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Bélibaste ou l’itinéraire d’un chrétien dans la tourmente
Une ordination singulière
Guilhem Bélibaste, né à Cubières-sur-Cinoble1 vers 1280, n’aurait sans doute jamais été ordonné chrétien cathare, s’il n’avait tué au cours d’une querelle le berger Barthélémy Garnier qui menaçait de dénoncer la famille Bélibaste à l’Inquisition. Après ce meurtre commis en 1305, il doit quitter sa famille et fuir son pays pour sauver sa peau, et, rentrer dans les ordres selon l’éthique cathare pour tenter de sauver son âme.
C’est grâce aux témoignages recueillis par Jacques Fournier dans son Registre de l’Inquisition, et notamment grâce au long récit de Pèire Maury, le berger croyant, passeur et fidèle ami dévoué, que l’on connait la mission pastorale de Bélibaste auprès de la communauté occitane de l’exil.
La formation chrétienne du berger des Corbières
Guilhem Bélibaste était-il analphabète? L’époque et le milieu social de cette histoire peut évidemment nous le laisser présumer sans trop nous tromper. Nous n’avons pas de témoignage réel de ses pratiques personnelles comme a pu en recueillir Anne Brenon2 au sujet de la famille Autier:
« Pour leurs croyants, les Bons Hommes prêchent, exposent, expliquent, Jaume lisant dans le livre des Écritures, probablement en latin, et « son père expliquant en langue vulgaire » selon la déposante Sébélia Peyre, chez qui les deux chrétiens séjournèrent quelques jours à l’automne 1301 ».
Henri Gougaud, dans la biographie romancée qu’il en a dressée3, imagine l’ enseignement de Félip d’Alayrac plutôt oral et basé sur la mémoire, comme l’apprentissage par cœur d’une leçon:
« Le soir, il (Bélibaste) trouvait Philippe et Alaïs dans la grande cuisine. Le parfait lui lisait l’Évangile de Jean, tandis que la servante rapiéçait des vêtements devant le feu. »
Et encore, le romancier fait dire au Chrétien Félip: « Il te faudra aussi apprendre l’Évangile de Jean, la prière du Consolament et les gestes du rituel. Je t’enseignerai tout cela avec l’aide de mon aîné Raymond de Castelnau qui fit de moi, l’année de mes vingt ans, un chrétien véritable. »
Toujours est-il que nous devons reconnaître, sur l’appui des prêches qu’il nous a laissés que Bélibaste avait une connaissance sûre des mythes, de la morale et de la Bienveillance cathares. Ces connaissances nous prouvent de même la qualité de l’enseignement prodigué par Félip d’Alayrac .
Temps et lieux de l’Église clandestine
On peut être aujourd’hui subjugué par l’incroyable cohérence de la dernière Église cathare médiévale alors éclatée dans la clandestinité entre Pays d’Oc, Italie et Espagne, et pourtant dotée d’une organisation sans failles et d’une énergie jusqu’au-boutiste. L’équipe de l’Ancien qui ne dépassera jamais la quinzaine de Bons Hommes pour le territoire d’au moins cinq départements actuels est une véritable Église se regroupant dès que nécessaire malgré les dangers engendrés par le marteau inquisiteur. Dans les premières années du XIVe siècle, l’Église de la reconquête est constituée des pasteurs suivants: Pèire Autier, son frère Guilhem Autier, Amiel de Perles, Andrieu de Prades, Pèire-Raymond de Saint-Papoul, les premiers de retour d’Italie où ils furent ordonnés aux environs de l’an 1300. Puis en 1303, Félip d’Alayrac4 et la probable dernière Bonne Femme Jaumeta5 arrivent à leur tour. En 1301, l’Ancien ordonne son fils Jaume Autier et Pons d’Ax (Pons Bayle), puis est encore ordonné Pons d’Avignonet (Pons de Na Rica) alors que de nouveaux novices suivent leur formation de chrétien: Pèire Sans, l’agent de liaison formé et ordonné par l’Ancien en 1306; Raymond Fabre formé et ordonné par Fèlip d’Alayrac et Guilhem Autier en 1307, complèteront cette première équipe. En 1306, Félip d’Alayrac commence la formation de Bélibaste qui sera probablement ordonné en 1308 (aucune source connue). En cette année, au heures sombres de l’écrasement inquisitorial, sera encore initié et ordonné un des fils du maître des forges de Junac, Arnaud Marty par Guilhem Autier. Pèire Sans, à son tour, formera un jeune novice Pèire Fils de Tarabel, et en avril ou mai 1309, l’Ancien réfugié dans une borde isolée de Verlhac (Tarn-et-Garonne) ordonnera son dernier novice, le jeune Sans Mercadier.
