Liberté d’expression et laïcité
Je ne vais pas réécrire l’article que j’avais publié en 2013 sur l’expression de pensée, religieuse ou athée, dans une république laïque, mais les événements survenus depuis me poussent à préciser encore davantage les choses.
Charlie Hebdo, décidément toujours en pointe quand il s’agit de mettre le doigt sur les maux de notre société afin de nous pousser à nous interroger sur les limites de notre propre tolérance, vient de publier un numéro spécial pour la date anniversaire du massacre qu’ont subi ses dessinateurs, journalistes et employés, sans oublier ceux qui sont morts pour avoir essayé de les défendre, ceux dont la religion est le seul argument des assassins pour en faire des victimes, et ceux qui se trouvaient là et dont la tête ne revenait pas à ces malades parfaitement conscients de leurs crimes.
La une de ce numéro met en exergue une divinité non définie, tâchée de sang, haineuse et porteuse d’une arme s’enfuyant en regardant le lecteur, avec le commentaire : « Un an après l’assassin court toujours ». Est-ce pour élargir le débat, comparativement à la une de 2006 (numéro consacré aux caricatures danoises de Mahomet) qui ciblait clairement un Mahomet désespéré par le comportement des extrémistes et lâchant, les mains sur le visage pour cacher sa honte : « C’est dur d’être aimé par des cons » ?
Bien entendu, je n’ai pas assisté à la conférence de rédaction et je n’en connais pas les tenants et les aboutissants. Ce que je peux dire, c’est comment je vois les choses à mon humble niveau et alors même que je ne dois pas avoir beaucoup de points communs avec ces journalistes et dessinateurs, moi qui affiche clairement mon statut de croyant.
Comme je l’ai expliqué dans l’article cité ci-dessus, je considère que la barrière que fixe la laïcité à l’expression individuelle d’une conviction religieuse ou philosophique est celle de l’espace privé. Je dis bien privé et non pas intime. En effet, nous avons tous trois espaces de vie. L’espace public est celui où nous entrons en relation avec les autres de façon affirmée et pour un motif précis. L’espace privé est celui où nous agissons par nous même et en notre nom personnel sans revendiquer quelque autre appartenance que ce soit. Enfin, l’espace intime est celui où nous agissons à l’abri du regard des autres afin d’exprimer pleinement ce que nous ressentons en notre for intérieur. On le voit l’espace public peut se trouver en un lieu fréquenté par des étrangers à notre cercle intime ou, au contraire, être circonscrit à notre environnement intime (familial, amical ou autre).
Mon point de vue est que dans l’espace public nous sommes en quelque sorte en représentation au nom de ce pour quoi nous agissons. Si ce domaine d’expression nous amène à exercer un pouvoir sur les autres, rien ne doit transparaître dans notre attitude qui puisse laisser le moindre doute sur la qualité de la prestation que nous allons apporter à ceux qui dépendent de nous. Le policier, l’infirmier, l’employé d’une administration, mais aussi d’un commerce, ne peuvent laisser leurs convictions apparaître au risque de laisser croire à leur interlocuteur qu’il sera traité différemment d’un autre en raison de l’image qu’il renvoie. Cela pose donc le problème de professions qui peuvent obliger un employé à renoncer à un principe fort de ses convictions personnelles. L’exemple du turban des Sikhs a parfois posé problème. Le port d’éléments vestimentaires ou de signes religieux clairement identifiables est lui aussi à prendre en considération.
Dans l’espace privé — de l’autre côté du comptoir en quelque sorte — les choses sont différentes. Nous avons le droit d’exprimer nos convictions à condition que cette expression ne soit pas attentatoire aux lois de la république qui ont pour objet la sécurité de tous et le bien vivre ensemble. Le port d’un couvre-chef ou de quoi que ce soit qui masque le visage au point de ne plus permettre l’identification rapide de l’individu, est logiquement proscrit. De même, l’étalage des convictions dans l’espace public, sans autorisation explicite (conférence, manifestation, etc.) d’une manière susceptible de gêner d’autres personnes présentes ne peut être toléré.
Inversement, au nom de la laïcité, on ne peut interférer dans l’espace privé — même si cela est visible par d’autres personnes ne partageant les mêmes convictions — quand il n’y a pas d’atteinte manifeste aux lois sus citées. L’habillement de chacun est clairement libre et personne ne peut décider d’imposer ou d’interdire tel vêtement ou pièce de vêtement sous prétexte qu’elle est représentative d’une conviction qui ne lui convient pas. Les exemples fourmillent avec le foulard ou le voile laissant le visage apparent, le pantalon pour les femmes, les broches, colliers, coiffures diverses, etc. qui , tout en apparaissant dans un lieu où un public varié peut se trouver, relèvent de l’espace privé. Que ne dirait-on pas si demain on prétendait imposer à tous les hommes le port du costume cravate au nom de je ne sais quelle conviction philosophique ou spirituelle ?
