Langage catholique et discours cathare :
Les écoles de Montpellier
Publié dns : L’Art des confins : mélanges offerts à Maurice de Gandillac – Paris : Presses universitaires de France, 1985
Messatje us tramet mout fizel
Breu sagelat de mon sagel
No sai messatje plus cortes
Ni que melhs celes totas res.
Arnaud de Mareuil.*
[p. 137]Le dualisme cathare, en insistant sur le Mal et en le liant à la prédestination, aux ténèbres et à la matière, a suscité chez les « intellectuels » du temps une réflexion critique et une défense de l’orthodoxie qu’expriment, autour des années 1200, un ensemble d’écrits languedociens. Sans prétendre dénouer toutes les difficultés venant des interférences entre manuscrits, nous allons essayer d’en saisir l’esprit. Il est inattendu et caractérise le groupe, car, pour ces auteurs, l’hérésie a consisté essentiellement en un problème de langage : les cathares prouvent le dualisme grâce à des versets de la Bible, qu’ils interprètent selon leur grille de lecture. « Ils altèrent la Parole de Dieu ! » s’indignent les catholiques. Et ils s’évertuent à démontrer la falsification, assimilant l’opposition exégétique à un conflit sémantique, dont il importait avant tout d’analyser et de clarifier les données.
Tous ces textes tiennent donc un discours sur le langage. Leur propre discours encadre deux discours indirects, la thèse cathare, exposée avec plus ou moins de fidélité, et les passages bibliques : cités par les cathares et à nouveau par les catholiques pour en rectifier le commentaire, ou choisis pour contredire une théorie dualiste, ceux-ci sont toujours considérés comme l’authentique transcription de la Parole divine. Mais, tandis que les cathares attribuaient au dieu mauvais une partie de l’Écriture, leur adversaire la prenait tout entière comme vérité littérale, affirmant et s’ingéniant à démontrer la coïncidence du signifiant et du signifié.
Ces controverses servent en général de sources pour reconstituer la doctrine cathare, dont les originaux sont perdus. Nous allons ici les étudier pour elles-mêmes, et voir leur système d’argumentation. Cependant, il faut d’abord présenter leur adversaire : le catharisme radical professe l’opposition fondamentale du Bien et du Mal, dieux ou Principes, l’appartenance au Mal de tout le monde visible, et la dualité de l’homme, créature imparfaite dont le corps de boue emprisonne une âme de lumière. Séduits 138par le fils du dieu du Mal les anges l’ont suivi sur terre, mais leur être s’est alors dissocié : seule leur âme a accompagné Satan, ou Lucifer, et a pu s’incarner dans les corps façonnés par le dieu du Mal, qu’elle anime successivement. Leur corps céleste est resté au ciel, leur esprit erre en appelant l’âme captive. Lorsqu’elle entend cet appel, l’âme endormie s’éveille, se souvient, comprend son exil et désire quitter la tunique de boue où l’enferme le dieu du Mal. L’esprit alors se rapproche d’elle, le rite du consolamen les réunit, et à la mort du « parfait » (devenu tel par ces retrouvailles) jointe à l’esprit l’âme libérée peut quitter le monde de la matière. Toutes deux attendent dans la « terre nouvelle » le moment où, le nombre des élus étant au complet, s’effectue la séparation finale des deux substances irréductibles. Ils pourront alors retourner dans la « terre des Vivants » ou cour du dieu Bon, et retrouver avec leur corps céleste l’unité originelle. L’enseignement cathare dévoile progressivement le « secret » de l’origine du monde, de son mélange actuel et de sa fin. Car le piège où le dieu du Mal retient les âmes, après s’être emparé d’elles par leur péché dans le ciel, est de les lier à la matière en leur faisant croire qu’il n’est d’autre dieu que lui. Le « secret » est à la fois la révélation de l’existence du dieu Bon, occulté par le dieu Mauvais, du chemin du salut, oublié dans la chute et retrouvé grâce à l’ange Jésus, fils aîné du Père, et l’explication du mode de lecture permettant de découvrir dans l’Écriture son sens caché : la preuve du dualisme[1].