À cette Église cathare occitane, il faut adjoindre son diacre exilé en Lombardie, visité plusieurs fois par les Bons Hommes, selon les impératifs de l’Église, et lui-même de retour en Occitanie vers 1304 pour répondre à une demande de l’Église, mais probablement reparti dès la fin de l’année vers le refuge italien après l’arrestation de Guilhem Peyre-Cavaillé devenu un dangereux délateur.
Nous rencontrerons aussi, en terre d’exil espagnol, un autre Bonhomme, Raymond de Castelnau (cité par H. Gougaud) aussi nommé Raymond de Toulouse qui semble peu cité par l’Inquisition. Il mourra en 1316 à Granadella (Espagne) .
Les analyses de Michel Roquebert et d’Anne Brenon s’accordent parfaitement sur la composition de la société croyante cathare du début du XIVe siècle. Elle est différente de celle d’avant la croisade et se caractérise par des différences géographiques tendant à opposer un milieu rural assez analogue à celui d’avant la croisade, c’est-à-dire conservant la fidélité des classes dirigeantes, à un milieu citadin plus populaire et ayant quasiment perdu l’appui nobiliaire.
Simultanément à la multiplication des ordinations, se forme le réseau clandestin des nouvelles maisons cathares destinées à héberger et protéger les Bons Hommes en perpétuelle itinérance. Le tissu social de ce réseau est représentatif de cette communauté croyante populaire rurale ou citadine.
Ce que dit Anne au sujet des croyants: « La société croyante du comté de Foix apparait en effet plus franchement notable, voire nobiliaire, que celle qu’on aura l’occasion de rencontrer, autour des Bons Hommes, dans les sénéchaussées de Carcassonne et de Toulouse, où les élites se sont largement ralliées au roi et à l’Église catholique. » Et encore: « Parmi les fidèles des Bons Hommes, tout leur clan familial, l’intelligentsia de Sabartès, gens notariale, agents comtaux, robins de vieille noblesse — des Larnat aux Rabat — et même des prêtres et vicaires; mais aussi des artisans et commerçants des villes et des paysans de la montagne. […] Toute une société, dont rien n’indique qu’elle soit frappée d’arriération ni de pessimisme, mais qui prend le tournant du XIVe siècle sans renier la foi de ses pères — la foi de Pèire Autier. »
Ce que dit Michel Roquebert au sujet des prédicateurs6: « La méthode de prédication parait utiliser, plus que par le passé, le mythe, atteignant des milieux humbles, artisans et paysans. En dehors du pays de Foix, l’Église de Pèire Autier ne réussit pas à toucher la noblesse ni la bourgeoisie, à de très rares exceptions près. L’oligarchie toulousaine a récupéré depuis 20 ans les patrimoines confisqués (par la croisade) et ne veut pas prendre le risque de les voir à nouveau lui échapper. » Cette tendance nous sera utile pour comprendre les prêches du Bon Homme Bélibaste.
Ces croyants de « milieux humbles », pour la plupart analphabètes, en tout cas illettrés, dont les connaissances morales et religieuses se transmettent en grande partie par un enseignement oral des mythes, contes et légendes populaires, dont les mentalités conservent des reliquats de croyances païennes et autres superstitions; ces croyants donc constituent en ce début de siècle le monde de Bélibaste, le monde qui l’a vu naitre, le seul monde qu’il connait alors. Ses croyants et lui sont de ce même monde. Cette différence notable entre lui et les autres chrétiens tel qu’un Pèire Autier ou un Félip d’Alayrac, personnes cultivées, à l’esprit ouvert formé par les voyages, est importante pour bien appréhender notre Bon Homme. Depuis sa fuite des Corbières sur les talons de Félip, « Il avait fait en une semaine plus de chemin qu’en toute son existence […] » nous conte Henri Gougaud.
L’Église de la reconquête ne connaitra plus aucun répit à partir de 1309. Jaume Autier est repris et brûlé le 3 mars 1309 à Carcassonne. Félip d’Alayrac et Bélibaste y sont emprisonnés mais s’évadent et peu après gagnent la Catalogne. L’Ancien est arrêté à la mi-août, jeté au Mur de Toulouse7 où se trouve Amiel de Perles. Puis Raymond Fabre est pris à son tour. Son frère Guilhem et leur compagnon Arnaud Marty sont brûlés à Carcassonne, fin 1309 ou printemps 1310, après la sentence de Geoffroy d’Ablis. Le 9 avril 1310, l’Ancien est brûlé devant la cathédrale Saint-Étienne à Toulouse. Fèlip d’Alayrac revenu voir des croyants en Donezan est arrêté à Roquefort-de-Sault et brûlé. Dans son épilogue, Anne suppose que quelques Bons Hommes survivent encore quelque temps réfugiés en Italie; peut-être Pèire-Raimond de Saint-Papoul et Pèire Sans? De l’autre côté des Pyrénées, Guilhem Bélibaste et sa petite communauté de croyants permettront à l’Église cathare occitane de connaitre un sursis de 10 ans .