Dans l’espace intime, chacun est en face de lui même et de ses pensées. Pour autant qu’il veille à ne pas laisser l’expression de son intimité déborder dans l’environnement où se trouvent d’autres personnes, rien ni personne ne peut prétendre intervenir s’il n’y a pas dans cette expression un comportement manifestement illégal.
Critique, blasphème et dénigrement
Chacun, dans le cadre de ses convictions personnelles est libre de critiquer d’autres points de vue qui ne lui conviennent pas sans qu’aucune censure ne vienne limiter ce droit. De la même façon, chacun est libre et en droit de répondre à des critiques en en formulant à son tour ou de choisir de ne pas répondre sans que cela puisse être un élément justificatif d’un quelconque dénigrement de sa personne. Enfin, personne ne peut dénigrer un autre personne pour ce qui touche à son identité ou à ses convictions, mais cela n’inclue pas les critiques concernant ses idées et leur expression. Comme le dit l’adage : seules les critiques ad hominem sont proscrites.
Le blasphème est une faute majeure commise par un croyant ou un religieux concernant un point de sa foi et portant préjudice à la religion dont il se réclame. L’appréciation du blasphème relève donc de la sphère religieuse concernée et peut donner lieu à des sanctions qui doivent se limiter au champ religieux concerné. En aucun cas un blasphème ne peut être sanctionné par une peine qui relève du pouvoir judiciaire ou qui pourrait constituer un délit, voire un crime. Une très mauvaise habitude du monde religieux consiste à utiliser le mot blasphème envers des personnes extérieures à la religion concernée, quand ces dernières émettent des critiques jugées excessives par les membres de ladite communauté religieuse. C’est une grave erreur sémantique. Il ne peut y avoir de blasphème si l’un des éléments constitutif du délit se situe en dehors du champ religieux concerné. Médire de Iahvé est un blasphème dans la religion juive et représenter le prophète est un blasphème chez les musulmans sunnites, mais quiconque n’appartient pas à ces religions est libre de le faire au nom de la critique libre.
Le dénigrement consiste à s’en prendre à un individu ou une communauté en ce qu’ils appartiennent à un courant de pensée donné et à les ostraciser, voire pire, à ce motif. Cela est même tellement préjudiciable que le législateur en est venu à pénaliser ces comportements par une terminologie appropriée quand ces agressions sont répétitives envers cette communauté. C’est le cas du terme antisémitisme et, plus récemment, du terme islamophobie. Cela nous révèle une articulation particulière entre la critique et le dénigrement. Dire que les extrémistes religieux sont des imbéciles et doivent être combattus est une critique alors que dire que les camps de concentration n’ont pas été ce que l’histoire nous a révélé est de l’antisémitisme. Dans le premiers cas on s’en prend à une idée, celle d’une vision extrême d’une religion, alors que dans l’autre on s’en prend à une communauté dont on prétend nier les souffrances bien réelles.
La tentation de la relégation et du prosélystisme
Autrefois, pour empêcher les bagnards ayant survécu à leur peine de revenir sur le territoire métropolitain, on avait inventé un complément de peine appelé la relégation. Il s’agissait d’imposer à un détenu libéré, l’obligation de demeurer sur le territoire où il avait exécuté sa peine pour une durée égale à ladite peine. En fait, cela revenait à le condamner à mourir sur place car les peines déjà longues ne laissaient que peu d’espérance de vie aux détenus qui y avaient survécu.
J’emploie ce terme volontairement péjoratif pour souligner le danger de certains comportements en matière de respect des différentes sphères que j’ai présentées plus haut.
La relégation consiste à vouloir élargir la sphère publique en la faisant empiéter sur la sphère privée de façon à empêcher la libre expression des convictions personnelles. Le cas le plus connu est celui qui prétend interdire le port d’éléments religieux reconnaissables dans l’espace public au motif que cela dérange les convictions de ceux qui ne partagent pas les mêmes convictions. En effet, si chacun est libre de ne pas apprécier une conviction différente des siennes, qu’elle soit politique, philosophique ou religieuse, cela ne lui donne pas le droit de lui imposer des restrictions qui viendraient favoriser l’expression de sa liberté de pensée au détriment de celle des autres. Cela peut être résumé par le proverbe bien connu : « La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres ». D’où l’importance de bien comprendre la différence entre sphère publique, c’est-à-dire espace où l’on représente une forme d’autorité ou de service auprès des autres, et sphère privée, c’est-à-dire espace où l’on ne représente que soi. Les deux sphères pouvant s’exprimer dans un environnement public.