Car cette doctrine, où se décèlent sans peine des influences gnostiques, néo-platoniciennes, origénistes, priscillianistes, utilise pourtant les autorités scripturaires d’une façon typiquement médiévale. Chaque épisode du récit mythique est présenté entouré, étayé, de renvois à des textes évangéliques, mais auxquels l’exégèse cathare attribue une signification secrète. Ainsi les paraboles du Bon Samaritain, de l’économe infidèle et de la brebis égarée figurent la même mystérieuse réalité : le Paradis perdu, oublié par l’exilé en pays étranger et remémoré grâce à la mission du Christ. Et, comme dans la tradition gnostique, la Samaritaine auprès du puits symbolise l’âme pécheresse aspirant, par l’eau vive, à désaltérer sa soif spirituelle.
Dans les paraboles c’est l’histoire entière qui est signifiante. Mais les parfaits appliquent aussi fréquemment cette lecture anagogique à un verset ou à un mot. Les catholiques reconnaissent dans ce procédé la traditionnelle explication biblique alliant écriture et commentaires oraux. Pour la contrecarrer ils organisent donc des conférences contradictoires où chaque parti vient exposer ses thèses : il s’agit de prouver devant un arbitre, la vérité ou l’erreur de l’interprétation. À Montpellier, à Carcassonne, 139à Montréal, à Pamiers, ailleurs encore, en Lauraguais durant une dizaine d’années, des rencontres sans appel confrontent les deux modes de lecture : celle de Montpellier dura une semaine, celle de Montréal quinze jours[2]. Leur souvenir se retrouve dans les manuscrits conservés, plus ou moins explicitement destinés à être consultés et manipulés, à fournir des modèles et des arguments dialectiques. Mais en vain. C’est l’échec de ces tentatives de conversion des parfaits par le raisonnement qui imposa la solution de la Croisade.
Pourquoi ces entreprises ont-elles échoué et quels furent les véritables adversaires des cathares ? Il semble à ce sujet que l’on ait exagéré l’importance d’un groupe marginal, vaudois devenus Pauvres catholiques, que la papauté a certainement voulu utiliser en les retournant contre les autres hérétiques mais que les événements et les réticences des évêques ont en fait empêché de prêcher. Convertis pendant la conférence de Pamiers, en septembre 1207, ils ont été réconciliés le 18 décembre 1208, et installés en 1212 à Elne. Le pape leur donne alors la charge d’un hôpital[3]. La croisade est prêchée au printemps de 1209, et cette même année 1212 marque la fin d’une époque avec les statuts de Pamiers et la réorganisation administrative de la terre conquise[4]. À partir de ce moment les « égarés » sont devenus des rebelles. Par exemple, Stéphane de Servian, qui avait commis autrefois l’imprudence de donner raison aux parfaits à l’issue d’une controverse soutenue dans le village dont il était seigneur, est forcé en 1210 d’abjurer, essaie de résister et meurt en prison[5]. Le temps des disputes théologiques 140précède la Croisade et finit avec elle. Déjà en 1204 Raoul de Fontfroide dit expressément : « Je vois bien qu’on ne pourra extirper radicalement ces hérétiques que par le glaive matériel »[6].
Les adversaires les plus qualifiés pour ce combat de la foi sont sans conteste les théologiens. La personnalité d’Alain de Lille domine ce groupe. C’est à Montpellier qu’il rédigea ses écrits défendant l’orthodoxie, et l’on retrouve ailleurs, empruntés, des passages de son De fide[7]. Mais Alain interdit vigoureusement de prêcher aux illiterati « qui ne comprennent pas l’Écriture : Si c’est dangereux pour les sages et les saints, c’est extrêmement dangereux pour les ignorants »[8]. Ce jugement péremptoire correspond vraisemblablement à l’opinion commune du clergé. En accusant ses adversaires d’usurper la fonction d’enseigner, il se désigne comme chargé lui-même de cette mission.
Inspirés par la lutte anticathare, les livres qu’Alain écrit durant son séjour montpelliérain élèvent le débat au plan de la réflexion théorique. L’Ars predicandi, comme les Distinctiones et les Regulae, enseignent une méthode. Mais, déjà dans la Summa, vers 1160, Alain considère la science théologique comme « la grammaire du discours sur Dieu »[9]. L’ignorance de la force et de la puissance des mots conduit à tomber dans des paralogismes, c’est-à-dire à déraisonner et à sombrer dans l’erreur, et les théologiens ne doivent pas oublier que les termes en usage dans la théologie sont empruntés aux sciences de la nature ; transposés aux réalités célestes, ils perdent leur signification première. Alain met l’accent sur la recherche de la vérité à partir du langage, idée qu’il exploite ensuite dans les distinctiones. Or, le groupe de livres directement consacrés à réfuter le dualisme part de cette même idée : le problème métaphysique du Mal s’y trouve lié à la question de la signification des mots. L’emploi de la dialectique caractérise une famille d’esprits ; cet ensemble de textes provient d’un milieu, 141favorable à Alain ou même inspiré par lui, dont les auteurs s’empruntent réciproquement des arguments ou des phrases, et par conséquent il montre l’existence d’un courant de pensée languedocien.