Les croyants de la diaspora espagnole
C’est au cours de l’été 1309 que toute la population adulte de Montaillou est arrêtée et emprisonnée par Geoffroy d’Ablis pour être interrogée. De ces procédures rien n’a été conservé, écrit Anne et c’est plus tard qu’on apprendra les dégâts causés par cette rafle: enfants abandonnés à eux-mêmes, tel ou telle mort(e) au Mur ou encore rentré(e) mourir au village avec la croix infamante, maisons détruites, relaps brûlés, cadavres exhumés et exil massif. Le long récit de Pèire Maury apporte vie et densité à ces exilés montallionois et fuxéens que le berger fréquentait régulièrement entre ses périodes d’estives. Ces émigrés souvent en transit, à l’instar de leur seul guide spirituel, dessinaient comme une aura dans les petits villages espagnols, toujours inquiets d’être au plus près de leur dernier Bon Homme qui cheminait lui-même au gré des travaux saisonniers pour pourvoir à la subsistance de sa famille. On peut suivre ainsi notre chrétien à Berga, puis Lerida, Granadella, Flix, Tortosa, Morella où il exerce divers métiers: tisserand, cordonnier, fabriquant de peignes (pour métiers à tisser), et souvent berger auprès de Pèire. À San Mateo, Pèire Maury rend visite à Pèire et Raimond Issaura de Larnat, et à Pèire Maury, frère de Guillemette. À Lérida, il retrouve le forgeron Bernat Servel et son épouse Esperte de Tarascon. À Juncosa, il visite Mersende Marty, sa tante qui s’installera ensuite à Beceite avec sa fille Jeanne et l’époux de celle-ci, Bernat Befayt. Quant à son autre tante, Guillemette Maury, souvent citée, une fois veuve elle s’installera à Ortas avec ses deux fils Jean et Arnaud. Les paroles simples et sincères de Pèire Maury nous transportent avec force émotion dans le quotidien de cette petite diaspora spirituelle soucieuse de faire sa bonne fin, en quête de l’entendensa del Bé .
Le chrétien, un humain comme les autres?
Il m’a paru intéressant de poser cette question en tant que croyante du XXIe siècle afin de m’aider à inscrire notre spiritualité dans le monde actuel, sans en oublier ses racines. Évidemment, il est clair qu’un croyant cathare d’aujourd’hui n’est pas porté par l’ultime espérance de la consolation qui libère l’âme et la rend pour l’éternité au Royaume de Dieu. Évidemment notre pensée rationnelle et nos connaissances scientifiques nous empêchent d’adhérer à certaines de leurs interprétations cosmogoniques et nous obligent à confondre leurs croyances superstitieuses et religieuses, reliquat d’un paganisme persistant. Mais l’essentiel qui nous relie à eux est bien toujours le même: c’est cette foi, c’est la volonté de se fier au principe du Bien envers et contre tout le Mal qui habite ce monde, et même si le long chemin vers l’entendement du Bien est une quête plus personnelle, il s’agit toujours d’accomplir sa bonne fin, il s’agit de retrouver la pureté divine originelle qui seule peut mettre fin au cycle répétés des transmigrations.
« Le catharisme est la seule spiritualité où l’on ne peut sauver que soi, et encore très difficilement »: Guilhem de Carcassonne, prêche du 11 août 2024.
