Période médiévale – le catharisme occidental
Il est impossible de comprendre quoi que ce soit au christianisme et aux religions qui s’en réclament si l’on n’étudie pas l’histoire et les religions qui ont participé à son avènement.
Le « catharisme » occidental
Nous l’avons vu, le développement du catharisme en Europe occidentale semble avoir suivi deux voies de propagation. L’une fut le fait des pauliciens intégrés aux armées grecques en Italie du sud et à celle de Raymond IV en Languedoc. L’autre semble avoir suivi les routes commerciales entre Europe centrale et Europe de l’ouest. C’est celle qui est le mieux documentée et qui sert de référence aux historiens modernes. Elle passe de Bulgarie en Rhénanie, puis en Champagne, en Flandre, en Orléanais et en Occitanie. C’est cette vision qui fit croire à ces historiens que le courant mitigé[1] fut premier et qu’il fut ensuite supplanté par le courant absolu. Pour cette même raison, il fut admis que l’Italie du Nord fut touchée avant le Languedoc.
Je pense pour ma part qu’un courant absolu était déjà en place avant l’arrivée des « cathares » du nord de la France. Pour ce qui est de l’Italie du Nord, on peut imaginer aussi qu’une partie des pauliciens de l’armée de Raymond IV, revenue soutenir son héritier après sa mort en Terre Sainte, ait pu essaimer dans cette zone forcément traversée sur le chemin du retour. Mais il est aussi possible que ceux qui étaient installés en Occitanie aient diffusé à l’est compte tenu de l’appartenance de l’Italie du Nord à l’Occitanie. Peu importe en fait. Ce qui compte c’est que la tendance mitigée ne semble pas avoir touché le Languedoc alors qu’elle provoqua de nombreux remous en Italie du Nord où elle divisa l’Église de Concorezzo. Cela ne peut m’empêcher de comparer le mouvement mitigé italien avec celui de Valentin. Là aussi, face à un dualisme strict, il semble bien que Valentin ait introduit une approche plus conciliante avec l’orthodoxie catholique de son époque. Et même si cette approche ne connut pas de lendemain en raison de la dérive gnostique de ses successeurs, elle signe une volonté de retour à la « norme », d’une partie des chrétiens authentiques, peut-être un peu inquiets face à l’orthodoxie catholique dont la doctrine était en outre moins contraignante.
Mais plus que les tribulations du catharisme italien, je voudrais insister sur le fait qu’en France on observa divers épisodes que les historiens ont rapprochés du catharisme sur le simple critère de leur opposition au catholicisme.
XIe et XIIe siècles
Aux environs de l’an mil, à Vertus en Champagne, un dénommé Leutard[2], paysan analphabète, se fait remarquer en dénigrant l’Église catholique, en répudiant sa femme et en brisant les croix. Condamné et expulsé par l’évêque de Châlons, il se suicida en se jetant dans un puits. Vers 1015 l’évêque de Limoges signale des « manichéens » sans plus de précision. En 1022 un bûcher fut dressé à Toulouse contre des « manichéens » dont nous ne savons malheureusement rien d’autre. Cependant, c’est à Orléans[3], la même année, qu’intervint l’affaire la plus retentissante. Des prélats de haut rang, dont le confesseur de la reine Constance — femme de Robert II le pieux —, propagent une doctrine typiquement cathare. La rumeur voulait que ces idées avaient été introduites en Orléanais par une italienne et un paysan périgourdin. Dénoncés par un chevalier qui avait infiltré leurs rangs, après que leurs agissements furent découverts par un clerc tombé sous leur influence, ils furent interrogés en public par l’évêque de Beauvais à la tête d’un collègue épiscopal réuni pour l’occasion sous l’autorité du roi. Ce dernier les fit périr sur un bûcher le 25 décembre 1022. Leur nombre de dix présente une légère imprécision quant à la présence en leur sein d’une nonne qui n’aurait pas été brûlée, de même qu’un jeune clerc. En 1025 des hérétiques abjurèrent devant le synode d’Arras. En 1027-28 le concile de Charroux (Vienne) dénonça les hérétiques à la demande du duc d’Aquitaine, Guillaume III. En 1049 le concile de Reims prit des mesures de portée générale qui amenèrent à des exécutions à Arras[4] et Châlons. Pourtant en 1048 le prince-évêque de Liège[5], Wason, avait interdit la mise à mort des hérétiques en se basant sur la parabole du bon grain et de l’ivraie (seul Dieu est apte à séparer le bon grain de l’ivraie). Vers 1050 son successeur, Théodwin, prend le contre-pied exact de sa position en en appelant au bras séculier contre Bruno évêque d’Angers et Béranger évêque de Tours convaincus d’hérésie. À Goslar en Allemagne, des hérétiques sont démasqués en 1052 par le test du poulet — soucieux d’observer le commandement divin les hérétiques refusent de tuer, même un poulet — et pendus le jour de Noël. Face à cette violence, le concile de Toulouse (1056) fait place à l’amendement des hérétiques sans préciser ce qu’il faut faire des impénitents et des relaps. Il ne sera pas suivi. Vers 1077 le prêtre Ramihrd[6], vivant à proximité de Douai, est dénoncé par l’évêque de Cambrai comme hérétique, car il refuse les sacrements issus de simoniaques (dont l’évêque lui-même). Il sera brûlé par les gardes et la foule. Il fut soutenu par le pape Grégoire VII qui excommuniera la ville. En 1083 le Pape sermonne le comte de Flandre pour sa collusion avec l’hérésie. La seconde moitié du XIe siècle est quasiment muette sur l’implantation et le développement du catharisme.