À ce milieu de théologiens il faut sans conteste rattacher le protecteur d’Alain de Lille, celui auquel il dédie ses Distinctiones, peut-être le responsable de sa venue en Languedoc, Ermengaud, abbé de Saint-Gilles-du-Gard de 1179 à 1195. En outre, auprès des moines, ne peut-on placer les maîtres des écoles de Montpellier ? Comment, en effet, supposer qu’ils soient restés silencieux au milieu d’une querelle religieuse bouleversant leur pays ? Comme l’école de médecine, les écoles de grammaire et de logique dépendaient de l’abbaye de Maguelonne. Et c’est à Maguelonne, justement, qu’est adressé l’un des exemplaires du florilège d’autorités composé par Adhémar de Saint-Ruf, l’un des principaux disciples de Gilbert de La Porrée[10]. Montpellier faisait donc vraisemblablement partie de la branche méridionale, bien implantée, de la « petite école porrétaine ».
Or, l’influence porrétaine se discerne nettement dans un manuscrit provenant des archives de l’Inquisition de Carcassonne, dont l’auteur a trouvé dans les spéculations sur l’unicité divine une source d’inspiration et un modèle d’analyse : il fonde son exégèse sur la signification des mots et le discernement du mode d’expression propre à chaque passage de l’Écriture, et lorsque son commentaire en vient à la question de l’Être, il la lie aussitôt à la question du nom. Car l’antinomie entre cathares et catholiques éclate à propos du verset de l’Exode : Ego sum qui sum (Ex 3, 14). Fidèles à leur conception, les dualistes voient dans cette phrase une tautologie, une esquive du dieu de l’Ancien Testament refusant de manifester son identité pour éviter d’avouer qu’il est le dieu mauvais. Railleurs, ils s’écrient : « Oui, bien sûr, l’âne, ou le bœuf, est ce qu’il est ! ce dieu est un mystificateur ! »[11]. En riposte, le catholique fait gravement observer que tout les animaux tiennent de Dieu leur être, et explique ce verset, selon l’exégèse traditionnelle, par la révélation de l’essence divine : « Dieu ne peut mieux manifester son nom, en effet il est dit Ens est mon nom, Dieu en effet n’est que ce qu’il est, et ce par quoi il est, Dieu est son être de n’être que cela… toi, homme, tu ne perçois pas ce qui est de Dieu. » 142La grille de lecture modifie complètement le sens : où l’un aperçoit une ruse, l’autre découvre la déité même.[12]
Le conflit exégétique, qui culmine à cet endroit, a toujours le même caractère : le moniste réfute la position dualiste en accusant les hérétiques de lire sans comprendre et de sous-entendre des mots[13]. Mais dans les deux cas la démarche est semblable : chaque parti découpe un verset biblique et l’interprète en formulant un raisonnement d’allure logique conforme à sa thèse. En somme les controversistes languedociens accolent des axiomes à des commentaires scripturaires. Méprisant le mythe, qu’ils qualifient d’insanité et de vésanie, les auteurs catholiques s’attaquent à l’interprétation des versets utilisés par les perversores scripturarum. Leurs écrits sont des « contre-textes ». Selon la méthode d’Alain de Lille dans le De Fide, en tête de chaque rubrique ils résument la position cathare et reprennent les versets cités par les parfaits, puis les réfutent. L’idée directrice, le fil conducteur de toutes ces œuvres est la conviction de posséder la vérité, et de vaincre par la force d’une argumentation rationnelle.