Évidemment, le chrétien est un être humain comme les autres et les Bons Hommes le savaient bien. Malgré l’admiration que leur portaient leurs croyants, la Règle était là pour les exhorter à l’humilité, le service mensuel — tel que nous le connaissons aujourd’hui — était là aussi pour leur rappeler qu’eux seuls étaient des pécheurs car conscients de leurs fautes en tant que consolés. Seuls leurs détracteurs les taxèrent de Parfaits pour mieux les dénigrer, seuls leurs croyants les appelèrent Bons Chrétiens probablement par admiration. Mais aujourd’hui comme hier, si vous nommez ainsi un chrétien, il vous répondra sans hésiter que seul Dieu est Bon. Voilà pourquoi aujourd’hui, comme hier, le croyant consolé se nomme simplement chrétien. Il a une conscience aigüe de sa condition d’humain soumis aux manigances du démiurge, de la possibilité permanente de chuter et de perdre la pureté offerte par le Paraclet lors de sa consolation. Son détachement du monde jamais complètement accompli — sur cette terre — est probablement sa plus douloureuse entreprise. Entreprise imaginée ainsi par Henri Gougaud: ce sont les paroles du maître Félip d’Alayrac à son élève Guilhem Bélibaste: « J’ignore si nous serons un jour sauvés, si même ce mot n’est pas dénué de sens. Mais je sais que nous devons traquer un trésor toujours plus lointain, inaccessible, illusoire sans doute, simplement parce qu’en notre vie ne nous fut pas donné d’autre chemin, d’autre choix que cette folie. À la poursuite de cette chimère, il te faudra traverser toutes les montagnes, tous les déserts, toutes les tempêtes, tout ce que la géographie des rêves peut élever d’obstacles. De temps en temps tu redresseras l’échine et te révolteras contre l’invisible cravache qui te pousse en avant. Parfois, au seuil d’une nuit effrayante, tu refuseras d’avancer, comme font les ânes rétifs. Mais partout où tu devras passer en quête du trésor qui n’existe pas, même à travers flammes, de gré ou de force tu passeras. Ne cherche aucune raison à cela, il n’y en a pas. Il n’y a pas de sens, Guillaume. Il n’y a qu’un espoir sans objet à porter sur un chemin sans fin ». Notre conteur avait bien compris le lâcher prise, façon cathare.
En croisant, au cours du récit de Pèire, les Bons Hommes de l’équipe de l’Ancien, on se rend heureusement compte qu’ils s’agit bien d’humains avec leurs faiblesses et leur petits défauts mais, des conflits connus entre les Bons Hommes (Amiel de Perles contre Pèire-Raimond de Saint-Papoul, Andrieu de Prades contre les frères Autier, etc.), on retiendra que, malgré la hauteur de spiritualité exigée d’eux, les chrétiens ne peuvent se maintenir en permanence au-dessus de la condition humaine, étant tout simplement eux-mêmes des humains. Ils appréhendent cette condition comme un garde-fou utile exhortant à l’humilité permanente: « Car, lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort » a dit l’apôtre Paul. Bélibaste, le berger devenu chrétien malgré lui, même s’il faillit gravement à sa mission au point d’être déchu de son état de chrétien, était sans contexte doté de cette foi cathare qui lui donna le courage d’affronter la mort sans abjurer et de « passer à travers les flammes ».
Bélibaste , le Bon Homme « près de ses sous »
La foi des croyants de la petite communauté ne les aveuglait pas quant aux faiblesses de leur seul guide, plusieurs témoignages nous le prouve bien. Comparé aux figures marquantes disparues notre pauvre Bon Homme ne gagnait pas au change: « Le Monsieur de Morella ne sait pas prêcher. Mais quand on entendait prêcher les Messieurs Pèire et Jaume Autier, c’était une gloire. Ceux-là savaient prêcher! » avait dit Pèire à Arnaud .
Ils étaient plusieurs aussi à relever son avarice, jusqu’à son fidèle ami Pèire. Ce dernier lui confiera en effet que sa tante Guillemette le traitait de « menudier », c’est-à-dire d’avare, « […] et pour cette raison, il irait avec eux de sou en sou ».
C’est Pèire encore, qui dans sa déposition relate à l’inquisiteur les confidences du Bon Homme Raimond de Toulouse, colporteur de mercerie et forgeron à l’occasion auprès de Bernat Servel à Lérida. « Il (Raimond) me dit qu’il était resté avec Guillaume Bélibaste à Morella. Ils ne s’étaient pas bien entendus au sujet des dépenses car, disait-il, Guillaume était très avare, et lui Raimond ne pouvait pas travailler autant que lui […] »
Un chrétien, nous le savons doit faire vœu de pauvreté. Comme nous, Bélibaste était sur le chemin.
Bélibaste, le superstitieux
Le milieu socio-culturel de Bélibaste nous aide à comprendre ce penchant diffus dans les croyances des cultures orales, qui se transmettent de génération en génération. On n’imaginerait pas un Pèire Autier, l’autorité religieuse de référence pour la plupart des croyants, ni un autre chrétien lettré d’ailleurs, dans une des situations telles que celles rapportées par Pèire Maury.
