venue de son règne est celle de son Fils ; le ciel est l’esprit, et la terre la vie soumise à l’esprit ; les péchés ont été commis antérieurement à la vie terrestre, et la tentation est double : celle de Dieu, épreuve à subir pour mériter la couronne de vie, qui est l’existence sur terre, et la tentation, mortelle, du Mal. Dans la doxologie, le règne est l’esprit d’Adam et de ses descendants, la puissance, sa vie et celle de ses descendants, c’est-à-dire de ceux qui sont nés de la chair, et au contraire, la gloire est celle de David et de ses fils.

En lisant cette interprétation on comprend pourquoi la prière était réservée aux seuls Parfaits : seuls ils sont dans la voie du salut.

[23] Liber antiheresis, éd. Ch. Thouzelier, dans Hérésie et Hérétiques…, Rome, 1969, p. 166-188 : p. 167, 172.

[24] Un traité cathare inédit du début du XIIIe siècle, d’après le « Liber contra manicheos » de Durand de Huesca, Louvain-Paris, 1961, p. 111.

[25] Liber antiheresis, p.  167.

[26] Ibid., p.  167-168.

[27] Controverse de Carcassonne, f° 108. L’argument est assez fréquent.

[28] Contra hereticos, PL, 210, col. 309.

[29] Ibid., col.  314.

[30] Ibid., col. 315.

[31] Ed. Stegmüller, p. 611.

[32] K. V. Selge. Die ersten Waldenser, t. II, Berlin, 1967. Ch. Thouzellier, Hérésie…, p. 98, n. 30.

[33] BN. col. Doat, t. 36, f °121.

[34] Ibid., f° 92 v°. La même solution : Dieu parle sur le mode ironique est demande dans le ms. BN lat. 2476, f° 107 v° qui détaille le raisonnement cathare : « Adam n’est pas fait autrement que pécheur puisque cela est dit après le péché et dit par celui qui l’a créé. Donc il a été fait semblable à son créateur, son créateur est pécheur, et comme Dieu n’est pas ainsi c’est donc le diable qui l’a créé. »

[35] Th. Ayuso Marazuela, Nuevo estudio sobre el « Comma Joanneum », accompagnado de la editcon critica del Cap. V de la primera Epistola de san Juan, dans Biblica, 1947, p. 83-112, 216-235.

[36] Distinctiones, col. 874.

[37] Contra hereticos, col. 310.

[38] Liber supra Stella, éd. I. von Döllinger, Beiträge zur Sektengeschichte des Mittelalters, t. II, Dokumente, p. 59-60.

[39] Liber contra manicheos, éd. Stegmüller, p. 581-582. Dans ces passages et les suivants, on a traduit nihil, tantôt par rien, tantôt par néant, selon le contexte, c’est-à-dire, en fait, selon l’origine, catholique ou cathare, de la phrase. La nuance n’existe qu’en français, alors que nichts, nada ou nothing correspondent mieux à nihil. Comme le fait observer R. Nelli, les parfaits devaient utiliser le mot roman nient, dont l’amphibologie est la même qu’en latin : donc il est probable que la différence n’était alors pas perçue. Le véritable problème, qui est lié à ce « nom négatif », comme l’appelle la Summa contra hereticos (f° 13), donc à une question de langage (voir n. 40), est la création de la matière par le dieu du Mal.

[40] PL, 105, col. 751-755. La question est ainsi posée : si le rien est quelque chose, ou non. Il est remarquable que la lettre de Frédégise traite à la fois du rien et des ténèbres : sont-elles simplement l’absence de lumière, ou ont-elles une existence par elles-mêmes ? La question prend pour appui le verset : « Les ténèbres étaient sur la face de l’abîme » ; « En disant que les ténèbres sont, on pose la chose en la définissant. En la niant, au contraire, on annule la chose en la refusant… De même, quand nous disons : il y a un homme, nous définissons la chose, c’est-à-dire l’homme ; il n’y a pas d’homme, nous nions la chose. Car c’est la propriété du verbe d’état (esse) que, lorsqu’un sujet lui est joint sans négation, il en signifie la substance. Donc dans la phrase : « Les ténèbres étaient sur la face de la terre », la chose est définie, puisque aucune négation ne la sépare ni ne la divise de l’être. »

[41] Traité cathare inédit, p. 102.

[42] PL, 210, col. 308.

[43] BN, col. Doat, t. 36, f° 93 v°

[44] PL, 210, col. 310.

Benoist, bougres de Mur-de-Barrez

5-1-Histoire du catharisme
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EXTRAIT INÉDIT DE BENOIST SUR LES BOUGRES DU MUR-DE-BARREZ EN 1211

Dans son Histoire des Albigeois et des Vaudois ou Barbets édité en 1691, Jean Benoist produit un court extrait d’un document inédit. Ce très court extrait « …que tous les Historiens n’ont point rapportées… » , expose la doctrine des « hérétiques bulgares » qui sévissaient à Mur-de-Barrez du temps de la croisade des Albigeois, en 1211 précisément. Il s’agit sans aucun doute possible de nos cathares, ceux qu’on nomma bougres. Il est curieux que cet extrait n’ait, depuis, attiré l’attention de quiconque. Personne ne s’est soucié de faire des recherches sur la pièce dont parle Jean Benoist ni de tirer un quelconque profit de l’extrait produit par ce dernier.

Dans son ouvrage, aux pages 39-41, Jean Benoist explique que la comtesse d’Auberoque lui remit un « titre » daté de 1375 qu’elle avait trouvé en son château de Tinnières. À ce que nous déduisons des propos de Benoist, ce document contenait les pièces d’un procès qui s’était tenu sous le règne de Charles V entre Bernard, comte de Rodez, et le comte d’Auberoque. Parmi ces pièces il y avait, entre autres, des lettres de Philippe Auguste. Le motif du procès portait sur des droits que le comte d’Auberoque disait posséder à Rodez et à Mur-de-Barrez. Il attestait que les seigneurs de Tinnières étaient les descendant d’un certain Jean de Beaumont, baron de Tinnieres, et que celui-ci avait pris le parti de Simon de Monfort du temps de la croisade des Albigeois. Il avait d’ailleurs rendu « …de grands services à l’Eglise dans le Païs de Roüergue. ». Il avait « …chassé les Bulgares de la Cité de Mur du Barroy… » et avait taillé « …en pieces les Albigeois, qui etoient venus pour se rendre maîtres de Rhodez »». Or, Jean Benoist repéra dans les liasses qu’il avait sous les yeux un court extrait qui se rapportait à la doctrine des « hérétiques bulgares » en question. L’extrait qu’il produit est à première vue déroutant parce que la doctrine exposée ne se retrouve pas telle qu’elle nous est habituellement connue mais elle ne la contredit nullement. Bien au contraire, « l’hérésie » dénoncée s’insère parfaitement dans ce que nous connaissons du catharisme. Tous les sacrements catholiques sont réfutés au motif qu’ils avaient été annulés par le don du Saint-Esprit le jour de la Pentecôte. Ces « hérétiques bulgares » prêchaient par ailleurs « un Dieu seulement bon et non juste ». Un témoignage capital qui conforte ce que nos modestes travaux ne cessent de démontrer. Les cathares étaient les lointains descendant de la chrétienté qui se rangea derrière Marcion de Sinope en 144.

L’Église de Marcion fut une grande Église, la première à se constituer de manière organisée. C’est elle qui est à l’origine du Nouveau Testament. Marcion avait collationné les tous premiers écrits chrétiens pour constituer un corpus assuré de l’Évangile, à savoir le récit que Silas, un compagnon de l’apôtre Paul, avait écrit sur Jésus et les débuts de la communauté chrétienne, ainsi que les épîtres – les courriers – que l’apôtre Paul avait adressées aux premières assemblées. Marcion opposait ainsi un livre nouveau à celui de la Torah pour démontrer combien l’Évangile avait été détourné par ceux qui voulaient l’insérer dans le fil du judaïsme. C’est le génie théologique de Marcion qui lança le slogan de son Église : le dieu de Moïse est un dieu juste et non un dieu bon. Ce sont les antithèses de Marcion, opposant l’Évangile et la Torah, qui ont édifié ce christianisme si singulier dont nous voyons l’aboutissement chez les cathares médiévaux.

Cette chrétienté que Marcion a fédérée en Église constituée a été persécutée à mort par celle que Constantin mit au pouvoir à partir du IVe siècle. C’est d’ailleurs lui qui interdit formellement le « culte marcionite… », aussi bien public que privé[1]. Au fil du temps, la répression réduisit comme peau de chagrin cette chrétienté dont Justin disait en son temps, rageusement, qu’elle s’était répandue « … à travers le monde »[2]. Cependant, les coups ne tardèrent pas à la faire presque entièrement disparaître. C’est par village entier, à la pointe des glaives des légionnaires, qu’on procéda à la conversion de ces chrétiens nommés alors marcionites. C’est ainsi que Théodoret, l’évêque de Cyr, put se glorifier fort ironiquement d’avoir « amené à la vérité pour leur grande joie huit bourgs infestées par l’erreur de Marcion, ainsi que les régions avoisinantes »3. Des communautés marcionites parvinrent toutefois à se maintenir dans la clandestinité en ses foyers, là même où le christianisme était né : en Syrie, en Asie mineure et sans nul doute en Macédoine. Il faut tout de même rappeler que c’est là que l’apôtre Paul jeta toutes ses forces pour enraciner l’Évangile loin des « faux frères »[3] qui s’acharnaient à renverser les assemblées qu’il avait fondées et qui contrebattaient l’Évangile qu’il avait reçu du « Seigneur » lui-même[4]. N’oublions pas non plus qu’Aristarque, le Macédonien de Thessalonique, fut le compagnon le plus dévoué de l’apôtre Paul[5]. Mais il n’était évidemment pas le seul Macédonien à entourer l’apôtre Paul, il faut encore citer Secundus7, Gaius[6] et Sopatros[7]. Il est clair que la Macédoine fut le foyer privilégié des premiers chrétiens et que les Macédoniens furent le fer de lance du christianisme naissant. C’est aussi eux qui tinrent fermement l’Évangile prêché par l’apôtre Paul, celui-là même que Marcion revendiqua et porta aux nues. Faut-il alors s’étonner que des « hérétiques » soient mentionnés en Macédoine au Ve siècle qui se nommaient « eux-mêmes cathares, c’est-à-dire purs »[8] ? Purs au sens de vrais et bons chrétiens évidemment. Cela ne confirme-t-il pas ce que disaient les « hérétiques » entendus par Evervin quand ils disaient que leur « hérésie était demeurée cachée jusqu’à nos jours depuis le temps des martyrs et qu’elle s’était maintenue en Grèce et en d’autres terres » ? N’était-ce pas également ce que confirme Raniero Sacconi, un cathare passé au catholicisme, quand il dit dans sa Summa de Catharis que toutes les Églises cathares ont pour origine celles de Bulgarie et de Dragovitie ? Églises dont nous savons qu’elles étaient implantées en Macédoine, c’est-à-dire dans ce territoire associé à la Grèce. Il faut avoir les yeux et les tympans crevés par les aprioris et une conception totalement erronée de l’histoire et de la théologie chrétienne pour ne pas voir ce qui est éclatant et pour ne pas entendre ce qui est criant !

Maintenant venons-en à l’analyse du texte lui-même. Mais tout d’abord lisons la traduction que nous avons faite du texte latin que Benoist a édité afin que chacun puisse se faire ses propres idées avant de lire les nôtres.

« Ils disaient que le pouvoir de Dieu le Père dura aussi longtemps que dura la Loi mosaïque parce qu’il est écrit que lorsque les choses nouvelles arriveront, les anciennes seront rejetées. Après la venue du Christ tous les sacrements de l’Ancien Testament ont pris fin et la loi nouvelle est entrée en vigueur en ce temps dont ils prêchaient ces choses-ci : À ce temps-là, donc, ils disaient que les sacrements du Nouveau Testament prenaient fin et que le temps de l’Esprit Saint était advenu, et par conséquent le Baptême, la Confession, la Pénitence, l’Eucharistie et les autres sacrements sans lesquels il n’y a pas de salut, du reste ils n’avaient plus lieu d’être, désormais chacun ne pouvait être sauvé qu’intérieurement par la grâce du Saint Esprit, sans être inspiré par un quelconque acte extérieur. Ils ont amplifiés la vertu de la charité de telle manière que se serait un autre péché si cela était fait. Dans la charité il n’y avait plus de péché, et même de luxure, et autres plaisirs qu’au nom de la charité ils accomplissaient avec les femmes avec lesquelles ils péchaient, et avec les simples qu’ils trompaient, promettant l’impunité des péchés, ils prêchaient un Dieu seulement bon et non juste ».

______________

« Ils disaient que le pouvoir de Dieu le Père dura aussi longtemps que dura la Loi mosaïque parce qu’il est écrit que lorsque les choses nouvelles arriveront, les anciennes seront rejetées » :

Nous le savons bien, les cathares distinguaient très clairement le dieu néotestamentaire du dieu vétérotestamentaire. Ils identifiaient ce dernier au diable. Mais dans l’exposé des doctrines professées par les « hérétiques bulgares » cette distinction n’apparaît pas très clairement. Le dieu de l’Ancien Testament est appelé « Dieu le père ». Or, il n’échappera à personne que ce terme prête à confusion car c’était un terme que les cathares utilisaient couramment pour désigner le Dieu révélé par Jésus, celui que ce dernier appelait précisément père. Faut-il donc entendre que les « hérétiques » du Mur-de-Barrez considéraient que le dieu de Moïse était le dieu auquel ils croyaient ? Certes pas ! Le terme n’était pas propre aux cathares. C’était un vocable unanimement employé et son emploie n’est le fait ici que du rédacteur. C’est lui qui considérait que le dieu de la Loi, le dieu de Moïse, était Dieu le père, père, naturellement, parce qu’il était le créateur de toutes choses. Le rédacteur rapporte les doctrines des « bougres » d’après ses convictions. C’est là toute la difficulté d’un peu tout le texte si on n’a pas repéré cette subtilité. Ceci étant dégagé, la suite du propos épinglé ne pose aucune difficulté. Les « hérétiques » du Mur-de-Barrez bornent le pouvoir du dieu de la Loi à la Loi elle-même puisque, comme le dit le texte lui-même, les « choses nouvelles » ont rejetées les « anciennes ». Les choses nouvelles sont évidemment ce qu’annonce le Nouveau Testament et les choses anciennes sont tout aussi évidemment ce que l’Ancien Testament a institué. Autrement dit le pouvoir du dieu de la Loi s’est arrêté quand Jésus est descendu sur terre. C’est lui qui mit fin à la Loi. C’était là la grande conviction de l’apôtre Paul que Marcion de Sinope a défendu bec et ongle : « Christ est la fin de la Loi »[9]. C’est aussi cette destitution du dieu de la Loi, du haut de son piédestal, qui fit dire à Jésus : « j’ai vu Satan tomber du ciel comme l’éclair »[10]. Sa prédication avait foudroyé l’imposteur qui s’était révélé à Moïse et qui s’était joué de lui en lui montrant son cul. C’est en effet de dos qu’il se montra. Mais que voulait-il donc dissimuler en cachant ainsi sa face ? Son véritable visage ? Peine perdue. Comme le déclara Jésus « il n’est rien de caché qui ne doive être découvert, rien de secret qui ne doive être connu et mis au jour »[11].

« Après la venue du Christ tous les sacrements de l’Ancien Testament ont pris fin et la loi nouvelle est entrée en vigueur en ce temps dont ils prêchaient ces choses-ci : A ce temps-là, donc, ils disaient que les sacrements du Nouveau Testament prenaient fin et que le temps de l’Esprit Saint était advenu, et par conséquent le Baptême, la Confession, la Pénitence, l’Eucharistie et les autres sacrements sans lesquels il n’y a pas de salut » :

La suite confirme l’énoncé qui le précède : « tous les sacrements de l’Ancien Testament ont pris fin et la loi nouvelle est entrée en vigueur ». La « loi nouvelle », c’est évidemment les impératifs évangéliques : tu ne jureras pas[12], tu ne mentiras pas[13], tu ne convoiteras pas la femme que tu regarderas[14] (appel à l’abstinence sexuelle et non l’interdit de l’adultère), tu ne te coucheras pas sans avoir pardonné celui qui t’aura fait offense[15] etc… la liste est longue. Ce qui peut paraître encore une fois étonnant, c’est la suite du propos quand il est question de la suppression des « sacrements du Nouveau Testament […] sans lesquels il n’y a pas de salut », c’est-à-dire « le Baptême, la Confession, la Pénitence, l’Eucharistie et les autres sacrements ». Mais là encore, c’est le fait du rédacteur, c’est lui qui considère que les sacrements mentionnés sont utiles au salut. Les cathares avaient évidemment le point de vue diamétralement opposé. Les preuves sont là en abondance et à commencer par le texte lui-même puisqu’il annonce aussi la fin des sacrements associés au Nouveau Testament. Nous disons bien associés et nullement ceux du Nouveau Testament car c’étaient des impostures catholiques. C’est pourquoi les cathares récusaient et niaient avec force tous les sacrements que l’Église catholique jugeait utiles au salut. L’argument des « hérétiques bulgares » ici rapporté est puissant de par sa simplicité même. Comprenons-le bien : « Dieu le Père » – et là il faut se placer du point de vue des cathares eux-mêmes pour entendre la subtilité de leur propos – a mis fin aux « sacrements » juifs et aux sacrements catholiques en envoyant Jésus. Précisons même un peu mieux en prenant soin d’inscrire leur proposition dans la logique de leur argument : De même que les « sacrements » de l’Ancien Testament ont prit fin avec la venue de Jésus (fait admis du catholicisme),  les sacrements du Nouveau Testament (ceux que l’Église catholique disait se rattacher au Nouveau) ont pris également fins avec la venue du Saint Esprit. Autrement dit, le don du Saint Esprit supplante tout. Argument aussi imparable que percutant.