Cet état d’esprit et cette technique ont un aspect bien particulier, différent de la perspective néo-platonicienne qu’à la même époque adopte Prévotin de Crémone dans la Summa contra Haereticos, pour expliquer l’opposition entre les mondes[14]. Mais Prévotin informe de simples lecteurs. Les Languedociens au contraire s’engagent dans la polémique. Ils répertorient toutes les objections possibles, discutent, ergotent, invectivent parfois violemment un adversaire invisible et proche. Ils offrent des arguments et des répliques. Dans les réunions contradictoires les tournoyeurs doivent être munis d’armes acérées, pour réussir il leur faut un champ clos, un terrain solide, et, à l’issue de la dispute, l’éclat de l’évidence. Irréfutable, un raisonnement bien mené s’impose à l’esprit. Aussi les catholiques espèrent-ils réduire leurs adversaires au silence grâce à des alternatives, des paradoxes 143et des syllogismes, c’est-à-dire en appliquant des règles de grammaire et de logique, puisque « par la logique on tend à distinguer finalement le vrai du faux »[15]. La spéculation métaphysique, fondée sur l’exégèse, prend le langage comme preuve décisive.
Dans cette politique de controverse les vaudois tiennent, quoique limitée, une certaine place. Une notule précédant le livre d’Alain dirigé contre eux signale qu’à l’époque de sa rédaction ils se défendaient à l’aide d’autorités mal comprises, ce qui l’amena à les combattre[16]. Quelques arguments scripturaires sont en effet communs à Alain et au Liber antiheresis rédigé par un vaudois, son contemporain, qui ailleurs le prend à partie en le contredisant à propos du travail[17]. L’auteur est probablement Durand de Huesca, encore vaudois ; en lui attribuant l’ouvrage le P. Dondaine en a souligné la parenté avec les différentes versions d’un Contra haereticos écrit par un certain Ermengaud que, revenant à l’opinion traditionnelle, nous identifions à l’abbé de Saint-Gilles-du-Gard[18]. Dans le dossier de la lutte anticathare figure donc un groupe de textes tantôt vaudois, tantôt catholiques. Rien ne distingue leur mode d’argumentation : Durand de Huesca, qui est clerc, participe au débat intellectuel ; il s’exprime, de façon à être écouté, en formulant sa thèse dans le langage convenable selon une méthode familière. Si son livre a pu être utilisé après la conversion de l’auteur, c’est bien qu’il continue à présenter un modèle précieux.
Ce type d’exégèse identique rend possibles les discussions : basées sur une entente partielle elles portent sur des variantes d’interprétation. Mais leurs résultats sont des livres, et non des procès. Les cathares et leurs contradicteurs témoignent d’une même confiance dans la vertu de l’esprit. Catholiques contre vaudois, vaudois contre cathares, catholiques contre cathares, chacun cherche à persuader par la cohésion formelle du discours. Ainsi, parmi les écrits anticathares, un groupe languedocien, dominé 144par la personnalité d’Alain de Lille, s’est attaché à discerner, dès que surgit le péril, ses racines doctrinales, et a le réfuter par une démonstration basée sur l’exégèse. Le curieux destin du texte d’Ermengaud montre l’hésitation des historiens à propos de son auteur, mais non de sa méthode. La dialectique dont il use, cause du rapprochement de son livre avec les œuvres d’Abélard, il l’a sans doute apprise à l’école porrétaine, et son protégé Alain de Lille a dû être chargé de cette mission d’analyse des thèses adverses et de défense du catholicisme, à la fois par estime pour la clarté de son jugement et par affinité intellectuelle. Montpellier, avant de passer, par son roi Jacques II, à l’Aragon, se trouvait logiquement désigné pour prendre la tête d’un tel combat. Mais, par une circonstance singulière, Alain de Lille comme Ermengaud de Saint-Gilles appartiennent eux-mêmes à un courant de pensée discuté. Certes, l’abbaye de Saint-Gilles, dépendant directement du pape, jouissait de son accord — et, incidemment, ce lien pourrait expliquer comment des passages entiers d’Alain de Lille, mort à Cîteaux en 1203, ont pu être intégralement repris dans les Actes du Concile du Latran de 1215. Mais, reconnues à Rome vingt ans plus tard, ces idées, influencées par un courant axiomatique auquel s’opposait saint Bernard, n’ont pas fait l’unanimité sur le moment en Languedoc. La position des adversaires de Gilbert de La Porrée : il est inconvenant d’appliquer aux choses divines les méthodes employées pour les choses humaines, s’allie ici à une certitude : c’est par l’autorité de l’Église aidée du pouvoir temporel que les égarés doivent être ramenés. Saint Bernard n’agit pas autrement durant sa légation à Toulouse et Albi en 1245, et Raoul de Fontfroide, au tout début du XIIIe, réclame l’aide du glaive matériel pour expurger l’Église de ses hérétiques. Au contraire, Alain de Lille essaie de les rallier par la discussion.[19]