Mais ces épisodes ne sont qu’une partie des mouvements qui apparurent au XIe et XIIe siècle, soit en réaction aux comportements de l’Église catholique et de ses membres les moins rigoureux, soit en raison de la réforme grégorienne. Ce qu’il faut distinguer, afin de ne pas attribuer au catharisme ce qui n’en est pas et de ne pas mettre dans un fatras de divergences ce qui constitue une rupture totale avec le judéo-christianisme, c’est le contenu doctrinal. Et alors on constate effectivement que beaucoup des mouvements contestataires sont des mouvements de réforme du catholicisme, car ils conservent les mêmes fondamentaux que l’Église catholique, alors que d’autres sont des mouvements de rupture qui poussent leurs adeptes à changer radicalement de fondamentaux doctrinaux, ce qui revient à changer de religion aussi sûrement que s’ils s’étaient fait juifs ou musulmans. Ainsi le paysan Leutard ne peut en aucune façon être considéré comme cathare alors que les prélats d’Orléans confessent un catharisme indiscutable. Ceux de Goslar sont également fortement suspects de catharisme alors que Ramihrd est vraisemblablement plus un réformateur catholique qu’autre chose.
L’autre question importante est le fait que l’on trouve souvent des clercs catholiques dans les rangs de ceux qui sont jugés pour leurs idées hérétiques. Cela peut-il être un frein au fait que ces religieux aient pu renier leur foi initiale pour embrasser un nouveau christianisme ? Je ne le crois pas, car si la révélation de l’éveil peut toucher tout le monde, les clercs de l’époque étaient les mieux placés pour acquérir la connaissance nécessaire à cette conversion. Il n’est donc pas étonnant qu’ils aient été les premiers touchés, tout comme les historiens n’ont pas manqué de noter la forte proportion de nobles parmi les cathares médiévaux, qui n’est pas liée à un quelconque phénomène de mode, mais bien au fait qu’ils étaient eux aussi en mesure d’acquérir les connaissances nécessaires à leur adhésion.
XIIIe et XIVe siècles
Le XIIIe siècle est l’époque la mieux connue du catharisme[7], tant languedocien qu’italien et même français, notamment en Champagne. En Italie, les cathares se répartissent en deux écoles, celle des albanenses (albanistes) qui sont les tenants du christianisme authentique transmis par les pauliciens. L’ouvrage qui présente le mieux leur doctrine nous vient, directement ou non, de leur évêque Jean de Lugio et s’appelle le Livre des deux principes (Liber de duobus principii). L’école de Concorezzo qui semble avoir été instituée par l’Église bogomile de Bulgarie, prône un catharisme mitigé et met en avant un ouvrage qualifié d’apocryphe bogomile : La cène secrète de Jean (Interrogation Johannis). Une troisième école, issue de l’Église de Slavonie, propose une théologie légèrement différente, notamment sur la place de Marie, mais néanmoins rattachée à l’approche bulgare.