Lorsque Bélibaste révèle à son ami berger ses inquiétudes au sujet du voyage qu’il a promis de faire à Arnaud Sicre, le Bon Homme a auparavant consulté un sorcier censé deviner les présages de ce voyage. La narration de Pèire ne manque pas d’être cocasse: « Il (le sorcier) prit un soulier de l’hérétique et mesura avec ce soulier en partant de l’âtre où l’on faisait le feu jusqu’à la porte de la maison. Et, d’après ce que disait ce sorcier, en faisant cette mesure avec le soulier, si tout le soulier ou la plus grande partie, à la dernière mesure, sortait de la porte de la maison, cela signifiait que si l’hérétique y allait, il n’en reviendrait pas; mais si la moitié ou tout le soulier restaient à l’intérieur du seuil, cela signifiait que s’il y allait, il reviendrait ».
L’augure s’avéra mauvaise car tout le soulier avait dépassé le seuil de la porte. Mais Bélibaste, tenant à honorer la promesse faite à Arnaud Sicre décidait finalement de faire le voyage déclarant que « si Dieu, son Père le demandait, c’était l’heure d’aller à lui ». Comme nous, Bélibaste était sur le chemin, mais il ne doutait pas de son Dieu et ne manquait pas de courage.
Pèire assista en personne à cette autre scène alors qu’ils étaient de retour vers la France, sur le chemin du piège conçu par Arnaud Sicre.
Entre Agramunt (Catalogne) et Lérida, une pie traversa trois fois le chemin devant les marcheurs en jacassant. Le Bon Homme dit alors: « Saint-Esprit, aide-nous! ». Bélibaste avait entendu son père dire que c’était mauvais signe quand les oiseaux traversaient la route par laquelle on devait passer. Il fut arrêté quelques heures après . Qui se dit sourd à tous les signes? Comme nous, Bélibaste était sur le chemin.
Bélibaste et le mariage
Même si l’on sait que les Bons Hommes prêchaient contre le culte des saints, contre tous les cultes superstitieux de l’Église romaine, contre ses sacrements, notamment celui du mariage, le fait de s’en remettre aux conseils d’un chrétien avant de conclure un mariage parait avoir été un fait coutumier des croyants en exil. Il était crucial pour les derniers chrétiens itinérants de connaitre des maisons fidèles dans lesquelles les deux époux, dans l’entendement du Bien, assuraient la perpétuation de l’Église. Le Bon Homme lui-même l’explique ainsi: « Les gens de ce pays sont si fiers: dès qu’ils sont mariés, ils veulent se séparer de leurs parents. Si leurs femmes n’étaient pas de la « entendensa », nous ne pourrions pas mettre le pied chez eux, et s’ils étaient malades, nous ne pourrions pas faire que leurs épouses s’éloignent de leur lit, et nous ne pourrions pas les recevoir […] »
- Le mariage de Pèire Maury
Le Bon Homme dit un jour à son ami berger: « Vous ne pourrez pas toujours papillonner. Moi, je vous conseillerais de prendre une femme qui serait de la entendensa et de rester avec elle. […] Si l’un de vous était malade, l’autre pourrait envoyer nous chercher pour que le malade soit reçu ».
On notera, une fois encore, cette préoccupation omniprésente de la nécessité de la Consolation aux mourants comme seule issue possible vers le salut.
Mais on sait que Bélibaste entretenait un plan précis: Raimonde et lui s’étant attachés l’un à l’autre et ayant entretenu une relation sexuelle, le Bon Homme se trouvait alors face à une future paternité totalement incompatible avec son statut de chrétien (dont il était d’ailleurs déchu par son péché de chair). Pour tenter de sauver l’honneur, il n’avait trouvé d’autre solution que de faire endosser cette paternité à son plus fidèle compagnon. Malgré l’attachement porté à sa liberté, Pèire finit par céder: « Et comme il insistait encore pour que je prenne femme, je lui demandai quelle femme lui paraîtrait bonne pour moi. Il me répondit que cette Raimonde, qui demeurait avec lui serait bonne pour moi ». La pratique des faux couples pour ne pas éveiller les soupçons de l’Inquisition étaient alors couramment utilisée dans la clandestinité. Pèire raconte encore: « Quand nous fûmes rentrés à Morella, il parla à Raimonde à part puis, alors que nous étions près du feu, et qu’il faisait déjà nuit avant le dîner, il dit, à Raimonde et à moi, que dans le saint mariage, les Bons Hommes ne faisaient qu’entamer le propos, et qu’alors les croyants se mettaient d’accord sur le mariage à faire, s’ils le pouvaient, en présence des Bons Hommes […] Ceci dit, je demandai à Raimonde si elle voulait bien que je fusse son mari; elle me répondit que oui et nous ne dîmes ni ne fîmes rien de plus. C’est ainsi qu’eut lieu le mariage entre Raimonde et moi, en présence de l’hérétique et de Guillemette, la fille de Raimonde ».