« du reste, ils n’avaient plus lieu d’être, désormais chacun ne pouvait être sauvé qu’intérieurement par la grâce du Saint-Esprit, sans être inspiré par un quelconque acte extérieur ».

Nous l’avons vu, les sacrements, à savoir « le Baptême (celui d’eau bien entendu), la Confession, la Pénitence, l’Eucharistie » et les autres sornettes du même genre jugés utiles au salut, pour paraphraser un peu le propos, non plus lieu d’être depuis que le Saint Esprit a été donné aux plus fidèles des disciples de Jésus le jour de la Pentecôte[16]. Le salut ne dépend plus d’un acte extérieur signifié par un tiers, c’est-àdire les sacrements délivrés par les prêtres, mais par la seule grâce que donne le Saint Esprit quand l’homme le reçoit en lui. Nous avons là une évocation claire de la grâce qu’opère le consolamentum, le seul et unique sacrement cathare, qui infuse le Saint Esprit par imposition des mains. Là encore l’argument est très fort. Il annihile tout intérêt d’aller trouver un quelconque prêtre pour le salut de son âme. L’argument laisse clairement entendre que le baptisé d’eau, par exemple, ne pouvait point tomber sous la grâce de Dieu parce que celle-ci était liée à la réception de l’Esprit Saint, c’est-à-dire au sacrement de l’imposition des mains des bons et vrais chrétiens. Là encore, manifestement, l’inspiration a été tirée de ce que l’apôtre Paul avait déclaré au sujet de ceux qui demeuraient attachés à la Loi mosaïque : « Vous êtes séparés de Christ, vous tous qui cherchez la justification dans la Loi ; vous êtes déchus de la grâce ». Il était par conséquent facile de faire le même constat pour ceux qui restaient attachés à des impostures néotestamentaires. Les baptisés d’eau se séparaient du Christ et étaient exclus de la grâce tout autant que ceux qui se faisaient encore circoncire. La Pentecôte est bien le « temps » de la bascule dont il est question dans le propos.

« Ils ont amplifiés la vertu de la charité de telle manière que se serait un autre péché si cela était fait ».

Mieux encore que ce que nous avons vu. Aller quérir un quelconque sacrement auprès d’un quelconque prêtre pour son salut, c’est commettre un péché parce que c’est rejeter la grâce de Dieu, à savoir l’Esprit Saint. On ne peut faire plus dissuasif n’est-ce pas ? Il n’est d’ailleurs nullement impossible que ce péché évoqué soit le fameux péché contre l’Esprit si présent dans la pensée chrétienne. Ce péché mortel dont les évangiles disent qu’il ne peut être remis « en ce monde, ni dans l’autre »[17] du fait même que l’Esprit Saint est bafoué et méprisé. Or, il est patent, comme nous l’avons dit, qu’en persistant à baptiser d’eau en lieu et place de la transmission de l’Esprit Saint par imposition des mains, le Saint Esprit était bafoué et était méprisé, et de ce fait tout baptisé d’eau était exclu de la grâce de Dieu. Il était par ailleurs patent pour les cathares que le baptême d’eau était totalement inefficient. Il n’était bon qu’à laver la couenne comme le disait si bien Bélibaste. L’eau croupit et pue ajoutait-il. L’eau ne détient pas l’inaltérabilité du Saint Esprit. Elle ne pouvait donc pas sanctifier. Il était par ailleurs patent que le baptisé d’eau ne suivait aucunement la voie étroite des impératifs évangéliques. Il ne vivait pas saintement. Il ne vivait pas selon l’Esprit de Dieu. Il n’était pas un bon homme, c’est-à-dire un bon et véritable chrétien. Il en était tout autrement pour celui qui recevait l’imposition des mains des bons et véritables chrétiens. L’efficience n’était pas que théologique chez les cathares, elle était concrètement visible. La règle de vie des chrétiens et chrétiennes cathares en témoignait. À l’inverse du baptême d’eau, l’imposition des mains n’était pas du pipeau.

« Dans la charité il n’y avait plus de péché, et même de luxure, et autres plaisirs qu’au nom de la charité ils accomplissaient avec les femmes avec lesquelles ils péchaient, et avec les simples qu’ils trompaient, promettant l’impunité des péchés ».

Que dans la charité il n’y a plus de péché, c’est là le cœur de l’enseignement de l’apôtre Paul, car c’est la Torah qui créée de toute pièce le péché. Le péché est en effet la désobéissance aux commandements d’Adonaï. Or en Christ, comme le disait l’apôtre Paul, l’homme, autrement dit le chrétien, n’est plus sous la Loi de Moïse mais sous la grâce du Saint Esprit. La Loi n’est plus et par conséquent les péchés qu’elle institue ne sont plus non plus. Devant le dieu bon nul n’est coupable de péché. Cela n’empêcha pas pour autant les cathares d’avoir une conscience très vive du péché, c’est-à-dire du mal car, pour eux, le péché c’est le mal. Ce n’était nullement la désobéissance à la Loi mosaïque. Face au péché et au désarroi que celui-ci pouvait infliger à celui qui le commettait, l’Église cathare n’avait qu’une attitude : signifier sans relâche la bénédiction et la grâce de Dieu. Dieu relève. Il n’enfonce pas. Les cathares suivaient encore en cela l’apôtre Paul : là ou le péché abonde, la grâce doit surabonder[18] et une grâce qui ne pouvait souffrir d’aucune restriction ou condition. La déposition de Géraud de Rodes, de Tarascon, en témoigne parfaitement : « Je les ai entendus parler de la pénitence, disant que ni les prêtres ni les prélats ni les religieux ne peuvent absoudre les péchés, mais eux seuls, les hérétiques, peuvent remettre les péchés. Ils disaient en effet que quel que soit le degré où l’on soit de grands péchés, que l’on soit usurier ou meurtrier, ou dans des péchés quelconques, ils vous absoudraient sans pénitence ni compensation »[19]. C’est cette « impunité des péchés » prêchée sans équivoque par les « hérétiques » que le rédacteur appelle tromper « les simples ». Le rédacteur commet ensuite une nouvelle confusion quand il accuse les « bougres » de commettre les pires débauches « au nom de la charité ». Il pense encore d’après son modèle où toute la société est sensée être chrétienne du fait que tout le monde était baptisé à la naissance ! Mais il n’en était pas ainsi chez les cathares. L’Église cathare ne donnait le consolement qu’aux adultes, et de préférence aux adultes bien avancés dans la vie. Le gros des effectifs n’étaient donc pas chrétiens. C’était une minorité qui l’était. Les « hérétiques bulgares », pour reprendre le terme, se répartissaient en deux statuts bien distincts. Les chrétiens et les catéchumènes qui étaient appelés croyants. C’est la raison pour laquelle ces derniers n’étaient pas tenus d’observer la règle de vie des bons et véritables chrétiens. Ils n’étaient pas chrétiens. Les croyants étaient par conséquent libres d’agir à leur guise. D’autant plus que leur Église ne jugeait pas, ne condamnait pas et contraignait moins encore. L’Église cathare ne mariait pas non plus, c’était l’affaire des notaires, et elle ne codifiait pas les rapports entre hommes et femmes. L’Église cathare, contrairement à l’Église catholique, n’avait pas vocation à régenter la société et elle ne cherchait pas à lui imposer ses vœux. C’est la raison pour laquelle les « hérétiques bulgares », au sens général, sont accusés d’immoralités et de débauches. Une accusation des plus infondées. Les chrétiens et les chrétiennes cathares observaient la chasteté la plus stricte. C’étaient des saints hommes et des saintes femmes. Quant aux croyants, rien ne nous montre qu’ils aient été plus libidineux ou dépravés que les fidèles catholiques, même s’ils jouissaient de fait d’une liberté plus grande que ces derniers, nous l’avons vu. Mais il faut retourner la politesse. La prostitution était galopante dans la société catholique. Elle était l’exutoire des contraintes que l’Église faisait peser sur la société en matière sexuelle. D’Augustin d’Hippone à Thomas d’Aquin la prostitution ne cessa en fait d’être justifiée comme un moindre mal. L’Église catholique l’intégra totalement. En 1046, par exemple, le pape Clément II n’hésita pas à tirer profit de la prostitution en ses États en levant pour le Saint-Siège un impôt pour chaque rencontre que faisait une prostituée avec un nouveau client. Voici la sainte mère Église devenue mère maquerelle. Ce ne fut malheureusement pas un fait isolé. La prostitution fut encadrée et organisée par l’Église catholique. C’est la raison pour laquelle, entre autres, les cathares jugeaient l’Église catholique corrompue jusqu’à la moelle. Ils l’identifiaient d’ailleurs à la « grande prostituée » de l’Apocalypse, celle qui était coupable d’être « ivre du sang des martyrs »[20].

« ils prêchaient un Dieu seulement bon et non juste ».

Comme nous l’avons déjà dit dans l’introduction, nous avons-là le slogan propre à Marcion de Sinope. Un slogan qui doit être explicité. Marcion disait que le dieu de Moïse était seulement juste mais non bon. Mais pourquoi précisément seulement juste et non bon ? Parce que la bonté est tout simplement hors de ce qui est juste et hors de toute justice. La bonté est littéralement hors la Loi. C’est bien pourquoi Jésus fut exécuté. Comprenons bien, le dieu de la Loi mosaïque est un juge et il juge d’après la Loi qu’il a transmise à Moïse. Or, étant donné que la désobéissance à la Loi est un péché, tout contrevenant est coupable de péchés ; et le péché, nous le savons bien, c’est la mort ; et comme tout homme contrevient d’une manière ou d’une autre à la Loi, il est coupable de mort devant son Législateur. C’est précisément pour ne pas exterminer les hommes jusqu’au dernier pour leurs menus péchés, les plus gros eux étant bel et bien sanctionnés par lapidation, pendaison ou bûcher, qu’Adonaï, « l’Éternel des armées », institue les sacrifices et autres holocaustes dont l’odeur lui est si fort agréable[21]. La culpabilité des hommes est déportée sur un bouc émissaire : les malheureux animaux que l’on égorge et brûle à la place des coupables. Ce n’est pas sans raison que Jésus s’opposa aux sacrifices en prétextant que le temple ne pouvait être qu’une maison de prière. Les autels étaient les bouches de l’enfer ! Nous l’avons en tous cas compris, puisque Adonaï juge et rétribue les hommes selon la Loi, c’est indéniablement un dieu juste. Il fait droit aux justes (les observateurs de la Loi) et condamne les injustes (les transgresseurs de la Loi). C’est donc bien un dieu juste. Il rétribue en fonction des mérites ou des fautes. Dans la Torah il déclare en effet haut et fort « rendre à l’homme selon ses œuvres et rétribuer chacun selon ses voies »24. Le dieu de Jésus vu par Marcion est au contraire un dieu injuste puisqu’il ne condamne pas les pécheurs et ne récompense pas les saints. Lui, comme le disait Jésus, faisait « lever son soleil sur les méchants et les bons ». Il ne rétribue pas en fonction des œuvres. Il fait grâce, totalement grâce, de toute la force de sa dilection. Autrement dit c’est un dieu bon et seulement bon. Il ne juge ni ne condamne. Il aime.

Nous l’avons suffisamment développé en introduction. Les cathares sont les descendants directs de ces premiers chrétiens qui étaient appelés marcionites. Benoist, à la seule lecture de l’extrait qu’il publia le comprit immédiatement. Il fit le lien avec ceux que l’on nomma bogomiles et ceux que l’on nomma marcionites. Bien sûr, il est toujours facile de démonter ce lien en raison de l’extrême faiblesse des sources, mais le faisceau d’indices est bien là et ne peut-être balayé d’un revers de main. Il s’agit bien pour nous d’une seule et même Église qui fut connue sous deux noms différents dans le cours de l’histoire, et même sous trois noms principaux, si nous voulons être plus précis en ajoutant celui des pauliciens. Nous attendons toujours que l’on nous propose une explication plus pertinente que la nôtre. Que l’on nous oppose des arguments contraires, nous saurons y répondre.

En tout état de cause, la doctrine qui nous est donnée ici à voir est la plus belle de celle qui nous ait été donnée d’entendre sur les cathares. Il est bien regrettable que personne n’en ait tenu cas. La simplicité de son argumentaire, la force de ses idées exprimée en quelques mots serrés, énergiques et bien liés, si on excepte les commentaires et autres points de vue du rédacteur bien entendu, est un témoin inestimable du génie de la prédication cathare. Un génie qui n’avait rien à envier à celui de Marcion de Sinope. Elle s’inscrit d’ailleurs dans le droit fil de la théologie de ce dernier. C’est toute la beauté et la grandeur de la foi cathare qui s’exprime là avec force et conviction. Une foi qui s’enracinait en ce Dieu bon qui répand son Esprit de dilection sur ceux qui le reconnaissent pour père.

ANNEXE

Jean Benoist, Histoire des Albigeois et des Vaudois ou Barbets, volume 1, Paris, 1691, pp. 39 – 41 :

[…]De tous les titres qui servent à prouver la vérité de cette histoire, je n’ay rien vû de plus curieux que des lettres de Philippe Auguste, rapportées dans un titre de 1375 que Madame La Contesse  d’Auberoque a trouvé dans son Château de tinnieres. Cette Dame me l’ayant communiqué, j’ay reconnu qu’il étoit passé sous le Regne de Charles V Roy de France, & que le sujet fut une contestation entre Bernard Conte de Rhodez, & le Conte d’auberoque, pour des droits appartenans à ce dernier sur les villes de rodez & de Mur du Barroy. Les lettres dont ce titre fait mention sont de 1211 & portent que Jean de Beaumont Baron de Tinnieres a chassé les Bulgares de la Cité de Mur du Barroy, & garenti la ville de Rhodez contre ces heretiques […] On voit par l’acte de verification qui en a esté fait, que les Seigneurs de tinnieres descendent de ce Jean de Beaumont, qui ayant pris le parti de Simon de Monfort, rendit de grands services à l’Eglise dans le Païs de Roüergue, sur tout lors qu’il tailla en pieces les Albigeois, qui etoient venus pour se rendre maîtres de Rhodez. On y void encore quelques erreurs de ces hérétiques, que l’on a ignorées jusqu’à cette heure : j’ai mis cet acte dans les preuves, qui pour faire connoïtre que ces erreurs ont été tirées de la secte des bogomiles, dont le chef étoit un nommé Basile Medecin, & des Marcionistes, qui pour mieux établir l’impunité des peschez, prêchoient un dieu seulement bon, & non pas juste. […]

Jean Benoist, Histoire des Albigeois et des Vaudois ou Barbets, volume 1, Paris, 1691, pp. 267 – 268 :

[…]Extrait de l’acte du Sieur de tinnieres passé en 1375 par lequel on découvre quelques erreurs des albigeois, que tous les Historiens n’ont point rapportées.

Dicebant quod potestas Dei Patris duravit quamdiu duravit Lex Mosaïca, & quia scriptum est quod novis supervenientibus abjicientur vetera, postquam Christus venit absoluta sunt omnia veteris Testamentis Sacramenta & viguit nova lex usque ad illud tempus quo talia paedicabant : illo ergo tempore dicebant novi

Testamenti Sacramenta finem habere, & tempus sancti Spiritus advenisse, & ideo Baptismum, Confessionem, Poenitentiam, Eucharistiam, & alia sacramenta sine quibus non est salus ; de caetero non habere locum, sed unumquemque per gratiam sancti Spiritus tantum interius sine aliquo exteriori actu inspiratam posse salvari, charistatis virtutem sic ampliabant ut ide quod alias peccatum esset, si fieret : in charitate iam non esset peccatum, stupra, etiam adulteria, caetesque voluptates in charitatis nomine committebant mulieribus, cum quibus peccabant & simplicibus quos decipiebant, impunitatem pecati promittentes Deum tantummodo bonum, & non justum praedicabant.

Ruben de Labastide. 27 août 2022 (revu et corrigé le 11 juin 2025).


[1] Eusèbe, Vita, III, lxiv.
[2] « Marcion du Pont, qui enseigne encore aujourd’hui, professe la croyance à un dieu supérieur au Créateur. Avec l’aide des démons, il sema le blasphème à travers le monde ». Apologie I, 26. 3 Patrologia Graeca 83, 1261 c.
[3] Galates 2 : 4
[4] Cf. Galates 1 : 11-12.
[5] Voir à ce sujet Actes 19 : 29,  20 : 4, 27 : 2, Colossiens 4 : 10, Philémon 1 : 24, II Timothée 4 : 11 et Colossiens 4 : 10. 7, Actes 20 : 4.
6] Actes 19 : 29.
[7] Actes 20 : 4.
[8] Yves de Chartres, Prologue, Cerf, 1997, p. 95, § 31a.
[9] Romains 10 : 4.
[10] Luc 10 : 18.
[11] Luc 8 : 17.
[12] C.f. Matthieu 5 : 34-37.
[13] C.f. Éphésiens 4 : 25.
[14] C.f. Matthieu 5 : 28.
[15] Cf. Éphésiens 4 : 26.
[16] Actes 2 : 1-4.
[17] C.f. Matthieu 12 : 32.
[18] C.f. Romains 5 : 20.
[19] Ms 4269 f° 3 v°.
[20] C.f. Apocalypse 17 : 1-6.
[21] C.f. Lévitique 4 : 31. 24 Job 34 : 1.

Du site de la bataille de Castelnaudary (1211)

5-1-Histoire du catharisme
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Du site de la bataille de Castelnaudary (1211)

La question de la localisation

La bataille de Castelnaudary est un épisode bien documenté, de la croisade contre les cathares. Cependant, bien que les chroniques donnent de significatifs détails, ceux-ci n’ont pas permis, jusqu’à présent, de correctement situer le lieu où elle s’est déroulée. Après étude approfondie des textes, lecture attentive des cartes, observations sur le terrain et réflexions, voici une tentative de localiser avec exactitude cet événement qui aurait pu être un tournant de la guerre contre les Albigeois.