Malheureusement, on peut douter de l’efficacité de cette rigueur. Les Montpelliérains croient pouvoir convertir en se plaçant sur le seul plan intellectuel par un état d’esprit que l’on pourrait qualifier de scientifique : le dualisme découle d’une erreur d’interprétation de l’Ecriture par ignorance, de sophismes, de paralogismes, qui doivent être rectifiés selon les modes de signifier corrects. Pour eux l’hérésie pose essentiellement un problème de logique du langage. Or, si les thèses cathares se trouvent 145comme mises en abîme au cœur des manuscrits catholiques, ils n’en donnent pas pour autant un reflet forcément fidèle. Car les auteurs catholiques, pour exposer le point de vue qu’ils vont combattre, se conforment à leur propre méthode; peut-être même comprennent-ils le catharisme selon leur propre foi. Même indiquées par un signet en marge, ces thèses courent le risque d’être tronquées, manipulées, peut-être même traduites. L’exégète ergote sur la lettre du texte sacré[20]. Mais les cathares croyaient-ils eux aussi que toute pensée devait nécessairement être formulée en latin ? L’une des raisons de leur réussite vient certainement, au contraire, de leur choix de la langue d’oc. La parole précède le livre, qui dépend d’elle : religion initiatique, le catharisme s’enseigne d’abord de vive voix, par des sermons entrecoupés de commentaires de la Bible. La révélation progressive du dualisme conduit à projeter dans l’ontologique une situation existentielle, à prendre conscience de la dissociation du moi et du monde, et, dans l’homme, de la dualité du corps et de l’esprit. Grâce aux rites, prières et cérémonies, les croyants intériorisent cette expérience, vivent leur vie spirituelle et se purifient, enfin se transforment en parfaits en recevant le consolamen. Pratique et prédication ne peuvent naturellement prendre leur pleine résonance que dans la langue maternelle. En outre, le catharisme s’adresse d’abord à un milieu profane cultivé, aux consuls de Toulouse, aux riches bourgeois, à la noblesse du Quercy, du Lauraguais et du Carcasses, à ces microsociétés que sont les petites cours seigneuriales : la langue d’oc est la langue des troubadours. Or, les deux livres écrits par des cathares italiens le sont en latin, alors que dans les leurs les Languedociens emploient leur parler. Les deux rituels cathares, de Florence et de Lyon, ont le même contenu, mais exprimé autrement[21].
Cependant, l’usage du roman pour traduire des abstractions peut se 146révéler difficile et laisser planer des ambiguïtés. Le seul texte cathare languedocien actuellement connu, le manuscrit de Dublin, écrit en roman parait être un original. Sa glose sur le Pater, prière réservée aux seuls parfaits, est destinée à la lecture et la méditation, elle interprète toute la prière dans un sens symbolique, comme l’espoir du retour au ciel des âmes tombées, et révèle ainsi l’existence d’un vocabulaire philosophique en langue vernaculaire et donc d’un milieu capable d’en comprendre les termes abstraits[22]. Ce commentaire laisse supposer que les parfaits ne se sont pas contentés d’user de la langue d’oc dans leur rituel mais s’en sont aussi servi dans des traités d’exégèse. Certes, la valeur d’un raisonnement ne dépend pas de l’idiome dans lequel il est émis. Mais dans ce cas le décalage est plus grand encore avec leurs contradicteurs qui argumentent en se fondant exclusivement sur le latin. Outre le disparate entre les mots mêmes, la connotation d’un parler usuel diffère de celle d’une langue savante, et en définitive la différence entre signifiants se répercute sur le signifié.