On ne peut néanmoins voir notre berger comme la dupe du chrétien. C’est probablement par amour-propre, tant pour lui que pour sa religion, qu’il présente à l’inquisiteur les faits sous le jour le moins ridicule. En effet, ses propos ultérieurs ne laissent aucun doute à ce sujet. Alors qu’il se trouve chez sa tante Mersende en présence de Blanche, la sœur de Raimonde, cette dernière leur confie qu’elle avait surpris les deux amants dans une position univoque. Ce qui lui arracha le cri: « A na Malnada!8 Tu as mis le désordre dans toute l’affaire de la saint Église! » Alors que notre merveilleux berger au-dessus de ces humaines faiblesses, invite Blanche à se taire sur tout cela qui « n’était rien », Blanche étaie alors son propos par une nouvelle confidence: « […] en raison du fait qu’il avait connu ainsi charnellement Raimonde, il s’était fait ré-hérétiquer par l’hérétique Raimond de Toulouse; et cela, elle l’avait entendu dire à sa sœur Raimonde ».
Mersende, quant à elle clôt ainsi le chapitre: « Oh oh! Mon neveu, ce n’est pas étonnant que l’hérétique et Raimonde t’aient plumé et qu’ils n’aient pu te supporter! » Pèire participa donc bien à son mariage en toute connaissance de cause, et de plus eut la grandeur d’âme de ne tenir aucune rigueur à son ami qui, trop jaloux pour supporter la situation, délia les liens quelques jours après. Notre Bon Homme reconnaissant devant le berger qu’il pensait avoir mal agi en provoquant cette union, et la déliant « de la part de Dieu » dépassa les bornes de la bienséance jusqu’à proposer à son ami de lui envoyer l’enfant, fille ou garçon, qui pourrait naître de ces liens rompus! On notera la hauteur de vue du berger qui, ici comme dans bien d’autres situations, nous prouve qu’il a tout compris à la loi d’Amour, celle dont Guilhem de Carcassonne dit: « Elle ne juge pas, ne pardonne pas , elle excuse, mieux , elle ne ressent pas l’offense ».
- Le mariage de la sœur d’Arnaud Sicre
Arnaud Sicre (aussi nommé Arnaud Baille du nom de sa mère) errant jusqu’en Catalogne, à la recherche d’hérétiques à « vendre » à l’inquisiteur, dans le but de récupérer les biens de sa mère confisqués pour fait d’hérésie, imagina ce piège afin de faire tomber le dernier chrétien.
Dans sa déposition Pèire raconte qu’Arnaud Baille avait dit à l’hérétique qu’il avait une tante qui habitait du côté de la Seo d’Urgel: « C’était une femme très riche, et elle avait dit que dans ce pays-là se trouvaient deux Bons Hommes, qui devaient venir auprès d’elle vers la fête de Pâques ».
De plus vivait avec cette tante une des sœurs d’Arnaud, et la tante tenait beaucoup à la donner en mariage à un croyant: « Elle avait dit que tout se fasse du conseil de l’hérétique et il semblait que les conditions requises par sa tante, Arnaud Maury, le fils de Guillemette, les remplissait car il était un bon croyant, et c’était aussi un jeune homme capable ».
Voici comment le suppôt de l’inquisiteur tendit diaboliquement les filets du piège qui devaient perdre le Bon Homme. Bélibaste pouvait d’une part chapeauter un mariage entre personnes de l’entendement tel qu’il le conseillait à ses croyants, et, d’autre part rencontrer deux autres Bons Hommes qui auraient pu le sauver de sa déchéance. Nous devons, ici, nous rappeler que deux Bons Hommes réunis, à eux seuls sont l’Église. Dans cette période de danger permanent, en cas de manquement désespéré à la Règle, l’un des deux religieux est ainsi toujours dans la capacité de réconcilier son compagnon, c’est-à-dire de le consoler à nouveau, sauver son âme et son ministère. Anne précise dans Le dernier des cathares que cette pratique n’a rien d’hérétique et est appliquée aussi bien par les religieux catholiques. On sait, selon les propos de Blanche, que Raimond de Toulouse avait « sauvé » Bélibaste une première fois. On peut voir là, un recours à des manières d’urgence d’une Église moribonde car au temps de l’Église en paix comme au temps de l’Église de Pèire Autier, même l’Ancien n’avait pas le pouvoir de réconcilier un chrétien ayant péché contre l’Esprit ou contre l’Église. Pour cela, le Bon Homme Amiel et les deux jeunes Bons Hommes Pons Bayle et Pons de Na Rica ayant fauté furent envoyés près du diacre Bernat Audouy, seul apte à les réconcilier par une nouvelle Consolation.