Contexte

1211, après que Simon de Montfort ait abandonné le siège de Toulouse et se soit retiré à Carcassonne (11), les occitans passent à l’offensive. Le champion catholique, décide alors par choix tactique de venir se laisser enfermer à Castelnaudary (11), espérant ainsi attirer l’armée des comtes de Toulouse et de Foix pour mieux la fixer et l’anéantir grâce aux renforts venus de l’extérieur. Cependant, l’immense ost des méridionaux approchant, Simon de Montfort l’attendant dans la ville, le pays alentour alors sous domination française se rebelle et revient dans le giron occitan. Isolé le comte français n’attend plus son salut que des renforts qu’il a demandé avec force.

Quand deux colonnes n’en font plus qu’une

Alors que le siège est bien engagé, que les machines de guerre ont déjà lancé leurs boulets, que le faubourg sud a changé de mains à deux reprises, Simon de Montfort attend, avec la plus grande impatience les renforts désirés. Ceux-ci sont constitués d’un convoi de ravitaillement venant de Carcassonne et de troupes (chevaliers, sergents) arrivant du Tarn.

La colonne, menée par le Maréchal Bouchard de Marly, ne pouvant venir en droite ligne de Lavaur (81) à Castelnaudary afin d’éviter la région soulevée, se dirige plutôt, après un passage par Castres (81), vers Saissac (11) alors possession de son commandant.

Le convoi quant à lui, devra venir directement de Carcassonne et se rendre en la cité chaurienne (Castelnaudary), au plus vite.

Pour mieux résister à de possibles attaques, l’escadron tarnais et le charroi devront se confondre et ne former qu’une seule et même forte colonne.

Comme indiqué par Eugène Martin-Chabot : « De Saissac ils [donc le groupe de Bouchard de Marly] rejoignirent la grande route de Carcassonne à Castelnaudary, vers son milieu… »,[1] afin de se rendre au lieu de jonction.

Après étude des cartes (Géoportail), on constate que le lieu-dit La Leude est à peu-près à équidistance de Carcassonne et de Castelnaudary sur la D6113 (ancienne route Nationale 113)[2].

Pour gagner ce point, le « détachement Marly », depuis Saissac, va dévaler la montagne par chemins et sentiers jusqu’au moulin du pont (actuellement commune de Cenne-Monestiés dans l’Aude), puis après avoir longé le cours du Lampy par sa rive gauche et traversé ce dernier à Saint-Martin-le-Viel (11), devra descendre par les coteaux se trouvant au Sud de cette localité[3].

Le convoi de ravitaillement, quant à lui, parti de la cité[4], après avoir traversé l’Aude par le pont de bois ancêtre du pont en pierre qui verra le jour au début du XIVe (appelé aujourd’hui le Pont vieux[5]), suit l’antique voie romaine jusqu’à Villesèquelande (11), où il bifurque pour passer par Saint-Eulalie (11) puis Alzonne (11)[6].

La jonction ne doit certainement rien au hasard, elle a été organisée et permise grâce à la célérité des messagers.

Le rassemblement effectué, la colonne reprend ainsi la route en direction de Castelnaudary sous le commandement du Maréchal de Marly. Le convoi et son escorte cheminent alors vers le village de Villepinte (11), à la sortie duquel ils se dirigent sur Lasbordes (11) où ils arrivent en fin d’après-midi. Comme il est trop tard pour rallier Castelnaudary, c’est donc à l’abri des murs de cette localité que les troupes de renfort, le charroi de ravitaillement et son escorte font étape pour la nuit[7]. Le trajet du lendemain sera des plus périlleux.

La Bataille

Informé de l’arrivée des secours, le comte de Foix s’apprête à intercepter ceux-ci dans la campagne lauragaise. Bouchard de Marly s’attend quant à lui à devoir combattre pour pouvoir mener le convoi à bon port. L’affrontement est inéluctable. Tandis que Raimond-Roger de Foix guette l’arrivée des croisés depuis le château de Saint-Martin-Lalande (11) dont il s’est rendu maître[8], Simon de Montfort envoi une quarantaine de chevaliers renforcer le convoi attendu. Averti de la manœuvre du chef de l’ost catholique, le seigneur de Foix quitte alors aussitôt la place lalandaise et s’en va quérir des troupes supplémentaires à l’armée occitane campant à Castelnaudary[9].

Ainsi, en cette journée cruciale, de bon matin après avoir entendu la messe, les croisés sortis de Lasbordes s’avancent prudemment « rangés par la plaine »[10], (Photo A) vers Saint-Martin-Lalande et la ville assiégée. Les renforts ne pouvant entrer dans le castrum chaurien par la porte de la Baffe condamnée par les troupes occitanes, seront donc obligés d’entrer par la porte Saint-Antoine, située au Nord-Est de la cité[11]. Ayant été prévenu, le comte de Foix, que Montfort surveillant l’arrivée du convoi à la susdite porte vit passer[12], sort du camp toulousain et « se poste aussitôt avec sa troupe, le long d’une colline[13] » (Photos B et C). Pendant que « Bouchard arrivait avec ces gens, en bon ordre. Ceux du comte de Foix les aperçurent, comme eux même virent le comte [de Foix] aux aguets. » puis « Pour ce qui est du comte de Foix, au moment où il s’approcha des nôtres, il réunit en un seul les trois corps qu’il avait formés à son départ[14]. ». Dès lors, flèches et javelots se mettent à pleuvoir, puis le choc se produit entre le bloc occitan et le convoi des secours. Aussitôt les cris de guerre retentissent parmi le fracas des armes. L’accrochage est des plus sévères. Alors, sortant d’un taillis[15] Guiraud de Pépieux le fier chevalier occitan transperce d’une lance un breton qui tombe mort sans confession, nous dit la chanson. Témoins de la scène, les croisés furieux, redoublent d’ardeur dans la lutte[16]. Cependant ne parvenant pas à percer les rangs occitans, afin de les déborder, « Les français éperonnent comme de vrais barons, poussant en avant tant qu’ils peuvent, sur le penchant d’une vallée. » en direction de la plaine, déplaçant l’épicentre de la bataille jusqu’à la voie romaine[17] (Photos D et E). Les français font alors « Là, en cette route par où on va à Montréal »[18] (Photo F) un grand massacre de routiers toulousains, au cours duquel un des fils du châtelain de Lavaur, atteint d’une flèche trouve la mort[19]. En cet instant, « Monseigneur de Bouchart éperonne comme je vous ai dit par la route »[20] s’efforçant à nouveau d’avancer vers Castelnaudary par ladite voie, mais se heurte toujours au fort contingent occitan qui lui interdit le passage. Le combat est particulièrement violent, en témoignent, les morts et les blessés, les lances brisées, les boucliers fendus et les chevaux errants, « là où la place est belle et longue et la campagne est rase[21] ». Il faut dire pour preuve, qu’en ces brûlants moments, Martin Algaï et ses hommes, à la solde des français, sous le prétexte de poursuivre des routiers, se sont éloignés du théâtre meurtrier. Quant à l’évêque de Cahors et ses compagnons, rien d’étonnant à ce qu’en rebroussant l’antique route, ils se soient enfuis en direction de Fanjeaux. Impuissantes, les troupes de Bouchart de Marly sont obligées de rompre le combat et d’abandonner le convoi. Le comte de Foix, pensant avoir remporté la victoire, observe l’ennemi se replier au loin après l’avoir laissé s’enfuir. Cependant, Simon de Montfort ayant appris[22] le revers du Maréchal et la perte du charroi, décide d’aller sauver ce qui peut encore l’être. Alors, sortant de Castelnaudary toutes bannières déployées, le comte et ses chevaliers surgissent par « le chemin battu[23] » sur le lieu de l’engagement. Pris par surprise, un grand nombre de routiers occupés à piller les charriots de ravitaillement sont massacrés ou faits prisonniers. Raimond-Roger de Foix, son fils, et ses valeureux compagnons, parviennent toutefois à faire face, aux hommes de Montfort et aux gens de Marly réunis. S’engage alors un terrible combat, où le comte de Foix assène de si rudes coups qu’il en brise son épée. Son fils, les chevaliers Porada et Isarn de Puylaurens font aussi de grands ravages chez les français. De part et d’autre nombreux sont les tués, tels les fils du châtelain de Lavaur.

Puis, après avoir longtemps bataillé, les occitans, chancelants, parviennent cependant à s’extraire de la mêlée et à rallier leur camp, faisant ainsi dire aux chroniqueurs que Simon de Montfort après avoir mis le comte de Foix en fuite, est le grand vainqueur de l’affrontement.

Conclusion

La localisation présumée du lieu de la bataille a été induite par la découverte d’une information essentielle — le positionnement des troupes du comte de Foix le long de la Bosse de Montmer (voir note n°13) — et la mise en relation d’indices présents dans les chroniques, avec celle-ci. Ainsi, au regard de l’ensemble des éléments (texte et photos), il semble qu’on pourrait avancer que la bataille s’est bien déroulée entre la colline de Montmer et l’actuel domaine de Donadéry, à environ 2 kms à vol d’oiseau, au Sud-Est de la ville Castelnaudary, (Photo G) et non pas entre Lasbordes et Saint-Martin-Lalande comme il est souvent affirmé par ailleurs[24].

© Bruno Joulia le 15/01/2025.


[1] Chanson de la croisade Albigeoise, éditée et traduite du provençal par Eugène Martin-Chabot Vol.1/3 Paris Société d’Edition Les belles Lettres 1960, page 217 :

  1. « De Saissac, ils rejoignent la grand’route de Carcassonne à Castelnaudary, vers son milieu.». Il est à noter que cette traduction de la canso est la seule à donner cette précision, en bas de page.

[2] D’autres auteurs placent la jonction à des endroits différents.

[3] Itinéraire purement hypothétique.

[4] La ville basse (ou bastide Saint-Louis), qui se situe sur la rive gauche de l’Aude n’existait pas encore, elle ne sera érigée qu’à partir du milieu du XIIIe siècle.

[5] Ce pont, construit en une dizaine d’années, devait être en bois. Jacques-Alphonse Mahul a fait remarquer que le pont dont parle cet acte devait être le Pont du moulin du roi qui se trouvait sur l’ancien bras de l’Aude. La croisade des albigeois a dû entraîner la destruction de ce pont [quand ?]

[6] Trajet incertain. Cependant cela semble être (au XIIIème siècle) l’itinéraire le plus direct pour se rendre depuis la cité de Carcassonne au lieu-dit La Leude. À ceux qui douteraient d’une route parallèle au Nord de la voie romaine, il peut être répondu qu’on ne peut sérieusement envisager qu’il n’y ait pas eu, même au Moyen-âge, de liaison entre Alzonne et Villepinte. Villepinte est une étape systématiquement mentionnée sur les itinéraires routiers du XIVe au XVIIe siècle.

[7] « Sans doute ralentis par le convoi, les deux détachements firent étape là, [sans précision du lieu] à deux lieues à peine de Castelnaudary, qu’ils comptaient gagner le lendemain. ». L’Épopée cathare, tome 1, 1198-1212 l’invasion, éditions Privat, mai 1992, page 444. Mesure grossière sur le site Géoportail, Castelnaudary-Lasbordes = 7,5 Kms. Soit environ deux lieues. La lieue métrique française vaut exactement 4 kms. La région étant soulevée le convoi ne pouvait prendre le risque de bivouaquer en rase-campagne.

[8] « Cependant le très-perfide comte de Foix s’était saisi d’un certain château appartenant à Bouchard de Marly, près Castelnaudary, à l’orient et vers Carcassonne, qu’on nomme Saint-Martin […] » Histoire de l’hérésie des Albigeois et de la sainte guerre entreprise contre eux (de l’an 1203 à l’an 1218) par Pierre de Vaulx-Cernay, traduit par M. Guizot, Paris, chez J.-L.-J. Brière Libraire, 1824, page 167.

[9] « Le comte de Foix, instruit du renfort que le nôtre avait envoyé à ses gens, quitta Saint-Martin, et retourna à l’armée pour y prendre des soldats […] ». Histoire de l’hérésie des Albigeois et de la sainte guerre entreprise contre eux (de l’an 1203 à l’an 1218) par Pierre de Vaulx-Cernay, traduit par M. Guizot, Paris, chez J.-L.-J. Brière Libraire, 1824, page 169.

[10] « rangés par la plaine » La chanson de la croisade contre les Albigeois. Tome 2, Traduction et table, commencée par Guillaume de Tudèle et continuée par un poète anonyme ; édités et traduits pour la société d’histoire de France par Paul Meyer, Paris Librairie Renouard, 1879, page 115. Autrement dit le plateau ou du moins la large crête qui se trouve entre Lasbordes et la Bosse de Montmer (commune de Castelnaudary).

[11] « Raymond VI, […] fit camper son armée […] dans les prairies voisines de la ville […] », à proximité de la porte de la Baffe, aujourd’hui recouvertes par le Grand Bassin du canal du Midi. Voir le plan de Castelnaudary au moyen-âge dans : Notice historique sur Castelnaudary et le Lauragais par Léon Clos, Edouard Privat, Toulouse, 1880.

[12] « Cependant le comte Simon, qui, ce jour-là, s’était posté devant les portes de Castelnaudary, et attendait avec grande inquiétude ses chevaliers, lorsqu’il vit l’autre [le comte de Foix] partir en hâte pour tomber sur eux […] ». Histoire de l’hérésie des Albigeois et de la sainte guerre entreprise contre eux (de l’an 1203 à l’an 1218) par Pierre de Vaulx-Cernay, traduit par M. Guizot, Paris, chez J.-L.-J. Brière Libraire, 1824, page 170. Il est à préciser qu’en 1211, la route Lasbordes-Castelnaudary aboutissait directement à la porte Saint-Antoine. C’est la raison pour laquelle Simon de Montfort guettait l’arrivée des renforts depuis celle-ci.

[13] « (Lorsque) le comte de Foix (l’apprend), il sort aussitôt, — avec toute sa troupe, le long d’une colline » vers 2050 et 2051 Histoire de la croisade contre les hérétiques albigeois écrite en vers provençaux par un poète contemporain. Série 1, trad. et publ. par M. C. Fauriel, Paris Imprimerie Royale 1837, page 147. « Lorsque le comte de Foix l’apprend, il se poste aussitôt avec sa troupe, le long d’une colline » Fauriel (Claude). Bataille de Castelnaudary (pages 86 à 93) dans la Chronique de maitre Guillaume de Puylaurens (1202-1272) traduite du latin par Charles Lagarde, Béziers, Imprimerie de J. Delpech 1864, page 87. La seule colline (hormis Pech-Redon, mais qui n’est qu’un tertre) se trouvant sur le trajet Lasbordes-Castelnaudary est la Bosse de Montmer (carte géoportail). Mary Lafon traduit (1868), quant à lui, les vers de la Canso relatant le fait comme suit : « Mais le comte Foix se coule doucement tout le long du coteau qui forme le penchant ». Les traductions postérieures, elles, nous parlent d’un défilé (Paul Meyer) et d’un chemin creux (Eugène Martin-Chabot), autrement dit la route Lasbordes-Castelnaudary.

[14] Histoire de l’hérésie des Albigeois et de la sainte guerre entreprise contre eux (de l’an 1203 à l’an 1218) par Pierre de Vaulx-Cernay, traduit par M. Guizot, Paris, chez J.-L.-J. Brière Libraire, 1824, page 171.

[15] « … il trouva un compagnon de Bouchard, un Breton, au milieu du chemin, au sortir d’un petit bois… ». La chanson de la croisade contre les Albigeois. Tome 2, Traduction et table, commencée par Guillaume de Tudèle et continuée par un poète anonyme ; édités et traduits pour la société d’histoire de France par Paul Meyer, Paris Librairie Renouard, 1879, page 117. La Bosse de Montmer, est aujourd’hui occupée dans sa partie basse par des habitations, elle devait être en 1211, boisée du sommet à la route.

[16] « À cette vue, les Français furent très-irrités ; ils courent à la rescousse, irrités comme des lions, et comme vaillants guerriers » Ibid., page 117.

[17] « Les français éperonnent comme de vrais barons, poussant en avant tant qu’ils peuvent, sur le penchant d’une vallée. » Ibid., page 117. « Le penchant d’une vallée » est la pente de la colline de Montmer, qui se poursuit vers la plaine (où coule le Tréboul), au Sud de la route Castelnaudary-Lasbordes. La voie romaine se situe à environ 850 mètres (mesuré sur le site Géoportail) à vol d’oiseau de la route Castelnaudary-Lasbordes, entre cette dernière et le cours du Tréboul.

[18] « Là en cette route par où on va à Montréal, tous ensemble ils frappent sur les routiers des épées tranchantes, tellement qu’ils leurs font grand mal. ». Ibid. pages 117 et 118. La route dont il est parlé ne peut être que la voie romaine (l’actuelle D33). La portion de la D6113 Villepinte-Castelnaudary ainsi que la partie de la D623 Castelnaudary-Villasavary-carrefour de Prouilhe, ne figurent pas sur la carte de Cassini (1756 – 1815). On peut également constater que l’ancienne voie romaine d’Aquitaine n’apparaît pas non plus sur cette même carte, sans doute tombée en désuétude au fil du temps, devenue simple chemin, elle n’était plus assez importante pour qu’on représente son tracé.

[19] Michel Roquebert, place cette péripétie, après l’arrivée de Simon de Montfort sur le lieu de la bataille (l’Épopée Cathare, tome 1, Privat, 1992, page 446).

[20] C’est Guillaume de Tudèle, le premier des deux auteurs de la Canso, qui « parle ». La chanson de la croisade contre les Albigeois. Tome 2, Traduction et table, commencée par Guillaume de Tudèle et continuée par un poète anonyme ; édités et traduits pour la société d’histoire de France par Paul Meyer, Paris Librairie Renouard, 1879, page 118.