De l’Écriture les parfaits font une lecture spirituelle qui privilégie le sens anagogique. En riposte les catholiques insistent sur les autres sens, en particulier sur le sens littéral, alors remis en valeur par les Victorins. L’exégèse cathare combine la dialectique, convenant à son système bipolaire, et le vieux procédé des testimonia, qui groupe des phrases, découpées sans souci du contexte mais comportant un même mot clef, porteur de signification, qui tire son importance du redoublement. Leurs adversaires répliquent en contestant le sens des mots. Par exemple, dans la phrase : Pater, peccavi in celum, in a le sens de contra et régit tantôt l’accusatif, tantôt l’ablatif. Elle signifie : « Père, j’ai péché contre le ciel », et non « dans le ciel ». Et, à propos de la phrase projecit de celo in terram inclitam Israël (Jr., Lm 2, 1) : « Imbéciles, comprenez qu’Israël est du genre masculin. Donc, le nom inclitam n’est pas l’adjectif du substantif Israël, puisqu’ils ne sont pas du même genre. Par conséquent, les hérétiques ne peuvent pas dire 147valablement que le Seigneur chassa Israël du ciel, car Israël, à cet endroit, est mis au génitif et non à l’accusatif ».[23]
Ces corrections grammaticales, en modifiant l’intelligence de ces phrases, aboutissent à les écarter comme preuves du péché dans le ciel et de la chute des anges sur terre. Pour démontrer que les anges rebelles sont des démons, et non des humains, le Liber antiheresis donne un schéma de discussion. Il énonce d’abord : « Jamais ne sera sauvé aucun de ceux qui tombèrent du ciel par orgueil », puis appuie cet axiome par un verset : « Si Dieu en effet n’a pas épargné les anges qui avaient péché mais les a précipités dans le Tartare et livrés à des fosses obscures… » (II P 2, 4). Il reprend ensuite l’un après l’autre les versets cités par les parfaits, et les corrige : « Non sum missus nisi ad oves que perierunt domus Israël » : cela ne s’applique pas aux esprits tombés du ciel, car le mot oves doit être replacé dans son contexte historique : il désigne la race de Jacob par opposition aux gentils, comme le montrent par ailleurs les Actes des Apôtres. Effectivement, les cathares s’appuient sur trois « autorités » où le mot oves est connoté par les idées de rassemblement du troupeau et de salut[24]. Leur adversaire objecte : à la lumière de la prophétie de Caïphe : « Jésus devait mourir, non seulement pour un seul peuple mais encore afin de rassembler les brebis dispersées » l’argument est sans valeur. Si les hérétiques comprennent que les fils de Dieu dispersés pour lesquels le Christ est mort sont les brebis de la maison d’Israël, et si c’est pour eux seulement que le Christ est venu, ils disent à tort qu’il y a un autre peuple pour lequel le Christ est mort »[25]. À l’aide de deux phrases entendues différemment ils soulignent leurs contradictions. La même technique est employée à propos du verbe reddere. Les cathares citent : « Désormais m’est réservée la couronne de justice que me remettra ce jour-là le Seigneur, le juge juste » (II Tm 4, 8) et commentent : « s’il me la remettra c’est donc que je l’avais déjà eue ». L’auteur conseille aux contradicteurs : « il faut citer trois autres versets : « Appelle les ouvriers et remets-leur leur salaire » (Mt, 20, 8), « Rendez à César ce qui est à César » (Mc 12, 17 ; Lc 20, 25), « Rendez à tous ce qui leur est dû, impôt, taxe, crainte, honneur » (Rm 13, 7). On montre ainsi que le sens de reddere n’est pas rendre mais donner ».[26]
Corriger un mot permet donc d’interpréter la phrase qui l’enchâsse en détruisant la signification dualiste que les parfaits lui ont donnée. Si la phrase est incorrecte l’idée est réfutée. Car le raisonnement cathare s’applique à dévoiler un dualisme sous-jacent dans le texte. Par exemple, lorsque [p.148]Dieu, avant le déluge se repent d’avoir fait l’homme : « Quel est ce dieu qui se repent de son œuvre ? S’il se repent c’est qu’il est changeant et qu’il a péché. Donc il est mauvais »[27]. Alain de Lille donne des exemples de cette logique cathare : « Si Dieu fit le visible, ou il put le faire incorruptible, ou il ne le put pas. S’il ne le put pas, il ne fut pas tout-puissant, s’il le put et ne le voulut pas il fut malveillant. De même : à cause immuable, effet immuable. Mais il est évident que les choses corporelles sont muables, donc leur cause est muable. » Dans la « solution des catholiques » Alain sort du dilemme, et le résout en faisant intervenir ce que les linguistes modernes appellent le métalangage. Explicitant l’implicite, il passe au problème réel, celui de l’existence du Mal. Et pourtant il continue de l’envisager sous l’angle du langage : « Nous disons que ce nom, le mal, parfois suppose une action mauvaise, parfois suppose une déformation de l’action elle-même… le mal n’est rien, et ne fait rien par lui-même. Donc la déformation de l’acte, dite mauvaise, n’est rien »[28]. Dans la logique, comme dans l’exégèse, les catholiques ne refusent pas l’énonciation, ils acceptent les prémisses mais réfutent en recourant à des distinctions entre l’essence et l’accident, entre le particulier et le général.