La répression fut relativement sporadique pendant tout le siècle en raison de l’opposition entre le pape et l’empereur Frédéric Barberousse, par ailleurs tous deux clairement disposés à éradiquer le catharisme italien. Ce n’est que dans le dernier quart du siècle, suite à la victoire du parti guelfe sur celui des gibelins, que la répression put prendre un tour plus systématique. L’arrestation des cathares de Sirmione et le bûcher de Vérone en 1278 signa la fin du répit pour le catharisme en Italie. Mais nous avions parlé de cathares en Italie du sud et en Sicile. Leur existence débordera sur le XIVe siècle puisque nous savons que de nombreux languedociens s’y rendirent pour être formés, dont Pierre Authier et son frère Guilhem. Pour autant nous disposons de peu d’informations sur son fonctionnement et son développement excepté que, manifestement, elle devait être proche de l’école des albanistes.
En Languedoc le XIIIe siècle est dominé par le début de la répression de l’hérésie cathare. Tout d’abord, objet de tentative de contradictions théologiques par le biais des fameuses disputatio, ces controverses publiques à laquelle participa Dominique de Guzman, le futur créateur de l’ordre des dominicains, elle fut ensuite militaire par l’intermédiaire de la croisade contre les albigeois et enfin religieuse à l’occasion de la mise en place du tribunal de l’Inquisition qui se poursuivra jusqu’à la mort du dernier consolé, Guillaume Bélibaste exécuté à Villerouge en Termenès en 1321. L’association de ces deux derniers modes de répression trouvera son expression la plus forte lors de la reddition de Montségur qui se terminera le 15 mars 1244 après dix mois de siège par l’exécution des derniers représentant de l’Église cathare du Languedoc. Mais, même après la fin de la tentative de reprise de la prédication des consolés mise en place par Pierre Authier, il restait de nombreux croyants et quelques bonshommes, notamment en Quercy où les réseaux étaient mieux segmentés. Que sont-ils devenus ? Les textes manquent à leur sujet. Sont-ils restés sur place ou ont-ils été capturés et éliminés sans que nous le sachions ? Troisième hypothèse ; peut-être sont-ils partis avec leurs croyants dans cet exode commencé dès le début de la croisade par ceux qui n’avaient plus de raison de rester en Occitanie et qui se sont installés à ses frontières sud-ouest, au Pays basque avant de disséminer sur la côte atlantique, en Espagne et même en Amérique du sud sous le nom infamant de cagots ou d’agotes comme l’a si bien expliqué Kepa Olaizola[8] dans son travail de recherche.
J’ai volontairement choisi de ne pas alourdir ce texte en évoquant la (les ?) croisade contre les albigeois, déclenchée à la demande du pape innocent III au début de l’été 1209 et l’Inquisition, créée suite à l’échec partielle de la croisade, en 1233 à Carcassonne et à Toulouse qui éliminera l’hérésie en tuant Guilhem Bélibaste. Il ne manque pas d’excellents ouvrages retraçant ces périodes, notamment la somme historique de Michel Roquebert, l’épopée cathare en cinq volumes.
Conclusion
Les tentatives modernes visant à refuser « l’unité » du mouvement cathare médiéval au motif des variantes cosmogoniques, voire de quelques divergences superficielles dans la doctrine sont donc liées à une totale méconnaissance de l’Église chrétienne authentique que j’espère avoir un peu réduite dans cette présentation des origines. De même, la mode de faire du catharisme médiéval une divergence du catholicisme est totalement ignorante des divergences insurmontables entre les fondamentaux doctrinaux de ces deux christianismes. Fondamentaux qui remontent au premier siècle, même s’ils ne furent finalisés qu’entre le deuxième et le septième siècle. Chercher à subordonner le catharisme au catholicisme est aussi peu sérieux que le fut le fait de l’attacher au manichéisme ou à l’arianisme, voire à l’origénisme.
Éric Delmas – 08/04/2021
[1] Le catharisme fait l’objet de diverses séparations selon les critères doctrinaux touchant à la cosmogonie. Les mitigés considèrent notamment que Dieu a créé la matière que le diable a corrompue et les absolus pensent que c’est le diable le créateur de la matière.
[2]. Edmond Pognon. L’an mille. Œuvres de Raoul Glaber, Adhémar de Chabannes , etc. Éditions NRF Gallimard (Paris) 1947.
[3]. Ibid.
[4]. M. Grisard. Les Cathares dans le Nord de la France in Revue du Nord, tome XLIX, n°194, Juillet-Septembre 1967. Université de Lille.
[5]. Ibid.
[6]. M. Grisard. Les Cathares dans le Nord de la France. Op. cit.
[7]. La religion des Cathares et l’histoire des Cathares. Le Catharisme (t. 1 et t. 2) op. cit.
[8]. Agot, cagot. L’après Catharisme. Kepa Olaizola. Op. cit.