[21] « la place est belle et longue et la campagne est rase ». Ibid. page 119. Sans aucun doute la vaste plaine s’étendant de Castelnaudary à Carcassonne.

[22] Non pas appris, mais vu pour Michel Roquebert, car l’historien nous dit : « Montfort posté sur une tour de guet ne perdait rien des phases de la lutte. ». [Information tirée de la chronique de Guillaume de Puylaurens]. L’Épopée cathare, tome 1, 1198-1212 l’invasion, éditions Privat, mai 1992, page 445. Ceci est impossible si l’on situe la bataille entre Saint-Martin-Lalande et Lasbordes. On ne voit pas Castelnaudary depuis le lieu, aujourd’hui indiqué, des combats !

[23] « le chemin battu » La chanson de la croisade contre les Albigeois. Tome 2, Traduction et table, commencée par Guillaume de Tudèle et continuée par un poète anonyme ; édités et traduits pour la société d’histoire de France par Paul Meyer, Paris Librairie Renouard, 1879, page 121. Très certainement la voie romaine. Les surfaces des voies étaient constituées de terre et de sable (via terrana), le plus souvent de graviers ou de graviers enrobés de béton (via glarea strata). On s’éloigne de l’image d’Épinal des voies pavées ou dallées (via lapide strata) onéreuses qui représentent sans doute moins d’1% des voies en Gaule.

[24] Depuis 2011, près du Pech Redon (Lasbordes), un panneau didactique signale le lieu de la bataille.

Guiraud de Pépieux.

5-1-Histoire du catharisme
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Guiraud de Pépieux.

Les faits d’armes d’un chevalier faydit méconnu

Bien que Guiraud de Pépieux descende d’une longue lignée nobiliaire, il n’en demeure pas moins une figure peu connue. Personnage secondaire dans l’histoire de la croisade contre les Albigeois, il y apparaît cependant comme un farouche et opiniâtre résistant à l’envahisseur français. C’est donc le récit de ses faits d’armes, que je vais tenter de faire ici.

Quelques repères biographiques :

Pepieux (11)

Guiraud (ou Géraud, ou Gérard) de Pépieux (vers 1170 ? – 1240 ?)[1].
Fils de Frézouls de Lautrec, seigneurs des Touelles (aujourd’hui Briatexte 81)[2].
Seigneur de Pépieux (11), Agel (34), Pouzols-Minervois (11), Cazelles (34 Aigues-Vives)[3][6].
Vassal du vicomte de Narbonne[4].
Son grand-père, dont le nom était également Guiraud, a participé en 1095 à la première croisade (en terre sainte) lancée par le pape Urbain II[5].
Au moment de la croisade contre les Albigeois, est marié à Alix fille de Guillaume de Minerve[6].
Une de ses tantes paternelles devient cathare revêtue vers 1214[7].
D’après la date de naissance donnée, Guiraud a 39 ans à l’arrivée des croisés.

Les sentiments cathares de Guiraud

Bien qu’une de ses tantes paternelles deviendra Bonne-chrétienne vers 1214, rien, ne laisse deviner une croyance ou même une sympathie envers la religion cathare, de Guiraud de Pépieux. Cependant, quelle que soit sa Foi (s’il en avait une), cela ne l’empêcha nullement de faire sa soumission au chef de la croisade. Celle-ci ayant eu lieu peu de jours après l’effroyable massacre de Béziers (22 juillet 1209) — où Arnaud Amaury avait lancé son fameux « tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens » —, entraina également le ralliement (de circonstance ?) de Guiraud (et d’autres) à l’ost croisé. Puis, Simon de Montfort, devenu le nouveau chef de l’armée catholique après le siège victorieux de Carcassonne (août 1209), et le chevalier de Pépieux se lièrent d’amitié. En signe de bonnes relations Simon alla même jusqu’à laisser occuper quelques places du Minervois à son nouvel ami. Toutefois cette belle entente (feinte de la part de Guiraud ?) allait bientôt brutalement cesser.

Le soudain revirement !

Le revirement du seigneur de Pépieux, trouve son origine dans un sombre événement l’ayant personnellement touché et dont nous fait part la Canso (traduction de Mary-Lafon)[8] :

Giraud de Pépion qui, d’un autre côté,
Avait la paix du comte, aussi s’est révolté ;
Mais par une raison, grave à la vérité,
Un Franc occit son oncle ; or, Montfort irrité
Voulut qu’il fût tout vif dans la fosse jeté.
Jamais on ne montra plus de sévérité,
Et l’homme était Français et de grand’parenté,
Donc Giraud aurait dû se tenir pour vengé ;
Mais, au contraire, il fond sur lui comme enragé,

Le chateau de Puisserguier (34)

Ainsi, Guiraud éprouvant un grand ressentiment du meurtre de son cher parent, trouva là l’argument à repasser dans le camp occitan. Lors de l’absence de Montfort, alors à Montpellier, autant pour se venger, que pour marquer son entrée en résistance, il alla prendre (par surprise) le château de Puisserguier (34).

Et Pierre de Vaulx-de-Cernay ajoute[9] :

[…] il jeta dans une tour du château les servants du comte, dont il s’était saisi au nombre de cinquante. Puis, comme dans la nuit même où le comte s’était retiré, il songea à déguerpir sur l’heure de minuit, dans la crainte qu’il ne revînt au lendemain l’assiéger en forme, ne pouvant par trop grande hâte emmener ses captifs de la tour, il les précipita dans un fossé de cette tour même, fit jeter par-dessus eux de la paille* du feu, des pierres, et tout ce qu’il trouva sous la main et bientôt quittant le château, il gagna Minerve, traînant après lui les deux chevaliers qu’il avait en son pouvoir […] au point du jour, le comte étant de retour au susdit château, et le trouvant vide, le renversa de fond en comble ; et quant à ces gens gisants dans le fossé, lesquels avaient jeûné pendant trois jours, il les en fit retirer, trouvés qu’ils furent, […] sans blessure ni brûlure aucune. Partant dudit lieu, le comte rasa jusqu’au sol plusieurs châteaux dudit Gérard, et peu de jours après il rentra dans Carcassonne. Pour ce qui est de ce traître et félon Gérard, il avait conduit les chevaliers de Montfort à Minerve et ne tenant cas de sa promesse, faussant son serment, il ne les tua point, il est vrai, mais ce qui est plus cruel que la mort, il leur arracha les yeux et, leur ayant amputé les oreilles, le nez et la lèvre supérieure, il leur ordonna de retourner tout nus vers le comte. Or, comme il les avait chassés en tel état pendant la nuit, le vent et le gel faisant rage, car en ce temps-là l’hiver était très âpre, un d’eux, ce qu’on ne saurait ouïr sans larmes, vint mourir en un bourbier ; l’autre, ainsi que je l’ai entendu de sa propre bouche, fut amené par un pauvre à Carcassonne.

Puis sans tarder, pour « se mettre au vert », le chevalier de Pépieux s’esquiva dans les lointains confins des Corbières.[10]
Raison certainement pour laquelle il ne put participer, au cours de l’été 1210, à la défense de Minerve.

L’année suivante, Guiraud est excommunié (comme receleur, fauteur, défenseur des routiers, hérétique[11] et chef de bande) par l’évêque d’Uzès et Arnaud Amaury, légats du Siège apostolique, et ses biens confisqués. Il tomba de fait en faydiment[12], état qu’il conservera (lui, ou — comme on le verra plus loin — un de ses proches ?), à part probablement lors de la parenthèse de la reconquista occitane, jusqu’à sa mort.

La guérilla du faydit

Stèle, massacre de Montgey

En Mars 1211, Simon de Montfort, poursuivant la conquête du comté de Toulouse, assiège Lavaur (81). L’énergique résistance de la ville, compliquant singulièrement la situation, oblige le comte à faire appel à des renforts. De nombreux « pèlerins »[13] arrivant de Carcassonne, sont attaqués dans les environs proches de Montgey (81), par des troupes commandées par le comte de Foix, son fils, leurs alliés et… Guiraud de Pépieux.

Voici l’épisode raconté par Pierre de Vaulx-de-Cernay[14] :

[…] une multitude de pèlerins venaient de Carcassonne à l’armée et voilà que ces ministres de dol et artisans de félonie, savoir, le comte de Foix, Roger Bernard, son fils, Gérard de Pépieux, et beaucoup d’autres hommes au comte de Toulouse, se mettent en embuscade avec, nombre infini de routiers dans un certain château nommé Montjoyre [aujourd’hui Montgey (81)], près de Puy-Laurens puis, au passage des pèlerins, ils se lèvent, et se jetant sur les pèlerins désarmés et sans défiance, ils en tuent une quantité innombrable […]

Le guet-apens ayant été parfaitement préparé, la surprise est complète. Désorganisés, ne pouvant faire face efficacement à l’assaut, Allemands et Frisons sont presqu’en totalité massacrés.

Néanmoins, cette déroute cinglante n’aura aucune incidence sur le cours du siège ; Montfort, même privé des renforts, finira par prendre la ville.

Toujours en 1211, à l’automne, suite au siège avorté de Toulouse par Simon de Montfort, l’ost occitan de Raymond VI et Raymond-Roger de Foix, passera à l’offensive. Sa marche l’amènera devant les murs de Castelnaudary, dont le siège sera aussitôt entrepris. Montfort, alors à Carcassonne, fait route à marche forcée vers la ville, et après avoir envoyé mander des renforts, parvient par choix tactique à s’y laisser enfermer. Débute ainsi une guerre de position. À la nouvelle que le comte honni n’était plus libre de ses mouvements, toute la région avoisinante se soulève et se libère (pour quelques mois seulement) du joug des français. C’est alors que les renforts attendus par les assiégés, arrivant de Lavaur, sont interceptés à la hauteur de Saint-Martin-Lalande (11) par le comte de Foix ainsi que ses alliés du Carcassès et du Lauragais.

Guillaume de Tudèle nous conte alors le combat que livra Guiraud de Pépieux, à cette occasion[15] :

Un chevalier d’ici, Giraud de Pépion,
Du preux comte de Foix le meilleur champion,
Pique son destrier des tranchants éperons,
Et du seigneur Bouchard rencontre un des Bretons
Débouchant de la voie au milieu des buissons.
Il le fiert dans l’écu, lui perce le poumon
Malgré cotte et haubert, et le cloue à l’arçon,
Si bien que par le dos il lui sort un tronçon
De lance tout sanglant ainsi que le perinon.
A terre celui-là choit sans confession.

Cependant, Montfort constatant que la mêlée ne tournait pas à l’avantage de ses amis, décida d’aller leur porter secours. Laissant le minimun de troupes dans le castrum, il partit à grand galop renverser les chevaliers occitans et l’issue de la bataille. Après avoir mis le contingent du comte Foix en déroute, il voulut, dans l’élan, chasser l’armée de Raymond VI. Toutefois le corps toulousain, bien campé dans ses retranchements, ne pouvait être délogé par un coup de main. L’attaque en règle fut remise au lendemain. Profitant alors de l’aubaine le comte de Toulouse et ses vassaux levèrent le camp pendant la nuit.

Et suit le siège des Touelles (que Pierre des Vaulx-de-Cernay, transcrit Tudelles) aujourd’hui Briatexte (81), fief de Frézouls de Lautrec, père de Guiraud de Pépieux. Le moine chroniqueur profite du bref récit de ce funeste épisode pour manifester à nouveau la profonde aversion qu’il éprouve envers le guerrier occitan[16] :

Peu de jours ensuite ils marchèrent rapidement pour assiéger un certain château du diocèse d’Albi nommé Tudelle, appartenant au père de ce très-méchant hérétique, Gérard de Pépieux, lequel ils prirent après l’avoir attaqué quelques jours, passant tous ceux qu’ils y trouvèrent au fil de l’épée, et n’épargnant que le seigneur, échangé depuis par le comte contre un sien chevalier que le comte de Foix retenait dans les fers, savoir, Drogon de Gompans, cousin de Robert de Mauvoisin.

Puis nous retrouvons le fier chevalier en charge, selon le souhait de Raymond VI, de la défense de la place de Saint-Marcel (81).

Pierre des Vaulx-de-Cernay nous dit donc[17] :

[…] et son avis [de l’abbé de Citeaux Arnaud Amaury] ayant été qu’on assiégeât Saint Marcel, château situé à trois lieues d’Albi, et commis par le comte de Toulouse à la garde de ce détestable traître, Gérard de Pépieux les nôtres s’y rendirent et en firent le siège […]

Toutefois, Montfort, faisant face à une troupe nombreuse et résolue, ne pouvant à la fois tenir le siège et protéger ses convois de ravitaillement régulièrement attaqués, fût obligé d’abandonner par manque de vivres.

Le récit ne nous apprend rien sur les gestes de Guiraud en cette affaire. Néanmoins, il met l’accent, sur la confiance que le comte de Toulouse lui avait accordée en l’assignant défenseur du fort tarnais.

Malgré tout, quelques mois plus tard, opportunément, le comte français viendra quand même occuper Saint-Marcel, celui-ci ayant été laissé sans garnison (Guiraud de Pépieux et sa troupe sont alors à Castelsarrasin [82]) et déserté par la population. Alors afin de se venger de son échec, il fera abattre les remparts ainsi que le donjon du château et incendier le bourg.

Après quoi vient le siège, par Montfort, de la ville de Moissac (82). C’est au cours de celui-ci, en 1212, que le condottiere reçut une délégation des gens de Castelsarrasin (82). Ceux-ci devant la fâcheuse tournure prise, pour les occitans, par le siège voisin, et le départ de la ville de Guiraud de Pépieux, jugèrent bon, par prudence, de venir faire leur soumission.

Ainsi la canso nous dit[18] :

« Point ne veulent se faire occire ou dépouiller.
Ils vont où les bourgeois d’Agen viennent d’aller.
Le moindre de deux maux il faut toujours chercher.
Bernard d’Esgal le dit : Dans un fangeux sentier,
Si tu vois devant toi ton compagnon tomber
Ou si tu passes l’eau, ne va point le premier,
Reste loin, si quelqu’un venait à se noyer
Pour pouvoir en arrière aussitôt retourner. »
Donc, si m’aide Jésus ! ils ne sont à blâmer.
Car celui qui devrait être leur bouclier,
Géraud de Pépieux, avec maint chevalier,
Sort du château disant qu’il n’y veut demeurer,
Et n’y demeurerait pour or ni pour denier,
Et s’en va maintenant camper sur le gravier
Contre ceux de Moissac, pour les exterminer,
Dont la ville fut prise.

Et cette soumission en entraîna d’autres, telle celle de Verdun-sur-Garonne notamment.

Une fois n’étant pas coutume, Guiraud et ses hommes auraient déguerpi vers Toulouse par les rives de la Garonne, comme le nous le dit Michel Roquebert.

Peut-être avait-il jugé que Castelsarrasin n’était pas raisonnablement défendable ?

On pourrait aussi interpréter les vers suivants comme ceci :
Et s’en va maintenant camper sur le gravier [Et va se poster sur la rive (du Tarn)]
Contre ceux de Moissac, pour les exterminer, [Pour attaquer ceux qui assiègent Moissac]
Dont la ville fut prise. [Malgré cela, la ville est conquise.[19]]

Si la traduction de Mary-Lafon et l’interprétation proposées sont justes, nous serions là devant un fait d’arme de Guiraud de Pépieux passé totalement inaperçu !

Toutefois, il est vrai que Pierre des Vaulx-de-Cernay ne mentionne pas cet (hypothétique) assaut dans son récit.
Toujours est-il, qu’intervention de Guiraud ou pas, Moissac finira par capituler.

Et puis plus rien. On ne sait ce qu’est devenu Guiraud de Pépieux ; aucune source ne nous renseigne sur sa destinée.

La fin de Guiraud

La Roca de Buc

Néanmoins, Michel Roquebert nous dit qu’un Guiraud de Pépieux — est-ce le faydit ? ou son fils ? ou alors un neveu — est arrêté pour hérésie à Caunes [Minervois (11)] vers 1237 par l’inquisiteur Ferrier. Incarcéré au Mur (prison inquistoriale) de Carcassonne, il parviendra cependant à s’en échapper[20].

Enfin, un Guiraud de Pépieux participera à la révolte de Trencavel fils en 1240. Mais celle-ci tournera court. Les rebelles ayant échoué à prendre Carcassonne, pourchassés par le chambellan Jean de Beaumont, tenteront d’aller se réfugier dans le massif des Corbières (11 et 66). Rattrapés, les faydits sont alors cernés dans la petite fortification de la Roca de Buc (66). Faits prisonniers après de durs combats, Usalger d’Aigues-Vives (34) et Guiraud de Pépieux sont pendus séance tenante sur ordre du chambellan[21].

Si le Guiraud de 1240 est le même que celui évoqué depuis le début de ce rappel historique, celui-ci aurait donc été exécuté vers l’âge de 70 ans après, être resté en faydiment pendant presque 30 ans. Pour ceux qui pensent que c’est un âge trop avancé, pour cette époque, je rappelle qu’Olivier de Termes serait mort en terre sainte aux alentours de 74 ans.

Conclusion

Ce travail rassemble, pour mieux les mettre en lumière, les récits des faits d’armes de Guiraud de Pépieux, une des grandes figures de la résistance occitane face aux envahisseurs croisés.
À défaut d’être mieux connu, comme c’est le cas de Chabert de Barbaira, seigneur de Quéribus et d’Olivier de Termes, ce chevalier sort ainsi des limbes de l’histoire.

© Bruno Joulia – Août 2024


[1] M. Yves Gazagnes nous donne aux environs de 1170 comme année de naissance de Guiraud de Pépieux. https://gw.geneanet.org/ygazagnes?lang=fr&n=pepieux&p=giraud+de

[2] « L’épopée Cathare, 1198-1212, l’invasion » tome I, par Michel Roquebert, éditions Privat, 1992, page 329.