Bélibaste, ayant de nouveau rompu son vœu de chasteté, avait de nouveau perdu son statut de chrétien. Seul, un autre chrétien pouvait le consoler. Ce voyage, même s’il s’annonçait mal était quand même pour lui symbole de Salut. C’est ainsi que fut fait, confie Pèire Maury, le contrat entre Arnaud Sicre et Arnaud Maury, « par l’entremise et l’arbitrage de l’hérétique et de moi-même, selon lequel la tante d’Arnaud donnait en dot à la sœur d’Arnaud 100 livres de Barcelone et deux mulets ». Ce mariage n’eut donc jamais lieu puisqu’il n’était qu’un prétexte à faire revenir Bélibaste sur les terres soumises à l’autorité de l’archevêque de Narbonne pour pouvoir l’arrêter.
Bélibaste, arbitre des conflits
L’Église cathare récuse formellement la peine de mort, quel que soit le crime commis. Elle récuse de même tout jugement selon le précepte évangélique « Ne juge pas, et tu ne seras pas jugé ». À la justice civile elle substitue un système de règlement amiable entre croyants au sein duquel la hiérarchie de l’Église a un rôle à jouer. En cas de crime, elle se garde bien de remettre à la juridiction adéquate le croyant coupable: elle l’oblige — pénitence suprême — à se faire ordonner (cf. Gaucelin de Miraval, 1195; Guilhem Bélibaste, 1308) 9
« C’est au nom de la vérité que l’on s’abstient de juger. En effet, qui peut prétendre détenir la vérité au point de pouvoir émettre un jugement valable et durable? » Guilhem de Carcassonne, prêche du 11 août 2024.
- Le cas de Jeanne la non-croyante
À Beceite, la tante de Pèire Maury vivait avec sa fille Jeanne et l’époux de Jeanne, Bernat Befayt. Or, dans cette maison, seule Jeanne était non-croyante, ou plus exactement avait perdu la foi dans l’exil. Perdurait au sein de la maison un climat de violence et de haine, la fille menaçant sans cesse de livrer sa mère aux flammes. Au sein de la communauté, grandissait un climat de méfiance à l’égard de Jeanne susceptible de les faire tous arrêter. Au point que certains d’entre eux, envisageant l’assassinat de la non-croyante « possédée », choquèrent tant notre berger qu’il décida de prendre conseil auprès du chrétien. Celui-ci répondit: « Il est bon que nous délibérions sur ce qu’il faut en faire, soit qu’on l’emmène quelque part loin de nous, soit qu’on la ramène à Montaillou, d’où elle vient […] On doit enlever la mauvaise ronce et planter à la place un bon figuier» (Matthieu. 7, 16-19). Et, après une ultime délibération entre croyants, la dernière réponse du Bon Homme au berger fut: « Que les croyants fassent de cette Jeanne ce qui leur semble bon. J’ai déjà fait connaitre mon opinion, et il serait temps que les croyants cessent de tergiverser ».
- Le cas de Jean, frère de Pèire
Guilhem Bélibaste ne joua pas vraiment de rôle dans ce conflit entre Pèire Maury et sa tante Guillemette, si ce n’est pour exprimer quelques remarques sur sur cet « emalezitz»10 qui ne voulait rien savoir du Bon Homme, refusant tour à tour de recevoir son pain bénit et de lui offrir un mouton. Tombé malade, fortement sollicité par la communauté à faire sa bonne fin, il se montra à nouveau rétif et seul Pèire se montra respectueux de sa décision. Comme nous l’avons vu pour Jeanne, la situation précédente se répéta dans le cercle des croyants, et c’est la tante Guillemette qui proféra les paroles assassines pensant son neveu « possédé par le démon ». Le Bon Homme Bélibaste, probablement par respect pour son ami berger, ne prit pas partie. L’affaire heureusement finit bien car Jean guérit. Mais il est intéressant d’observer dans ce microcosme replié sur lui-même, comme les humains, sous l’emprise de leurs sentiments, peuvent juger et condamner sans aucune bienveillance. Un être bienveillant, ici en la personne de Pèire, a dans ce cas une importance capitale dans le règlement du conflit.