Le prosélytisme est le défaut inverse, c’est-à-dire vouloir imposer ce qui relève de sa sphère privée, voire intime, dans la sphère publique voire privée. Le refus d’être pris en charge par une personne donnée, dans le cadre d’un service relatif à l’environnement public (commerce, administration, centre de soins, etc.) au motif que ses convictions l’interdisent peut conduire à se passer du service espéré mais certainement pas à imposer un changement de fonctionnement du service considéré. L’expression de pratiques intimes liées à des convictions personnelles dans l’espace public est également prohibée (prière sur un lieu de travail ou dans la rue, exigence d’aménagement horaire systématique en fonction d’un calendrier religieux, etc.). De la même façon, une personne ne peut imposer à sa famille des pratiques religieuses qu’elle ne partagerait pas.
Existe-t-il des aménagements acceptables ?
Comme en toutes choses, les difficultés se manifestent à la marge quand on a réussi à régler les problèmes liés aux grands principes.
Les exemples ne manquent pas, depuis les choix alimentaires jusqu’aux choix relatifs aux différences sexuelles. Il ne faut pas que l’application du respect des délimitations entre la sphère publique et la sphère privée soit l’occasion de créer des conflits envers ceux qui pensent différemment de nous, car cela poserait le problème de la capacité d’une collectivité à vivre sereinement en accueillant en son sein des personnes ayant des convictions différentes. L’intransigeance conduirait alors, au mieux au communautarisme, c’est-à-dire au repli de chaque communauté dans un espace public aménagé, et au pire à des conflits larvés ou ouverts susceptibles de dégénérer en guerres civiles comme l’histoire en a connu.
La politique du vivre ensemble ne doit pas être prise en otage pour imposer des choix personnels dans un espace où ils n’ont pas forcément à s’appliquer. L’idéal, pour éviter à la fois de voir apparaître des revendications toujours plus nombreuses, précises et finalement excessives, et pour éviter de voir partir une composante de la société qui se sentirai exclue de la communauté nationale, est de proposer des aménagements et de les organiser au nom de principes dénués de connotations spirituelles ou philosophiques précises. Concernant la nourriture, proposer plusieurs menus de façon à ce que chacun puisse trouver des raisons de prendre ses repas avec les autres membres de la communauté est préférable. Il suffit alors de proposer des repas alternatifs dépourvus d’aliments à risque, comme on commence à le faire pour les allergiques et les végétariens. Ces choix alimentaires étant communément acceptés, si pour des raisons spirituelles ou philosophiques un convive ne peut prendre le menu de base, il trouvera là de quoi manger avec les autres sans être stigmatisé. Concernant les relations intersexuelles dans certains établissements, notamment de soins ou des commerces de vêtements par exemple, prévoir des personnels des deux sexes susceptibles de respecter le désir du client d’être pris en charge par une personne de même sexe, peut s’envisager au nom d’une légitime pudeur, sans y introduire une quelconque interprétation religieuse.
Par contre, dans tous les cas, quand il s’avère impossible de proposer une alternative, c’est à la personne qui se sent incapable d’accepter les conditions qui lui sont faites, de prendre ses responsabilités et de se priver du service attendu. S’agissant de situations d’urgence ou de personnes fragiles, la loi peut et doit s’imposer afin de ne pas laisser se développer des situations de détresses dont il serait condamnable de ne pas les avoir secourues. Vivre en un lieu où les règles diffèrent de celles que l’on reconnaît comme valables pour soi est un choix qui présente des contraintes. Soit on les accepte et l’on s’adapte aux cas particuliers qui ne peuvent gérés au mieux de ses choix personnels, soit on choisit un lieu de vie correspondant à nos choix.
Inversement, on ne peut abuser des pouvoirs dont on dispose pour refuser aux autres des aménagements raisonnables afin de les mettre en difficultés par rapport à des choix personnels majeurs tout à fait respectables.
La liberté d’expression nous concerne tous, tant dans l’expression publique de nos points de vue que dans l’expression privée de nos convictions. Cela constitue un équilibre fragile mais pourtant indispensable à l’évolution d’une société harmonieuse et d’autant plus stable qu’elle aura su intégrer des visions différentes.
Éric Delmas – 07/01/2016