[3] https://agel34.fr/le-village-dagel/lhistoire-du-chateau-dagel

[4] Les seigneurs de Pépieux étaient vassaux du vicomte de Narbonne. https://fr.wikipedia.org/wiki/P%C3%A9pieux

[5] Guiraud de Pépieux a participé à la première croisade en 1095 à l’appel du pape Urbain II pour aller défendre le tombeau du Christ. https://fr.wikipedia.org/wiki/P%C3%A9pieux

[6] Géraud de Pépieux (petit-fils de Guiraud), qui avait épousé Alix de Minerve. Poursuivi par le comte il fut contraint de se réfugier dans le nid d’aigle de son beau-père Guilhaume à Minerve. https://www.mairie-pouzols-minervois.fr/index.php/si-pouzols-m-etait-conte/un-peu-d-histoire

[7] « L’épopée Cathare, 1198-1212, l’invasion » tome I, par Michel Roquebert, éditions Privat, 1992, page 457.

[8] https://archive.org/details/LaCroisadeContreLesAlbigeoisLafon/mode/2up (Page 76 du document). Une traduction bien oubliée aujourd’hui, que j’ai voulu mettre en avant.

[9] Histoire de l’hérésie des Albigeois et de la sainte guerre entreprise contre eux (de l’an 1203 à l’an 1218) / par Pierre de Vaulx-Cernay, Brière, Paris 1824. (Chapitre XXVII, pages 77, 78, 79, du document).

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1122310/f4.item.r=Histoire+de+l’h%C3%A9r%C3%A9sie+des+Albigeois+et+de+la+sainte.langFR

[10] « L’épopée Cathare, 1198-1212, l’invasion » tome I, par Michel Roquebert, éditions Privat, 1992, page 329.

[11] « L’épopée Cathare, 1198-1212, l’invasion » tome I, par Michel Roquebert, éditions Privat, 1992, page 378.

[12] http://hautpoul.blogg.org/faydits-chevaliers-sans-terre-a125237988

[13] « Au nombre de cinq mille au moins dit la chanson » (Page 99).

 https://archive.org/details/LaCroisadeContreLesAlbigeoisLafon/mode/2up

[14] « Histoire de l’hérésie des Albigeois et de la sainte guerre entreprise contre eux (de l’an 1203 à l’an 1218) » par Pierre de Vaulx-Cernay, Brière, Paris 1824. (Chapitre L, page 138).

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1122310/f4.item.r=Histoire+de+l’h%C3%A9r%C3%A9sie+des+Albigeois+et+de+la+sainte.langFR

[15] https://archive.org/details/LaCroisadeContreLesAlbigeoisLafon/mode/2up (Page 119 du document).

[16] Histoire de l’hérésie des Albigeois et de la sainte guerre entreprise contre eux (de l’an 1203 à l’an 1218) par Pierre des Vaulx-de-Cernay, Brière, Paris 1824. (Chapitre LX, page 182).

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1122310/f4.item.r=Histoire+de+l’h%C3%A9r%C3%A9sie+des+Albigeois+et+de+la+sainte.langFR

[17] Histoire de l’hérésie des Albigeois et de la sainte guerre entreprise contre eux (de l’an 1203 à l’an 1218) Pierre des Vaulx-de-Cernay, Brière, Paris 1824. (Chapitre LX, page 183).

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1122310/f4.item.r=Histoire+de+l’h%C3%A9r%C3%A9sie+des+Albigeois+et+de+la+sainte.langFR

[18] https://archive.org/details/LaCroisadeContreLesAlbigeoisLafon/mode/2up (Page 133).

[19] Il est à signaler que les deux premiers traducteurs de la Canso (Claude Fauriel et Jean-Bernard Mary-Lafon) n’ont pas la même interprétation de ces vers que les deux suivants (Paul Meyer et Eugène Martin-Chabot). Ces derniers se seraient aperçus (par déduction) de la perte, par le scribe (du manuscrit conservé aujourd’hui à la BnF) de quelques syllabes, ce qui aurait donc entrainé un sens tout différent à ce que voulait, d’après eux, exprimer originellement le poète (Guillaume de Tudèle). Voilà pourquoi Michel Roquebert nous dit que Guiraud de Pépieux évacue Castelsarrasin par la grève de la Garonne – vraisemblablement pour gagner Toulouse : « L’épopée Cathare, 1198-1212, l’invasion » tome I, par Michel Roquebert, éditions Privat, 1992, page 481.

[20] « L’épopée Cathare, mourir à Montségur », tome IV par Michel Roquebert, éditions Privat, 1990, page 300.

[21] https://www.academia.edu/39008838/Identifier_la_Roca_de_Buc_pour_une_r%C3%A9vision_de_l_itin%C3%A9raire_de_l_exp%C3%A9dition_de_Jean_de_Beaumont_dans_la_s%C3%A9n%C3%A9chauss%C3%A9e_de_Carcassonne_automne_1240_ (Page 94).

Bélibaste ou l’itinéraire d’un chrétien dans la tourmente.

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Bélibaste ou l’itinéraire d’un chrétien dans la tourmente

Une ordination singulière

Guilhem Bélibaste, né à Cubières-sur-Cinoble1 vers 1280, n’aurait sans doute jamais été ordonné chrétien cathare, s’il n’avait tué au cours d’une querelle le berger Barthélémy Garnier qui menaçait de dénoncer la famille Bélibaste à l’Inquisition. Après ce meurtre commis en 1305, il doit quitter sa famille et fuir son pays pour sauver sa peau, et, rentrer dans les ordres selon l’éthique cathare pour tenter de sauver son âme.

C’est grâce aux témoignages recueillis par Jacques Fournier dans son Registre de l’Inquisition, et notamment grâce au long récit de Pèire Maury, le berger croyant, passeur et fidèle ami dévoué, que l’on connait la mission pastorale de Bélibaste auprès de la communauté occitane de l’exil.

 La formation chrétienne du berger des Corbières

Guilhem Bélibaste était-il analphabète? L’époque et le milieu social de cette histoire peut évidemment nous le laisser  présumer sans trop nous tromper. Nous n’avons pas de témoignage réel de ses pratiques personnelles comme a pu en recueillir Anne Brenon2  au sujet de la famille Autier:
« Pour leurs croyants, les Bons Hommes prêchent, exposent, expliquent, Jaume lisant dans le livre des Écritures, probablement en latin, et « son père expliquant en langue vulgaire » selon la déposante Sébélia Peyre, chez qui les deux chrétiens séjournèrent quelques jours à l’automne 1301 ».

Henri Gougaud, dans la biographie romancée qu’il en a dressée3, imagine l’ enseignement de Félip d’Alayrac plutôt oral et basé sur la mémoire, comme l’apprentissage par cœur d’une leçon:
« Le soir, il (Bélibaste) trouvait Philippe et Alaïs dans la grande cuisine. Le parfait lui lisait l’Évangile de Jean, tandis que la servante rapiéçait des vêtements devant le feu. »

Et encore, le romancier fait dire au Chrétien Félip: « Il te faudra aussi apprendre l’Évangile de Jean, la prière du Consolament et les gestes du rituel. Je t’enseignerai tout cela avec l’aide de mon aîné Raymond de Castelnau qui fit de moi, l’année de mes vingt ans, un chrétien véritable. »

Toujours est-il que nous devons reconnaître, sur l’appui des  prêches qu’il nous a laissés que Bélibaste avait une connaissance sûre des mythes, de la morale et de la Bienveillance cathares. Ces connaissances nous prouvent de même la qualité de l’enseignement prodigué par Félip d’Alayrac .

 Temps et lieux de l’Église clandestine

On peut être aujourd’hui subjugué par l’incroyable cohérence de la dernière Église cathare médiévale alors éclatée dans la clandestinité entre Pays d’Oc, Italie et Espagne, et pourtant dotée d’une organisation sans failles et d’une énergie jusqu’au-boutiste. L’équipe de l’Ancien qui ne dépassera jamais la quinzaine de Bons Hommes pour le territoire d’au moins cinq départements actuels est une véritable Église se regroupant dès que nécessaire malgré les dangers engendrés par le marteau inquisiteur. Dans les premières années du XIVe siècle, l’Église de la reconquête est constituée des pasteurs suivants: Pèire Autier, son frère Guilhem Autier, Amiel de Perles, Andrieu de Prades, Pèire-Raymond de Saint-Papoul, les premiers de retour d’Italie où ils furent ordonnés aux environs de l’an 1300. Puis en 1303, Félip d’Alayrac4 et la probable dernière Bonne Femme Jaumeta5 arrivent à leur tour. En 1301, l’Ancien ordonne son fils Jaume Autier et Pons d’Ax (Pons Bayle), puis est encore ordonné Pons d’Avignonet (Pons de Na Rica) alors que de nouveaux novices suivent leur formation de chrétien: Pèire Sans, l’agent de liaison formé et ordonné par l’Ancien en 1306; Raymond Fabre formé et ordonné par Fèlip d’Alayrac et Guilhem Autier en 1307, complèteront cette première équipe. En 1306, Félip d’Alayrac commence la formation de Bélibaste qui sera probablement ordonné en 1308 (aucune source connue). En cette année, au heures sombres de l’écrasement inquisitorial, sera encore initié et ordonné un des fils du maître des forges de Junac, Arnaud Marty par Guilhem Autier. Pèire Sans, à son tour, formera un jeune novice Pèire Fils de Tarabel,  et en avril ou mai 1309, l’Ancien réfugié dans une borde isolée de Verlhac (Tarn-et-Garonne) ordonnera son dernier novice, le jeune Sans Mercadier.

À cette Église cathare occitane, il faut adjoindre son diacre  exilé en Lombardie, visité plusieurs fois par les Bons Hommes, selon les impératifs de l’Église, et lui-même de retour en Occitanie vers 1304 pour répondre à une demande de l’Église, mais probablement reparti dès la fin de l’année vers le refuge italien après l’arrestation de Guilhem Peyre-Cavaillé devenu un dangereux délateur.
Nous rencontrerons aussi, en terre d’exil espagnol, un autre Bonhomme, Raymond de Castelnau (cité par H. Gougaud) aussi nommé Raymond de Toulouse qui semble peu cité par l’Inquisition. Il mourra en 1316 à Granadella (Espagne) .

Les analyses de  Michel Roquebert et d’Anne Brenon s’accordent parfaitement sur la composition de la société croyante cathare du début du XIVe siècle. Elle est différente de celle d’avant la croisade et se caractérise par des différences géographiques tendant à opposer un  milieu rural assez analogue à celui d’avant la croisade, c’est-à-dire conservant la fidélité des classes dirigeantes, à un milieu citadin plus populaire et ayant quasiment perdu l’appui nobiliaire.

Simultanément à la multiplication des ordinations, se forme le réseau clandestin des nouvelles maisons cathares destinées à héberger et protéger les Bons Hommes en perpétuelle itinérance. Le tissu social de ce réseau est représentatif de cette communauté croyante populaire rurale ou citadine.

Ce que dit Anne au sujet des croyants: « La société croyante du comté de Foix apparait en effet plus franchement notable, voire nobiliaire, que celle qu’on aura l’occasion de rencontrer, autour des Bons Hommes, dans les sénéchaussées de Carcassonne et de Toulouse, où les élites se sont largement ralliées au roi et à l’Église catholique. » Et encore:  « Parmi les fidèles des Bons Hommes, tout leur clan familial, l’intelligentsia de Sabartès, gens notariale, agents comtaux, robins de vieille noblesse — des Larnat aux Rabat —  et même des prêtres et vicaires; mais aussi des artisans et commerçants des villes et des paysans de la montagne. […] Toute une société, dont rien n’indique qu’elle soit frappée d’arriération ni de pessimisme, mais qui prend le tournant du XIVe siècle sans renier la foi de ses pères — la foi de Pèire Autier. »

Ce que dit Michel Roquebert au sujet des prédicateurs6: « La méthode de prédication parait utiliser, plus que par le passé, le mythe, atteignant des milieux humbles, artisans et paysans. En dehors du pays de Foix, l’Église de Pèire Autier ne réussit pas à toucher la noblesse ni la bourgeoisie, à de très rares exceptions près. L’oligarchie toulousaine a récupéré depuis 20 ans les patrimoines confisqués (par la croisade) et ne veut pas prendre le risque de les voir à nouveau lui échapper. » Cette tendance nous sera utile pour comprendre les prêches du Bon Homme Bélibaste.

Ces croyants de « milieux humbles », pour la plupart analphabètes, en tout cas illettrés, dont les connaissances morales et religieuses se transmettent en grande partie par un enseignement oral des mythes, contes et légendes populaires, dont les mentalités conservent des reliquats de  croyances païennes et autres superstitions; ces croyants  donc  constituent en ce début de siècle le monde de Bélibaste, le monde qui l’a vu naitre, le seul monde qu’il connait alors. Ses croyants et lui sont de ce même monde. Cette différence  notable entre lui et les autres chrétiens tel qu’un Pèire Autier ou un Félip d’Alayrac, personnes cultivées, à l’esprit ouvert formé par les voyages, est importante pour bien appréhender notre Bon Homme. Depuis sa fuite des Corbières sur les talons de Félip, « Il avait fait en une semaine plus de chemin qu’en toute son existence […] » nous conte  Henri Gougaud.

L’Église de la reconquête ne connaitra plus aucun répit à partir de 1309. Jaume Autier est repris et brûlé le 3 mars 1309 à Carcassonne. Félip d’Alayrac et Bélibaste y sont emprisonnés mais s’évadent et peu après gagnent la Catalogne. L’Ancien est arrêté à la mi-août, jeté au Mur de Toulouse7 où se trouve Amiel de Perles. Puis Raymond Fabre est pris à son tour. Son frère Guilhem et leur compagnon Arnaud Marty sont brûlés à Carcassonne, fin 1309 ou printemps 1310, après la sentence de Geoffroy d’Ablis. Le 9 avril 1310, l’Ancien est brûlé devant la cathédrale Saint-Étienne à Toulouse. Fèlip d’Alayrac revenu voir des croyants en Donezan est arrêté à Roquefort-de-Sault et brûlé. Dans son épilogue, Anne suppose que quelques Bons Hommes survivent encore quelque temps réfugiés en Italie; peut-être Pèire-Raimond de Saint-Papoul et Pèire Sans? De l’autre côté des Pyrénées, Guilhem Bélibaste et sa petite communauté de croyants permettront à l’Église cathare occitane de connaitre un sursis de 10 ans .

Les croyants de la diaspora  espagnole

C’est  au cours de l’été 1309 que toute la population adulte de Montaillou est arrêtée et emprisonnée par Geoffroy d’Ablis pour être interrogée. De ces procédures rien n’a été conservé, écrit Anne et c’est plus tard qu’on apprendra les dégâts causés par cette rafle: enfants abandonnés à eux-mêmes, tel ou telle mort(e) au Mur  ou encore rentré(e) mourir au village avec la croix infamante, maisons détruites, relaps brûlés, cadavres exhumés et exil massif. Le long récit de Pèire Maury apporte vie et  densité  à ces exilés  montallionois et  fuxéens que le berger fréquentait régulièrement entre ses  périodes d’estives. Ces émigrés souvent en transit, à l’instar de leur seul guide spirituel, dessinaient comme une aura dans les petits villages espagnols, toujours inquiets d’être au plus près de leur dernier Bon Homme qui cheminait lui-même au gré des travaux saisonniers pour pourvoir à la subsistance de sa famille. On peut suivre ainsi notre chrétien à Berga, puis Lerida, Granadella, Flix, Tortosa, Morella où il exerce divers métiers: tisserand, cordonnier, fabriquant de peignes (pour métiers à tisser), et souvent berger auprès de Pèire. À San Mateo, Pèire Maury rend visite à Pèire et Raimond Issaura de Larnat, et à  Pèire Maury, frère de Guillemette. À Lérida, il retrouve le forgeron Bernat Servel et son épouse Esperte de Tarascon. À  Juncosa, il visite Mersende Marty, sa tante qui s’installera ensuite à Beceite avec sa fille Jeanne et l’époux de celle-ci, Bernat Befayt. Quant à son autre tante, Guillemette Maury, souvent citée, une fois veuve elle s’installera à Ortas avec ses deux fils Jean et Arnaud. Les paroles simples et sincères de Pèire Maury nous transportent avec force émotion dans le quotidien de cette petite diaspora spirituelle soucieuse de faire sa bonne fin, en quête de l’entendensa del Bé .

Le chrétien, un humain comme les autres?

Il m’a paru intéressant de poser cette question en tant que croyante du XXIe siècle afin de m’aider à inscrire notre spiritualité dans le monde actuel, sans en oublier ses racines. Évidemment, il est clair qu’un croyant cathare d’aujourd’hui n’est pas porté par l’ultime espérance de la consolation qui libère l’âme et la rend pour l’éternité au Royaume de Dieu. Évidemment notre pensée rationnelle et nos connaissances scientifiques nous empêchent d’adhérer à certaines de leurs interprétations cosmogoniques et nous obligent à confondre leurs croyances superstitieuses et religieuses, reliquat d’un paganisme persistant. Mais l’essentiel qui nous relie à eux est bien toujours le même: c’est cette foi, c’est la volonté de se fier au principe du Bien envers et contre tout le  Mal qui habite ce monde, et même si le long chemin vers l’entendement du Bien est une quête plus personnelle, il s’agit toujours d’accomplir sa bonne fin, il s’agit de retrouver la pureté divine originelle qui seule peut mettre fin au cycle répétés des transmigrations.

« Le catharisme est la seule spiritualité où l’on ne peut sauver que soi, et encore très difficilement »: Guilhem de Carcassonne, prêche du 11 août 2024.