Bélibaste, le dernier Bon Homme de l’Église clandestine
C’est donc probablement pour tenter une nouvelle fois sa réconciliation avec l’Église que notre Bon Homme déchu courut à sa perte: il s’agissait de trouver un autre chrétien, seul apte à le consoler, c’est-à-dire à l’affranchir de sa faute contre l’Esprit . On connait tous la fin. Il est intéressant néanmoins de faire une incursion rapide dans la déposition du traitre responsable de cette fin, même si ses propos sont à considérer avec beaucoup de prudence. En effet le traître, agent de l’Inquisition, comparaissait néanmoins pour hérésie et devait donc démontrer qu’il n’avait à aucun moment adhéré au catharisme. Arnaud Sicre confie à l’inquisiteur: « Quand nous fûmes à Castelbon11, l’hérétique et moi, nous avions le même fer aux pieds et nous étions seuls au sommet de la tour la plus haute du château. L’hérétique me dit: « Si tu pouvais revenir à de meilleurs sentiments, et te repentir de ce que tu as fait contre moi, je te recevrais12, puis tout deux, nous nous précipiterions au bas de cette tour, et aussitôt mon âme et la tienne monteraient auprès du Père céleste, où nous avons des couronnes et des trônes tout préparés, et quarante-huit anges portant des couronnes dorées avec des pierres précieuses viendraient chercher chacun de nous pour le conduire au Père. »
Henri Gougaud réécrit cette scène :
« Arnaud, si tu le veux, cette nuit nous mourrons ensemble, comme deux frères inséparables. Nous nous jetterons du haut de cette tour et nous tomberons tout droit aux pieds de Dieu. Nous serons jugés. Je plaiderai pour toi. Tu sais que je parle bien quand il le faut. Tu seras sauvé, je te le promets. Tu n’auras plus à souffrir de tes méchancetés, tu n’auras plus peur, tu seras libre ».
À fréquenter le registre de Jacques Fournier, j’ai le sentiment d’avoir partagé une certaine intimité avec les exilés de Montaillou. Mais je ne peux la faire perdurer à l’infini. Je salue le Bon Homme Bélibaste, le Bon Homme qui suivit jusqu’au bout le chemin, le Bon Homme dans lequel chacun et chacune d’entre nous peut se reconnaître. Merci, Bonhomme, de nous avoir convié à partager avec vous une part commune de notre humanité!
© Chantal Benne 29/08/2024
Notes.
-1. Cubières-sur-Cinoble: petite commune de l’Aude dans le massif des Corbières
-2. Anna Brenon, « Le dernier des cathares Pèire Autier » Perrin éditions, collection tempus
-3. Henri Gougaud, « Bélibaste », Éditions du Seuil, points
-4. Félip d’Alayrac , lettré de Coustaussa en Razès, lui aussi fut ordonné en Italie
-5. Jaumeta, Anne Bourrel de son nom civil, originaire de Limoux, tenait rue de l’Étoile à Toulouse une des dernières maisons de l’Église. Selon Anne, elle se rendait chez ses croyantes, et aurait hasardé dans la ville une pastorale féminine assez analogue à celle qu’un siècle plus tôt pratiquaient les Bonnes Femmes. Sa compagne, Cerdane Faure, formant un faux couple avec le passeur Pèire Bernier pour donner une respectabilité catholique à la maison de l’Étoile, changera de nom et s’appellera Esclarmonde, ce qui fait supposer à Anne Brenon qu’elle avait peut-être suivi un début d’initiation chrétienne et qu’elle mourut en chrétienne.
-6. Michel Roquebert, Patrice Teisseire-Dufour, « Cathares encyclopédie d’une résistance occitane », Privat éditions 2024
-7. Le Mur est décrit dans l’appel lu par les neufs consuls de Carcassonne devant un chapitre des Prêcheurs, à l’inquisiteur Galand, en 1285: « Vous avez fait une nouvelle prison, qu’on appelle le Mur, et qui mériterait mieux d’être appelée l’Enfer. Vous y avez construit en effet beaucoup de petites pièces pour tourmenter et supplicier les gens par diverses sortes de tortures. Certaines sont si obscures et si privées d’air que ceux qui y sont ne peuvent discerner s’il fait nuit ou s’il fait jour. Dans d’autres, les malheureux ont les pieds immobilisés, tant par des fers que par des entraves de bois; ils ne peuvent pas bouger, ils font et urinent sous eux, ils ne peuvent se coucher que le dos sur la terre froide, et ils restent longtemps dans ce supplice, nuit et jour. Dans les autres endroits de la prison, non seulement on manque de lumière et d’air, mais aussi de nourriture, sauf le pain et l’eau de douleur, qui ne sont même donnés que très rarement ». ( cf. encyclopédie d’une résistance occitane)
-8. « A na malnada! : Madame la bâtarde!
-9. M. Roquebert op cite note 6 et 7
-10. « emelezitz »: devenu mauvais
-11. Je te recevrai dans l’Église, c’est-à-dire je ferai de toi un chrétien
-12. Castelbon