Évidemment, le chrétien est un être humain comme les autres et les Bons Hommes le savaient bien. Malgré l’admiration que leur portaient leurs croyants, la Règle était là pour les exhorter à l’humilité, le service mensuel — tel que nous le connaissons aujourd’hui — était là aussi pour leur rappeler qu’eux seuls étaient des pécheurs car conscients de leurs fautes en tant que consolés. Seuls leurs détracteurs les taxèrent de Parfaits pour mieux les dénigrer, seuls leurs croyants les appelèrent Bons Chrétiens probablement par admiration. Mais aujourd’hui comme hier, si vous nommez ainsi un chrétien, il vous répondra sans hésiter que seul Dieu est Bon. Voilà pourquoi aujourd’hui, comme hier, le croyant consolé se nomme simplement chrétien. Il a une conscience aigüe de sa condition d’humain soumis aux manigances du démiurge, de la possibilité permanente de chuter et de perdre la pureté offerte par le Paraclet lors de sa consolation. Son détachement du monde jamais complètement accompli — sur cette terre — est probablement sa plus douloureuse entreprise. Entreprise imaginée ainsi par Henri Gougaud: ce sont les paroles du maître Félip d’Alayrac à son élève Guilhem Bélibaste: « J’ignore si nous serons un jour sauvés, si même ce mot n’est pas  dénué de sens. Mais je sais que nous devons traquer un trésor toujours plus lointain, inaccessible, illusoire sans doute, simplement parce qu’en notre vie ne nous fut pas donné d’autre chemin, d’autre choix que cette folie. À la poursuite de cette chimère, il te faudra traverser toutes les montagnes, tous les déserts, toutes les tempêtes, tout ce que la géographie des rêves peut élever d’obstacles. De temps en temps tu redresseras l’échine et te révolteras contre l’invisible cravache qui te pousse en avant. Parfois, au seuil d’une nuit effrayante, tu refuseras d’avancer, comme font les ânes rétifs. Mais partout où tu devras passer en quête du trésor qui n’existe pas, même à travers flammes, de gré ou de force tu passeras. Ne cherche aucune raison à cela, il n’y en a pas. Il n’y a pas de sens, Guillaume. Il n’y a qu’un espoir sans objet à porter sur un chemin sans fin ». Notre conteur avait bien compris  le lâcher prise, façon cathare.

En croisant, au cours du récit de Pèire, les Bons Hommes de l’équipe de l’Ancien, on se rend heureusement compte qu’ils s’agit bien d’humains avec leurs faiblesses et leur petits défauts mais, des conflits connus entre les Bons Hommes (Amiel de Perles contre Pèire-Raimond de Saint-Papoul, Andrieu de Prades contre les frères Autier, etc.), on retiendra que, malgré la hauteur de spiritualité exigée d’eux, les chrétiens ne peuvent se maintenir en permanence au-dessus de la condition humaine, étant tout simplement eux-mêmes des humains. Ils appréhendent cette condition comme un garde-fou utile exhortant à l’humilité permanente: « Car, lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort » a dit l’apôtre Paul. Bélibaste, le berger devenu chrétien malgré lui, même s’il faillit gravement à sa mission au point d’être déchu de son état de chrétien, était sans contexte doté de cette foi cathare qui lui donna le courage d’affronter la mort  sans abjurer et de « passer à travers les flammes ».

Bélibaste , le Bon Homme « près de ses sous »

La foi des croyants de la petite communauté ne les aveuglait pas quant aux faiblesses de leur seul guide, plusieurs témoignages nous le prouve bien. Comparé aux figures marquantes disparues notre pauvre Bon Homme ne gagnait pas au change: « Le Monsieur de Morella ne sait pas prêcher. Mais quand on entendait prêcher les Messieurs Pèire et Jaume Autier, c’était une gloire. Ceux-là savaient prêcher! »  avait dit Pèire à Arnaud .

Ils étaient plusieurs aussi à relever son avarice, jusqu’à son fidèle ami Pèire. Ce dernier lui confiera en effet que sa tante Guillemette le traitait de « menudier », c’est-à-dire d’avare, « […] et pour cette raison, il irait avec eux de sou en sou ».

C’est Pèire encore, qui dans sa déposition relate à l’inquisiteur les confidences du Bon Homme Raimond de Toulouse, colporteur de mercerie et forgeron à l’occasion auprès de Bernat Servel à Lérida. « Il (Raimond) me dit qu’il était resté avec Guillaume Bélibaste à Morella. Ils ne s’étaient pas bien entendus au sujet des dépenses car, disait-il, Guillaume était très avare, et lui Raimond ne pouvait pas travailler autant que lui […] »
Un chrétien, nous le savons doit faire vœu de pauvreté. Comme nous, Bélibaste était sur le chemin.

Bélibaste, le superstitieux

Le milieu socio-culturel de Bélibaste nous aide à comprendre ce penchant diffus dans les croyances des  cultures orales, qui se transmettent de génération en génération. On n’imaginerait pas un Pèire Autier, l’autorité religieuse de référence pour la plupart des croyants, ni un autre chrétien lettré d’ailleurs, dans une des situations telles que celles rapportées par Pèire Maury.

Lorsque Bélibaste révèle à son ami berger ses inquiétudes au sujet du voyage qu’il a promis de faire à Arnaud Sicre, le Bon Homme a auparavant consulté un sorcier censé deviner les présages de ce voyage. La narration de Pèire  ne manque pas d’être cocasse: « Il (le sorcier) prit un soulier de l’hérétique et mesura avec ce soulier en partant de l’âtre où l’on faisait le feu jusqu’à la porte de la maison. Et, d’après ce que disait ce sorcier, en faisant cette mesure avec le soulier, si tout le soulier ou la plus grande partie, à la dernière mesure, sortait de la porte de la maison, cela signifiait que si l’hérétique y allait, il n’en reviendrait pas; mais si la moitié ou tout le soulier restaient à l’intérieur du seuil, cela signifiait que s’il y allait, il reviendrait ».
L’augure s’avéra mauvaise car tout le soulier avait dépassé le seuil de la porte. Mais Bélibaste, tenant à honorer la promesse faite à Arnaud Sicre décidait finalement de faire le voyage déclarant que « si Dieu, son Père le demandait, c’était l’heure d’aller à lui ». Comme nous, Bélibaste était sur le chemin, mais il  ne doutait pas de son Dieu et ne manquait pas de courage.

Pèire assista en personne à cette autre scène alors qu’ils étaient de retour vers la France, sur le chemin du piège conçu par Arnaud Sicre.
Entre Agramunt (Catalogne) et Lérida, une pie traversa trois fois le chemin devant les marcheurs en jacassant. Le Bon Homme dit alors: « Saint-Esprit, aide-nous! ». Bélibaste avait entendu son père dire que c’était mauvais signe quand les oiseaux traversaient la route par laquelle on devait passer. Il fut arrêté quelques heures après . Qui se dit sourd à tous les signes? Comme nous, Bélibaste était sur le chemin.

Bélibaste et le mariage

Même si l’on sait que  les Bons Hommes prêchaient contre le culte des saints, contre tous les cultes superstitieux de l’Église romaine, contre ses sacrements, notamment celui du mariage, le fait de s’en remettre aux conseils d’un chrétien avant de conclure un mariage parait avoir été un fait coutumier des croyants en exil. Il était crucial pour les derniers chrétiens itinérants de connaitre des maisons fidèles dans lesquelles les deux époux, dans l’entendement du Bien, assuraient la perpétuation de l’Église. Le Bon Homme lui-même l’explique ainsi: « Les gens de ce pays sont si fiers: dès qu’ils sont mariés, ils veulent se séparer de leurs parents. Si leurs femmes n’étaient pas de la « entendensa », nous ne pourrions pas mettre le pied chez eux, et s’ils étaient malades, nous ne pourrions pas faire que leurs épouses s’éloignent de leur lit, et nous ne pourrions pas les recevoir […] »

  • Le mariage de Pèire Maury

Le Bon Homme dit un jour à son ami berger: « Vous ne pourrez pas toujours papillonner. Moi, je vous conseillerais de prendre une femme qui serait de la entendensa et de rester avec elle. […] Si l’un de vous était malade, l’autre pourrait envoyer nous chercher pour que le malade soit reçu ».
On notera, une fois encore, cette préoccupation omniprésente de la nécessité de la Consolation aux mourants comme seule issue possible vers le salut.

Mais on sait que Bélibaste entretenait un plan précis: Raimonde et lui s’étant attachés l’un à l’autre et ayant entretenu une relation sexuelle, le Bon Homme se trouvait alors face à une future paternité totalement incompatible avec son statut de chrétien (dont il était d’ailleurs déchu par son péché de chair). Pour tenter de sauver l’honneur, il n’avait trouvé d’autre solution que de faire endosser cette paternité à son plus fidèle compagnon. Malgré l’attachement porté à sa liberté, Pèire finit par céder: « Et comme il insistait encore pour que je prenne femme, je lui demandai quelle femme lui paraîtrait bonne pour moi. Il me répondit que cette Raimonde, qui demeurait avec lui serait bonne pour moi ». La pratique des faux couples pour ne pas éveiller les soupçons de  l’Inquisition étaient alors couramment utilisée dans la clandestinité. Pèire raconte encore: « Quand nous fûmes rentrés à Morella, il parla à Raimonde à part puis, alors que nous étions près du feu, et qu’il faisait déjà nuit avant le dîner, il dit, à Raimonde et à moi, que dans le saint mariage, les Bons Hommes ne faisaient qu’entamer le propos, et qu’alors les croyants se mettaient d’accord sur le mariage à faire, s’ils le pouvaient, en présence des Bons Hommes […] Ceci dit, je demandai à Raimonde si elle voulait bien que je fusse son mari; elle me répondit que oui et nous ne dîmes ni ne fîmes rien de plus. C’est ainsi qu’eut lieu le mariage entre Raimonde et moi, en présence de l’hérétique et de Guillemette, la fille de Raimonde ».

On ne peut néanmoins voir notre berger comme la dupe du chrétien. C’est probablement par amour-propre, tant pour lui que pour sa religion, qu’il présente à l’inquisiteur les faits sous le jour le moins ridicule. En effet,  ses propos ultérieurs ne laissent aucun doute à ce sujet. Alors qu’il se trouve chez sa tante Mersende en présence de Blanche, la sœur de Raimonde, cette dernière  leur confie qu’elle avait surpris les deux amants dans une position univoque. Ce qui lui arracha le cri: « A na  Malnada! Tu as mis le désordre dans toute l’affaire de la saint Église! » Alors que notre merveilleux berger au-dessus de ces humaines faiblesses, invite Blanche à se taire  sur tout cela qui « n’était rien », Blanche étaie alors son propos par une nouvelle confidence: « […] en raison du fait qu’il avait connu ainsi charnellement Raimonde, il s’était fait ré-hérétiquer par l’hérétique Raimond de Toulouse; et cela,  elle l’avait entendu dire à sa sœur Raimonde ».

Mersende, quant à elle clôt ainsi le chapitre: « Oh oh! Mon neveu, ce n’est pas étonnant que l’hérétique et Raimonde t’aient plumé et qu’ils n’aient pu te supporter! » Pèire participa donc bien à son mariage en toute connaissance de cause, et de plus eut la grandeur d’âme de ne tenir aucune rigueur à son ami qui, trop jaloux pour supporter la situation, délia les liens quelques jours après. Notre Bon Homme reconnaissant devant le berger qu’il pensait avoir mal agi en provoquant cette union, et la déliant « de la part de Dieu » dépassa les bornes de la bienséance jusqu’à proposer à son ami de lui envoyer l’enfant, fille ou garçon, qui pourrait naître de ces liens rompus! On notera la hauteur de vue du berger qui, ici comme dans bien d’autres situations, nous prouve qu’il a tout compris à la loi d’Amour, celle dont Guilhem de Carcassonne dit: « Elle ne juge pas, ne pardonne pas , elle excuse, mieux , elle ne ressent pas l’offense ».

  •     Le mariage de la sœur d’Arnaud Sicre

Arnaud Sicre (aussi nommé Arnaud Baille du nom de sa mère) errant jusqu’en Catalogne, à la recherche d’hérétiques à « vendre » à l’inquisiteur, dans le but de récupérer les biens de sa mère confisqués pour fait d’hérésie, imagina ce piège afin de faire tomber le dernier chrétien.

Dans sa déposition Pèire raconte  qu’Arnaud Baille avait dit à l’hérétique qu’il avait une tante qui habitait du côté de la Seo d’Urgel: « C’était une femme très riche, et elle avait dit que dans ce pays-là se trouvaient deux Bons Hommes, qui devaient venir auprès d’elle vers la fête de Pâques ».
De plus vivait avec cette tante une des sœurs d’Arnaud, et la tante tenait beaucoup à la donner en mariage à un croyant: « Elle avait dit que tout se fasse du conseil de l’hérétique et il semblait que les conditions requises par sa tante, Arnaud Maury, le fils de Guillemette, les remplissait car il était un bon croyant, et c’était aussi un jeune homme capable ».

Voici comment le suppôt de l’inquisiteur tendit diaboliquement les filets du piège qui devaient perdre le Bon Homme. Bélibaste pouvait d’une part chapeauter un mariage entre personnes de l’entendement  tel qu’il le conseillait à ses croyants, et, d’autre part rencontrer deux autres Bons Hommes qui auraient pu le sauver de sa déchéance. Nous devons, ici, nous rappeler que deux Bons Hommes réunis, à eux seuls sont l’Église. Dans cette période de danger permanent, en cas de manquement désespéré à la Règle, l’un des deux religieux est ainsi toujours dans la capacité de réconcilier son compagnon, c’est-à-dire de le consoler à nouveau, sauver son âme et son ministère. Anne précise dans Le dernier des cathares que cette pratique n’a rien d’hérétique et est appliquée aussi bien par les religieux catholiques. On sait, selon les propos de Blanche, que Raimond de Toulouse avait « sauvé » Bélibaste une première fois. On peut voir là, un recours à des manières d’urgence d’une Église moribonde car au temps de l’Église en paix comme au temps de l’Église de Pèire Autier, même l’Ancien n’avait pas le pouvoir de réconcilier un chrétien ayant péché contre l’Esprit ou contre l’Église. Pour cela, le Bon Homme Amiel et les deux jeunes Bons Hommes Pons Bayle et Pons de Na Rica ayant fauté furent envoyés près du diacre Bernat Audouy, seul  apte à  les réconcilier par une nouvelle Consolation.

Bélibaste, ayant de nouveau rompu son vœu de chasteté, avait de nouveau perdu son statut de chrétien. Seul, un autre chrétien pouvait le consoler. Ce voyage, même s’il s’annonçait mal était quand même pour lui symbole de Salut. C’est ainsi que fut fait, confie Pèire Maury, le contrat entre Arnaud Sicre et Arnaud Maury, « par l’entremise et l’arbitrage de l’hérétique et de moi-même, selon lequel la tante d’Arnaud donnait en dot à la sœur d’Arnaud 100 livres de Barcelone et deux mulets ». Ce mariage n’eut donc jamais lieu puisqu’il n’était qu’un prétexte à faire revenir Bélibaste  sur les terres soumises à l’autorité de l’archevêque de Narbonne pour pouvoir l’arrêter.

Bélibaste, arbitre des conflits 

L’Église cathare récuse formellement la peine de mort, quel que soit le crime commis. Elle récuse de même tout jugement selon le précepte évangélique « Ne juge pas, et tu ne seras pas jugé ». À la justice civile elle substitue un système de règlement amiable entre croyants au sein duquel la hiérarchie de l’Église a un rôle à jouer. En cas de crime, elle se garde bien de remettre à la juridiction adéquate le croyant coupable: elle l’oblige — pénitence suprême — à se faire ordonner (cf. Gaucelin de Miraval, 1195;  Guilhem Bélibaste, 1308) 9

« C’est au nom de la vérité que l’on s’abstient de juger. En effet, qui peut prétendre détenir la vérité au point de pouvoir émettre un jugement valable et durable? » Guilhem de Carcassonne, prêche du 11 août 2024.

  •  Le cas de Jeanne la non-croyante

À Beceite, la tante de Pèire Maury vivait avec sa fille Jeanne et l’époux de Jeanne, Bernat Befayt. Or, dans cette maison, seule Jeanne était non-croyante, ou plus exactement avait perdu la foi dans l’exil. Perdurait au sein de la maison un climat de violence et de haine, la fille menaçant sans cesse de livrer sa mère  aux flammes. Au sein de la communauté, grandissait un climat de méfiance à l’égard de Jeanne susceptible de les faire tous arrêter. Au point que certains d’entre eux, envisageant l’assassinat de la non-croyante « possédée »,  choquèrent tant notre berger qu’il  décida de prendre conseil auprès du chrétien. Celui-ci répondit: « Il est bon que nous délibérions sur ce qu’il faut en faire, soit qu’on l’emmène quelque part loin de nous, soit qu’on la ramène à Montaillou, d’où elle vient […] On doit enlever la mauvaise ronce et planter à la place un bon figuier» (Matthieu. 7, 16-19). Et, après une ultime délibération entre croyants, la dernière réponse du Bon Homme au berger fut: « Que les croyants fassent de cette Jeanne ce qui leur semble bon. J’ai déjà fait connaitre mon opinion, et il serait temps que les croyants cessent de tergiverser ».

  • Le cas de Jean, frère de Pèire

Guilhem Bélibaste ne joua pas vraiment de rôle  dans ce conflit entre Pèire Maury et sa tante Guillemette, si ce n’est pour exprimer quelques remarques sur sur cet « emalezitz»10 qui ne voulait rien savoir du Bon Homme,  refusant  tour à tour de recevoir son pain bénit et de lui offrir un mouton. Tombé  malade, fortement sollicité par la communauté à faire sa bonne fin, il se montra à nouveau rétif et seul Pèire se montra respectueux de sa décision. Comme nous l’avons vu pour Jeanne, la situation précédente se répéta dans le cercle des croyants, et c’est la tante Guillemette qui proféra les paroles assassines pensant son neveu « possédé par le démon ». Le Bon Homme Bélibaste, probablement par respect pour son ami berger, ne prit pas partie. L’affaire heureusement finit bien car Jean guérit. Mais il est intéressant d’observer dans ce microcosme replié sur lui-même, comme les humains, sous l’emprise de leurs sentiments, peuvent  juger et condamner  sans aucune bienveillance. Un être bienveillant, ici en la personne de Pèire, a dans ce cas une importance capitale dans le règlement du conflit.

Bélibaste, le dernier Bon Homme de l’Église clandestine

C’est donc probablement pour tenter une nouvelle fois sa réconciliation avec l’Église que notre Bon Homme déchu courut à sa perte:  il s’agissait de trouver un autre chrétien, seul apte à le consoler, c’est-à-dire à l’affranchir de sa faute contre l’Esprit . On connait tous la fin. Il est intéressant néanmoins de faire une incursion rapide dans la déposition du traitre responsable de cette fin, même si ses propos sont à considérer avec beaucoup de prudence. En effet le traître, agent de l’Inquisition, comparaissait néanmoins pour hérésie et devait donc démontrer qu’il n’avait à aucun moment adhéré au catharisme. Arnaud Sicre confie à l’inquisiteur: « Quand nous fûmes à Castelbon11, l’hérétique et moi, nous avions le même fer aux pieds et nous étions seuls au sommet de la tour la plus haute du château. L’hérétique me dit: « Si tu pouvais revenir à de meilleurs sentiments, et te repentir de ce que tu as fait contre moi, je te recevrais12, puis tout deux, nous nous précipiterions au bas de cette tour, et aussitôt mon âme et la tienne monteraient auprès du Père céleste, où nous avons des couronnes et des trônes tout préparés, et quarante-huit anges portant des couronnes dorées avec des pierres précieuses viendraient chercher chacun de nous pour le conduire au Père. »

Henri Gougaud réécrit cette scène :
« Arnaud, si tu le veux, cette nuit nous mourrons ensemble, comme deux frères inséparables. Nous nous jetterons du haut de cette tour et nous tomberons tout droit aux pieds de Dieu. Nous serons jugés. Je plaiderai pour toi. Tu sais que je parle bien quand il le faut. Tu seras sauvé, je te le promets. Tu n’auras plus à souffrir de tes méchancetés, tu n’auras plus peur, tu seras libre ».

À fréquenter le registre de Jacques Fournier, j’ai le sentiment d’avoir partagé une certaine intimité avec les  exilés de Montaillou. Mais je ne peux la faire perdurer à l’infini. Je salue le Bon Homme Bélibaste, le Bon Homme qui suivit jusqu’au bout le chemin, le Bon Homme dans lequel chacun et chacune d’entre nous peut se reconnaître.  Merci, Bonhomme, de nous  avoir  convié à partager avec vous  une part commune de notre humanité!

© Chantal Benne 29/08/2024


Notes.

-1. Cubières-sur-Cinoble: petite commune de l’Aude dans le massif des Corbières

-2. Anna Brenon, « Le dernier des cathares Pèire Autier » Perrin éditions, collection tempus

-3. Henri Gougaud, « Bélibaste », Éditions du Seuil, points

-4. Félip d’Alayrac , lettré de Coustaussa en Razès, lui aussi fut ordonné en Italie

-5. Jaumeta, Anne Bourrel de son nom civil, originaire de Limoux, tenait rue de l’Étoile à Toulouse une des dernières maisons de l’Église. Selon Anne, elle se rendait chez ses croyantes, et aurait hasardé dans la ville une pastorale féminine assez analogue à celle qu’un siècle plus tôt pratiquaient les Bonnes Femmes. Sa compagne, Cerdane Faure, formant un faux couple avec le passeur Pèire Bernier pour donner une respectabilité catholique à la maison de l’Étoile, changera de nom et s’appellera Esclarmonde, ce qui fait supposer à Anne Brenon qu’elle avait peut-être suivi un début d’initiation chrétienne et qu’elle mourut en chrétienne.

-6. Michel Roquebert, Patrice Teisseire-Dufour, « Cathares encyclopédie d’une résistance occitane », Privat éditions 2024

-7. Le Mur est décrit dans l’appel lu par les neufs consuls de Carcassonne devant un chapitre des Prêcheurs, à l’inquisiteur Galand, en 1285: « Vous avez fait une nouvelle prison, qu’on appelle le Mur, et qui mériterait mieux d’être appelée l’Enfer. Vous y avez construit en effet beaucoup de petites pièces pour tourmenter et supplicier les gens par diverses sortes de tortures. Certaines sont si obscures et si privées d’air que ceux qui y sont ne peuvent discerner s’il fait nuit ou s’il fait jour. Dans d’autres, les malheureux ont les pieds immobilisés, tant par des fers que par des entraves de bois; ils ne peuvent pas bouger, ils font et urinent sous eux, ils ne peuvent se coucher que le dos sur la terre froide, et ils restent longtemps dans ce supplice, nuit et jour. Dans les autres endroits de la prison, non seulement on manque de lumière et d’air, mais aussi de nourriture, sauf le pain et l’eau de douleur, qui ne sont même donnés que très rarement ». ( cf. encyclopédie d’une résistance occitane)

-8. « A na malnada! : Madame la bâtarde!

-9. M. Roquebert op cite note 6 et 7

-10. « emelezitz »: devenu mauvais

-11. Je te recevrai dans l’Église, c’est-à-dire je ferai de toi un chrétien

-12. Castelbon

Le miracle du feu ou feu le miracle.

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Le miracle du feu ou feu le miracle.

Miracle feu-Dominique-Fanjeaux
Miracle du feu (www.flikr.com)

Note de l’auteur :
Le jeu de mot du titre m’oblige à utiliser le mot « feu » qui désigne un homme décédé depuis peu, alors que la légende du miracle du feu persiste encore dans nos régions, notamment dans les milieux catholiques.

Les disputationes (disputes ou contestations)

En ces temps d’avant croisade (contre les albigeois) où le dialogue semblait encore possible, des joutes oratoires étaient organisées, afin que chacune des deux Églises — cathare et catholique —, puisse discuter des interprétations des textes sacrés et de la doctrine, voire du dogme qui en était l’expression pour les catholiques, la doctrine cathare n’étant jamais figée mais constamment améliorable si nécessaire[1].
Les auditeurs, les autorités politiques ou un jury composé par les deux parties étaient censés départager les intervenants. Le but de ces rencontres était de déterminer qui détenait la vraie Foi.

La disputatio de Montréal

La dispute[2] de Montréal (1207) fut la dernière avant le déclenchement de la croisade. Elle faisait suite à celles de Lombers (1165), Carcassonne (1204), Servian (1205)[3], Verfeil (1206) et Pamiers (1207) à laquelle participait aussi un vaudois[4].

Selon Guillaume de Puylaurens[5], on ne sait qui des cathares ou des catholiques proposa cette rencontre. Cependant chacune des deux parties était représentée, par des docteurs de renom. Benoit de Termes, Guilhabert de Castres, Pons Jourda et Arnaud Hot, entre autres, côté cathare ; Diègue d’Osma, Pierre de Castelnau, Raoul de Fontfroide et Dominique de Guzman pour les catholiques. Il fut choisi, comme arbitres laïcs, après accord entre les adversaires, les chevaliers Bernard d’Arsens et Bernard de Villeneuve et les bourgeois Arnaud de la Rivière et Bernard de Got. La controverse porta sur la légitimité de l’Église romaine et le bien-fondé de la messe. Elle dura plusieurs jours et tout fut consigné par écrit. Les argumentaires rédigés furent remis aux juges pour sentence. Cependant, les documents ayant été perdus à l’arrivée de la croisade[6], la chose ne put jamais être arbitrée. Cela n’empêcha pas, selon le juge Bernard de Villeneuve, environ cent cinquante auditeurs hérétiques de se convertir.

Le miracle opportun

Auparavant, le religieux et chroniqueur Pierre de Vaux-de-Cernay avait raconté[7] qu’au cours de la disputatio de Montréal[8], s’était déroulé un évènement fantastique et merveilleux que je vous relate ici.
Devant l’impossibilité de se départager, les adversaires avaient alors décidé de faire appel au jugement de Dieu, autrement dit une ordalie. Les écrits avaient donc été jetés dans l’âtre d’une cheminée, le factum des hérétiques se consumant aussitôt, tandis que celui composé par le chanoine Dominique s’était élevé par trois fois au-dessus des flammes, puis selon les frères prêcheurs, si haut et si chaud, qu’il était allé brûler une poutre du plafond[9].

L’état de moine, de Pierre de Vaux-de-Cernay, l’ayant sans aucun doute incité, à faire le récit d’une dispute agrémentée d’un miracle, afin de mettre en condition ses lecteurs pour la suite de sa relation[10].
Voici donc une narration visant à décrédibiliser le catharisme, par une intervention divine ayant fait se consumer les écrits des hérétiques et conserver ceux des catholiques, ainsi que par l’annonce de l’avènement d’un nouveau champion spirituel enseignant l’authentique voie du salut[11].

Mais comme si tout cela n’était pas suffisant à faire douter les brebis égarées, la légendaire dominicaine affirmera que ladite controverse se déroula non pas à Montréal, mais à Fanjeaux !

Critique du miracle

À l’évidence, on ne peut voir là que la volonté de situer le fameux miracle dans le lieu même de résidence du futur saint[12], faisant ainsi de Fanjeaux un haut lieu du catholicisme et non plus du catharisme[13] comme ce fut le cas quand Guilhabert de Castres en avait fait le siège de l’évêché cathare du toulousain.

Enfin, après avoir constaté l’entreprise de propagande de Pierre de Vaux-de-Cernay, ainsi que la récupération de l’évènement par les dominicains, je voudrais rajouter que pour les cathares qui n’accordaient pas de crédit aux saints et à leurs miracles, les ordalies n’avaient pas plus de sens, car les sentences étaient rendues grâce à des éléments mondains, œuvres de Satan par essence. Il est donc impossible que les Bons-chrétiens[14] se soient soumis à l’épreuve.
En outre, l’ordalie est discutable en elle-même. En effet, les écrits étaient réalisés à chaud pendant la disputatio, ce qui donne à penser qu’ils étaient opérés sur des parchemins en rouleau, ou au mieux en feuilles détachées qui pourraient secondairement être réunies en codex[15]. Son interprétation est différente selon les camps. Pour les catholiques, Dieu étant maître du monde et de la matière, il oriente le résultat selon ce qu’il veut décider. Par contre, pour les cathares, le maître de ce monde est le diable et c’est donc lui qui agit sur la matière. Rien d’étonnant que les premiers imaginent que Dieu a épargné le travail de Dominique alors que les seconds trouvent tout aussi logique que ce soit le diable qui l’ait fait. N’oublions pas que les épreuves divines (ordalie, submersion, etc.) étaient surtout interprétées dans le sens qui arrangeait le jury catholique. Ainsi une victime soumise au feu qui décédait était convaincue d’avoir été châtiée par Dieu, mais si elle échappait à la mort, elle pouvait tout aussi bien être convaincue d’avoir été sauvée par le diable, ce qui justifiait sa mise à mort. Comme dit le proverbe : « Qui veut tuer son chien l’accuse de la rage. »

En réalité, ce que démontrent ces disputationes c’est que les catholiques étaient loin de supplanter les cathares dans les affrontement théologiques et doctrinaux, malgré le fait d’avoir formé des corps monastiques spécifiquement dédiés à cet usage, comme les dominicains et les franciscains.

Conclusion

Ainsi on remarque que l’Église romaine ayant tenté de convaincre les populations occitanes par les prêches essaya également de le faire au travers de controverses. Cependant ayant échoué par ces voies, outre qu’elle appela à la croisade, elle continua — ne pouvant se renier —, d’affirmer avec force par le biais de récits (chroniques et légendaires) qu’elle détenait la vraie Foi puisqu’elle avait reçu le concours du tout-puissant.
Et selon la formule même de Dominique de Guzman, futur saint Dominique : « Si vous ne pouvez être convaincus par la parole, vous le serez par le feu ! », admonestation qui devait devenir une réalité quelques années plus tard, même si Dominique ne participa ni à la croisade et, bien entendu, ni à l’Inquisition qui débuta après sa mort (1221).

© Bruno Joulia le 03/08/2024 dans Histoire du catharisme


[1] Cette différence entre conception catholique figée et cathare plastique était une des pierres d’achoppement entre les deux Églises et le reste aujourd’hui pour certains historiens qui ne peuvent imaginer une Église cohérente avec des doctrines non figées.

[2] Terme d’étymologie latine (disputatio, disputationis), utilisé tel quel en occitan médiéval au singulier et en disputationes au pluriel.

[3] Histoire de Servian, par l’Abbé Bousquet, Montpellier, Imprimerie de la manufacture de la charité (Pierre-Rouge) 1925, page 13.

[4] Les vaudois (ou valdésiens) étaient des religieux chrétiens, considérés comme hérétiques par l’Église catholique, quoique judéo-chrétiens et se disant eux-mêmes « vrais catholiques », qui venaient de la région lyonnaise et savoyarde. Leur référence était Pierre Valdès. Suite à leur répression, une partie d’entre eux se retrouva en Occitanie où ils furent amenés à côtoyer les cathares qu’ils considéraient comme hérétiques.

[5] Histoire de la guerre des Albigeois. Chronique de Guillaume de Puylaurens, Paris, Brière libraire, 1824. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k91453r.texteImage

[6] Cette information contredit la thèse de la légende de l’ordalie qui n’aurait laissée aucun doute sur le devenir du texte cathare.

[7] Histoire de l’hérésie des Albigeois et de la sainte guerre entreprise contre eux (de l’an 1203 à l’an 1218) par Pierre de Vaux-de-Cernay , Paris, Brière Libraire, 1824. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1122310

[8] « Or cela se passa à Mont-Réal » page 28 de l’Histoire de l’hérésie des Albigeois… (op. cit.)

[9] Poutre, dont ne parle aucunement Pierre de Vaux-de-Cernay dans sa chronique.

[10] Il est à noter que le moine emploiera à dix-sept reprises de mot miracle dans sa chronique. Il est en outre le seul à révéler certains évènements auxquels sont liés des faits surnaturels dont il aurait été témoin ou qu’on lui aurait rapporté (comme le miracle de Castres par exemple. Histoire de l’hérésie des Albigeois, pages 70 et 71).

[11] « Un des nôtres, nommé Dominique, homme de toute sainteté. » page 28 de l’Histoire de l’hérésie des Albigeois.

[12] Le miracle du feu, ne fût qu’un des nombreux miracles prêtés à Saint-Dominique, en Lauragais : miracle des épis de blé, miracle de l’orage…

[13] L’illustre évêque cathare du toulousain, Guilhabert de Castres, a résidé à Fanjeaux à deux reprises, pendant de longues années avant partir s’installer à Montségur pour y instaurer l’Église cathare de la résistance.

[14] Terme employé par les croyants cathares pour désigner les chrétiens cathares, c’est-à-dire ceux ayant reçu la Consolation qui ne se désignaient eux-mêmes que comme chrétiens.

[15] Contrairement à un parchemin en rouleau, un codex est un assemblage de feuilles de parchemin réunies en livre par couture sur un des bords longs. L’ancêtre de nos livres actuels en quelque sorte.

Le rocher de Pèire l’Ancien

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Le rocher
La croix est destinée à rappeler l’imposition dans le sang du pouvoir catholique. © É. Delmas

Le rocher de Pèire l’Ancien

Le temps du rocher.

Pour présenter ce rocher, aujourd’hui « chaînon » de la mémoire cathare, et le situer dans un espace spatio-temporel, j’ai revisité les deux temps forts de l’Histoire cathare médiévale. 

Le premier temps, celui de l’implantation et du rayonnement cathare qui recouvre tout le treizième siècle, contient en lui-même deux périodes distinctes; celle du libre épanouissement spirituel d’avant la croisade, et celle de la réorganisation de l’Église cathare après la croisade (1220- 1228). [1]

Le deuxième temps est celui de la reconquête spirituelle par l’Église de l’Ancien, Pèire Autier qui couvre la première décennie du XIVe siècle. L’histoire du rocher s’inscrit dans ce temps-là, celui de la religion clandestine persécutée par l’Inquisition. Le troisième reste à écrire, c’est le notre.

Tout au long de ces deux siècles, il est frappant de constater la force de  la foi qui portait cette religion et qui lui permit de venir à bout   des grands chamboulements sociologiques subis  par l’action délibérée et  destructrice du pouvoir inquisitorial. Mise en place dans le seul but d’anéantir l’hérésie cathare, si l’Inquisition tua en un siècle moins que les croisés de Simon de Montfort en dix mois [2] elle exerça, en revanche, sur la «société cathare» un démantèlement systématique tel que son Église dut recréer  dans la clandestinité une nouvelle cohésion sociale. Malgré les difficultés inhérentes à cette situation, le catharisme parvint néanmoins à conserver toute sa cohérence religieuse et institutionnelle. Je n’engagerai que moi pour affirmer aujourd’hui que,  seul, un « génocide spirituel» put alors mettre à bas pour plus de sept siècles la religion cathare.

Dans la singulière société occitane médiévale qui, selon l’heureuse formule de A. Brenon, «transcende les clivages de classes», une des particularités du catharisme a été de puiser sa force dans la tradition familiale, véritable ciment des communautés depuis plusieurs générations. Les réseaux de solidarité eurent toujours pour noyau un clan familial, nobiliaire et souvent matriarcal dans le premier temps, puis bourgeois et populaire au XIVe siècle. Ces réseaux savamment réactivés par l’Église de l’Ancien, alors composée d’une quinzaine de Bons Hommes pour évangéliser des Pyrénées au Bas-Quercy, furent alors la figure de proue du catharisme clandestin.

Les «maisons de l’Église».

Ces maisons remplacèrent, dans un nouveau contexte social, les maisons cathares de la période du rayonnement. S’inscrivant dans la nouvelle sociabilité imposée par les circonstances , leur rôle alors fut évidemment diversifié et plus complexe: maisons de ville (comme la rue de l’étoile à Toulouse), de bourgs (comme la maison des Francès à Limoux) [3],  de hameaux (comme la borde des Bourguignons près de Bouillac), etc.  Mises en place très tôt, elles furent nombreuses et sans cesse réinventées en fonction de la progression des enquêtes inquisitoriales, à la fois points d’ancrage, relais, gîtes protecteurs, au rythme des  déplacements périlleux des Bons Hommes en activité [4]. Ces  foyers de croyants de la première heure, mais aussi de nouveaux croyants, pouvaient être des haltes d’un jour pour rythmer une trop longue marche, ou maison amie sûre pour  de plus longs séjours pouvant abriter alors les ordinations, les prêches et l’ enseignement aux croyants. Ces gîtes clandestins étaient tenus par des familles dont, la plupart  du temps, tous les membres participaient  en tant qu »hôtesses,   passeurs, agents,  guides, voire pouvaient même  jouer plusieurs rôles à la fois. Leurs noms, tels les Doumenc, les Hugou, les Isabe, les Lantar, et bien d’autres encore,  résonnent  dans le  » biopic » « Le dernier des cathares, Pèire Autier».

Larnat, un refuge sûr.

Larnat. © B. Joulia

Comme il y avait à Ax, à Tarascon, à Lordat, la demeure des Issaura  à Larnat fut une de ces maisons sûres  et accueillantes  pour les chrétiens, et  un lieu de contact assuré avec  ces derniers pour les croyants en demande.

Aux alentours du 29 septembre 1299, le croyant Guilhem de Luzenac fit savoir que Pèire Autier avait besoin de prendre du repos dans un endroit sûr. Ce soir-là Raimond et Pèire Issaura attendaient Guilhem de Luzenac au milieu de la côte sous Larnat. L’Ancien resta un mois  dans la maison refuge avant de repartir avec le Bon Homme Pèire Amiel, car il était réclamé à Mérens. Ce fut probablement, selon Anne Brenon, le plus long séjour de l’Ancien dans la maison Issaura.

Dès le  début du XIVe siècle, la famille Issaura de Larnat, famille de la noblesse du Haut-Comté de Foix, avait rassemblé sa foi et son courage pour venir en aide  à l’Église cathare.  Dans les mois qui suivirent le retour de Lombardie des frères Autier nouvellement consolés, leur maison devint  un des refuges privilégiés pour les Bons Hommes du Sabarthès [5]. Arnaud Issaura, le père, et particulièrement ses fils servaient de guides aux chrétiens, les accompagnant le plus souvent la nuit. Père et fils témoignèrent devant Jacques Fournier:

Arnaud: Pèire Autier et son fils Jaume venaient plus souvent que les autres hérétiques.
Pèire Issaura: C’étaient nos plus grands amis.

Pèire et Jaume Autier revinrent fréquemment, seuls ou avec d’autres compagnons.

Larnat, lieu d’ordination.

Dans la maison Issaura eurent lieu  l’ ordination des derniers ministres cathares du Haut-Comté:

-Vers 1301, ce fut l’ordination de  Jaume Autier et Pons Baille d’Ax-les-Thermes devant toute la famille Issaura.

-Vers 1302, Géraut de Rodès, dans sa déposition, [6] signale deux autres ordinations tout en affirmant  devant l’inquisiteur ne pas se rappeler les noms des nouveaux chrétiens.

– En 1303, Pons de Na Rica fut ordonné sous le nom de Pons d’Avignonet.

Il s’agit là des seules ordinations faites en Sabarthès. D’autres chrétiens furent ordonnés dans d’autres lieux protégés les années suivantes.

Larnat, un lieu pour faire sa« bonne fin».

Aux temps de la paix,  on pouvait amener facilement les mourants dans les maisons cathares tenues par les Bonnes Dames et les Bons Hommes pour recevoir la Consolation, » viatique » cathare de la bonne fin. De même, les chrétiens pouvaient-ils se déplacer librement pour apporter la Consolation à leurs croyants. Aux temps de l’Église de la clandestinité,  les Bons Hommes,  voyageant le plus souvent de nuit, accompagnés de guides ou passeurs, pour répondre à la demande de leurs croyants devaient affronter tous les risques;  délation, piège, arrestation. On a l’exemple de Jaume Autier et Andrieu , en chemin pour consoler une prétendue mourante, arrêtés sur traitrise de Guilhem Pèire-Cavaillé [7].

Pour vous donner une image un peu plus panoramique de la période, voici ce qu’en dit Anne Brenon dans «Les femmes cathares»:

À partir de maisons secrètes, à Toulouse, à Rabastens, dans les confins de l’Albigeois, du Toulousain, de la Lomagne, à partir des foyers amis et sûrs, comme celui des Francès de Limoux, ou le logis de Sybille Baille d’Ax, les pasteurs clandestins, par équipe de deux, se faisaient conduire dans les caves, les granges, les soliers, pour consoler les mourants ou prêcher au coin du feu.

Pour les croyants du Sabarthès, Larnat représenta alors, à  l’instar de Montségur entre 1232 et 1242, ce  lieu où l’ on pouvait   faire sa bonne fin.

-En 1302, Guillelme Cathala de Larnat transportée mourante dans une couverture par les frères Issaura, venait demander la Consolation aux Bons Hommes Pèire et Guilhem Autier [8]. Leur témoignage est précieux car il nous révèle le sens profond de la Consolation. Au moment de la ramener chez elle, l’Ancien recommanda alors aux deux frères de ne pas toucher la consolée à peau nue. En effet, cette dernière, devenue   Bonne Dame, aurait compromis  sa chasteté, et par voie de conséquence aurait rompu ses vœux.

-Durant le carême de la même année probablement, Guilhem Sabatier fils accompagné d’un ami, Berna Mounier, amenaient le vieux croyant Guilhem Sabatier de Limoux, son père,  pour faire sa bonne fin entre les mains d’un chrétien ( Pèire ou Guilhem Autier).

– Vers 1303, l’Ancien assisté de son frère Guilhem, consolait sur son lit de mort, Dame Huga de Larnat [9], épouse de Félip Issaura. Ce témoignage aussi revêt une importance particulière car il décrit les derniers instants partagés entre croyants et  chrétiens, et  comment ces   derniers veillaient au Salut des âmes des premiers.   La bonne fin de Dame Huga nous est connue par la prolixe et non croyante Sébélia Pèire, épouse de Guilhem Pèire-Cavaillé.[10]. Les détails qu’elle livre alors à l’inquisiteur lui venaient des confidences mêmes de l’Ancien . Dans sa confession, on y apprend qu’ après la consolation, la mourante alors en endura fut transportée dans un cellier, afin que le Bon Homme qui l’avait déliée de ses péchés pût demeurer jusqu’au bout avec elle,  afin de veiller à sa bonne fin. Ainsi le comprit Sébélia Pèire: « C’était pour que, si elle avait à nouveau besoin d’être reçue et consolée par eux, elle le fût».

-En juin 1306, ce fut le fils aîné de la famille qui fit sa bonne fin à Larnat entre les mains d’Amiel de Perles.

– Aux environs de septembre 1307, aucun Bon Homme ne se trouvait à Larnat pour Ermengarde la mère de famille. Elle mourut  sans pouvoir être consolée, le chrétien Felip de Talairac ayant été contacté trop tard [11]. Vers 1311-1312, après un passage au Mur et des peines commuées en port de croix, on pouvait rencontrer  Pèire et Raimond, tout deux  relaps,   dans l’entourage de Guilhem Bélibaste, en Espagne. Dans le même temps, en France , dans les villages occitans, le crieur public annonçait la mise à prix de la tête de Raimond pour 50 livres tournois. André Delpech souligne  l’importance de cette somme , comparée à la valeur de la maison ariégeoise de l’époque qui était de 40 livres tournois. On est heureux de penser que les deux frères purent apparemment échapper à l’Inquisition alors que vous vous en doutez bien, la belle maison Issaura fut brûlée au même titre que le corps exhumé du fils aîné Guilhem.

Ces témoignages nous éclairent donc suffisamment  sur la présence fréquente des Bons Hommes à Larnat.

Le rocher dans la clairière des prêches. © B. Joulia

Le rocher de Larnat,  lieu de prêches?

Lorsque en temps de paix, l’Église cathare jouissait de la sécurité et d’une large adhésion, le prêche pouvait être une cérémonie régulière à laquelle participait une importante assistance; on nota, à plusieurs reprises, une centaine de personnes en Lauragais dans les domiciles nobles (M S 609. Toulouse). On sait aussi qu’à Montségur, les évêques prêchaient à intervalles réguliers dans leurs maisons pour toute la population, garnison , croyants et revêtus[12].

Dans les récits citadins de la clandestinité,  les témoignages de Joana de Sainte Foy [13] et celui encore plus étonnant de Géraude de Toulouse [14] nous renseignent sur deux prêches connus: un jour de 1304,  Joana et sa mère, se rendirent dans un jardin de Saint-Cyprien ( un quartier  de Toulouse) pour y entendre prêcher l’Ancien Pèire Autier et son fils, guidés par Raimond des Hugous. Ce prêche de Saint-Cyprien est d’ailleurs  mentionné dans plusieurs culpae du registre de Bernard Gui. Quant à Géraude, elle confessa à l’inquisiteur avoir assisté une nuit  à un prêche libre de Jaume Autier dans l’église conventuelle de  la Sainte-Croix (située hors des murs de Toulouse).  Une  assemblée clandestine probablement appuyée, comme le remarque A. Brenon,  par des sympathisants extérieurs à l’Église cathare. Cette scène quelque peu surréaliste fait écho à la célèbre remarque du Bon Homme Guilhem Bélibaste:

Après tout, on peut prier Dieu dans une église aussi bien qu’ailleurs…

Dans les campagnes,  remarque Anne, c’est pendant les séjours prolongés dans les gîtes moins exposés que les chrétiens avaient le plus de latitude pour prêcher et enseigner l’Évangile aux croyants.  Les hauts villages perchés accessibles seulement par des chemins pentus et  arpentés surtout par les fidèles, étaient les gîtes alors les plus sûrs. Larnat, ici encore semble avoir pleinement rempli son rôle. Le village, suspendu sur une crête au-dessus de la vallée du Sabarthès et du village de Bouan, était accessible alors par un unique chemin  escarpé. Ce chemin, encadré de deux murettes de pierre, s’élance raide vers le col en direction de Miglos et du Vicdessos. Cheminons un moment sur les pas de Anne:

…à la hauteur des champs de Prado lonc, le chemin s’évase, la ligne des blocs de pierre s’incurve, délimite une petite aire qui surplombe directement les toits du village, autour d’un gros rocher arrondi, surmonté d’une croix de métal forgé [15].

Tout marcheur en quête du passé, et arrivé jusque  là, se demande alors s’il se trouve en présence du rocher au pied duquel prêcha, dit-on, l’Ancien.   Si aucun texte ne permet aujourd’hui de l’affirmer , diverses informations permettent de sérieuses hypothèses. André Delpech écrivait dans le numéro 16 de la revue Heresis :

« Grâce à l’aimable collaboration de monsieur Sylvain Gouzy, maire de Larnat, nous avons appris que lors de la construction de la route pastorale, sur le même vieux chemin de Miglos, fut détruit un rocher. Ce dernier était à environ quarante mètres au-dessus du rocher portant la croix. Il fut brisé sur place et par là-même, en servant de soubassement à la route, il obstrue depuis le vieux chemin. Son emplacement nous semble, toutefois trop éloigné du village pour en faire  le «rocher de Pèire Autier». Près du ruisseau d’Antignac, un groupe de rochers, dont un assez important peut correspondre  aux écrits. Mais cette fois, nous l’estimons trop proche du village. Le rocher avec la croix, bien que situé sur le chemin principal, se trouvait en quelque sorte aux écarts. En effet, les habitants de Larnat lorsqu’ils n’étaient pas accompagnés de bétail, coupaient habituellement à travers prés pour rejoindre le chemin de Miglos dans les environs du rocher détruit. Pèire Autier et ses croyants étaient là, à l’abri des regards, dissimulés dans le creux du chemin, tout en ayant la possibilité de surveiller les abords. À la moindre alerte, il était facile au Bon Homme de fuir, les croyants faisant semblant de continuer la route».

On peut penser en effet que cet endroit  protecteur pour des prêcheurs traqués fut un espace  rassurant pour pouvoir poursuivre leurs activités apostoliques . Le long séjour d’un mois pour l’Ancien put alors  être pour lui l’occasion de rendre des visites d’amitié à la Dame Sébélia de Larnat et de rencontrer ses croyants comme il le laissa d’ailleurs lui-même entendre à Sébélia Peyre. En effet, cette dernière dans sa déposition devant Jacques Fournier, raconta:

Il (Pèire Autier) me disait, en faisant l’éloge de sa secte et de sa foi, qu’Esperte d’en Baby de Miglos et son fils, venait souvent de chez Félip de Larnat, en passant le col entre Miglos et Larnat et ils parlaient de la foi et de la secte des hérétiques avec la Dame Sébélia, mère du damoiseau Félip qui était une de  leurs bonnes croyantes. Et cette Esperte et son fils étaient si attachés à connaître la foi des hérétiques qu’ils venaient avec Sébélia sous un caire ou un rocher qui est au-dessus de Larnat au lieudit A. Prado lonc.

Nous ne possédons, à ce jour, aucune déposition directe relatant le souvenir d’un prêche de l’Ancien sous ce fameux rocher, et cette déposition ne donnant pas plus d’information, nous savons simplement que ces croyants  se rassemblaient là . De plus leur prédicateur était là, lui aussi, et, Matthieu faisant dire à Jésus…

Là où deux ou trois se trouvent réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux (Mat.18, 19)

… alors, malgré la toujours cartésienne pensée cathare qui se défie de tout  symbole, icône et relique en tous genres, pensée libre de tout lieu sacré,  et malgré cette horrible croix comble de l’ironie, le rocher de Larnat prend forcément une dimension particulière dans nos pensées. Je sais que sur le chemin qui me conduira au rocher, c’est ce besoin indicible et irrépressible de connexion avec ces esprits purs qui me guidera. Eux seuls avaient compris le message de Christ, le simple message d’Amour. En apôtres de ce dernier, ils le vécurent totalement en le pratiquant sans restriction au-delà des persécutions, au-delà de la mort. C’est aussi grâce à l’exemple inestimable du «chemin de vie» qu’ils nous ont laissé que le message a gardé toute sa force. En mettant en pratique les préceptes de Christ, ils ont su nous montrer, au-delà de l’espace et du temps, qu’aucune force aussi mauvaise soit-elle ne pourra jamais écorner ce message d’Amour universel, essence même de l’Être, émanation du principe du Bien. Alors sur le chemin du retour, comme l’agnostique Anne [16], d’un geste païen irréfléchi, je ne résisterai pas à la tentation de cueillir un tout petit caillou et le glisserai dans ma poche comme gage dérisoire de ma connexion continue avec ces purs esprits passés par là, avant moi, il y a plus de sept-cent ans déjà…Car le chemin se fait en cheminant…


NOTES

  1.  Michel Roquebert in «L’épopée cathare,T4. Mourir à Montségur»: « Malgré un clergé saigné à blanc par les bûchers de 1210-1211, une Église complètement désorganisée et atteinte dans ses bases économiques, avec la destruction des maisons cathares, l’Église fut pourtant restaurée avec une rapidité déconcertante entre 1220 et 1226: réouverture des maisons sous la direction d’un ancien ou d’une supérieure et reconstitution de diaconés», l’auteur attribuant l’essentiel de l’action à Guilhabert de Castres.
  2. De l’été 1210 au printemps 1211, les bûchers de Minerve, de Lavaur et des Cassès ont fait de 500 à 600 victimes: ( M Roquebert, «Mourir à Montségur», note 30, p 564).
  3. Dans l’année 1301, Pèire Autier y présidera une grande assemblée de son Église, chronologie de A. Brenon in «Le dernier des cathares…»
  4. Pour suivre les pas des Bons Hommes du XIVe siècle: «Le dernier des cathares, Pèire Autier» de Anne Brenon.
  5. Terroir pyrénéen structuré par la haute vallée de l’Ariège en amont du pays de Foix avec Tarascon-sur-Ariège comme ville principale. (Wikipédia). Ax, Lordat, Rabat, Quié, Château-Verdun, Bompas, Niaux, Sabart, Lujat et Issaura… étaient des seigneuries de la haute vallée selon la carte de Florence Guillot, «Haute vallée de l’Ariège aux XIe et XIIe siècles».
  6. Géraut de Rodès, «L’inquisiteur Geoffroy d’Ablis et les cathares en comté de Foix»,Ed. Annette  Palès Gobilliard , 98-101.
  7. Anne Brenon, «Le dernier des cathares, Pèire Autier», p 367.
  8. op cité p 206.
  9. Pèire Issaura,  op cité note 6,  «L’inquisiteur G.A et les cathares en comté de Foix»
  10. Sébélia Pèire, Registre de Jacques Fournier. 584.
  11. «La famille Issaura de Larnat» André Delpech, Heresis, n°16, juin 1991, p 1 à 20
  12. Registre de Ferrier, Doat XXII
  13. Culpa de Joana de Sainte-Foy, Mur, Sentences de  Bernard Gui, Ed P. A. Limborch .
  14. Culpa posthume de Géraude de Toulouse, op cité.
  15. A. Brenon, «Les femmes cathares», p 303.
  16. A. Brenon, «Les femmes cathares», p 305.
Pannonceau d’information actuel

Voici le texte que m’a envoyé notre guide touristico-historique, Bruno Joulia. Belle marche méditative à vous.

Pour se rendre à la Pierre Ronde:
Depuis le centre du village, prendre la rue de la fontaine/lavoir Antignac, qui se dirige vers le sud. Après avoir dépassé les dernières maisons, dans le tournant qui se présente à vous, empruntez le sentier qui monte en direction de l’ouest (à l’entrée duquel se trouve un petit panneau didactique) puis parcourez, sous le couvert des arbres, un peu plus d’une centaine de mètres avant d’arriver en vue du rocher recherché.

Chantal Benne.

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