Alain de Lille conseille d’enfermer les parfaits dans une alternative : « S’il y eut deux principes des choses, ou l’un fut imparfait, ou l’autre fut superflu ? »[29]. Autre raisonnement, par l’absurde : « Si le diable est éternel, demander si les autres démons lui sont coéternels ou non ? S’ils disent que seul Lucifer est éternel, rétorquer en citant : « Légion est mon nom » (Mc 5, 9). Et s’ils sont coéternels, alors beaucoup (et non le seul principe du Mal) sont coéternels à Dieu »[30]. L’auteur du Liber contra manicheos, logicien selon son propre dire, applique à Satan le paradoxe du menteur. Lorsque Satan s’écrie : « Tout ceci est à moi, et je te le donnerai » (Mt 4, 9 ; Lc 4, 7), parole qui, pour les cathares, prouve que le monde lui appartient, le logicien commente : « D’abord il n’a pas dit : « Ceci est mon œuvre », ensuite, il est impossible de le croire puisqu’il est menteur, mentir est caractéristique de sa nature, et ici il ment manifestement »[31]. La controverse dépasse les arguties pour porter sur une recherche du sens : le problème métaphysique est lié au problème textuel. L’intelligence de l’Écriture réside essentiellement dans la reconnaissance des modes d’expression (modus loquendi). Cet examen s’applique particulièrement à l’Exode, où il faut distinguer la désignation de Dieu de l’essence de Dieu : Deus, in scriptura sacra, aliquando nuncupative aliquando essentialiter dicitur. C’est seulement au nom que s’applique nuncupative, d’ailleurs surtout 149employé en droit, à propos des héritiers institués par le testateur. Mais parfois il s’applique aux personnes de la Trinité. Il peut aussi convenir pour parler des idoles : « Ce n’est pas par essence mais par désignation et selon la coutume populaire qu’elles sont appelées dieu. » Car le nom des idoles appartient au langage humain, il faut donc discerner dans la Bible les passages où apparaît la transcendance. Dieu parle nuncupative lorsqu’il dit à Moïse : « J’ai fait de toi un dieu pour le pharaon » (Ex 3, 6) mais essentialiter lorsqu’il révèle : « Je suis le dieu d’Abraham, Isaac et Jacob » (Ex 3, 6) [32]. Selon la controverse de Carcassonne, en effet, dans cette phrase Dieu se contredit, puisque précédemment il a imposé à Jacob le nom d’Israël[33]. Le refus des dualistes est cohérent. En se nommant Dieu manifeste son être, mais les cathares qui nient l’alliance, soulignent contradictions et mensonges pour faire éclater la malignité du dieu de l’Ancien Testament.
Si certains passages doivent être pris ontologiquement, d’autres sont simplement à interpréter en explicitant l’intention. Ainsi, lorsque Dieu s’écrie après la faute d’Adam : « Voici qu’il est devenu comme l’un d’entre nous » (Gn 3, 22), les parfaits commentent : « Si c’est vrai qu’Adam est devenu semblable à celui qui parle et à ceux avec lesquels il parle, puisqu’après le péché il est pécheur, donc celui qui parle est pécheur, et donc mauvais. Si c’est faux il est menteur, en mentant il pèche et donc il est mauvais. » Dans la perspective cathare on comprend en effet qu’il s’agit de la conséquence de la faute et de l’accueil d’Adam sur terre dans le monde mauvais. Le catholique rectifie : Dieu parle aux anges avec ironie : locutus est ironice non assertive. Et il donne deux exemples du monde ironique dans le Nouveau Testament : la royauté dérisoire du Christ et la moquerie des bourreaux (Mt 2- 19) et l’apostrophe de l’Apôtre aux Corinthiens : « Déjà vous êtes rassasiés sans nous. Que n’êtes-vous devenus rois pour que nous le soyons avec vous ! » (II Co 4, 8)[34].
Ici encore l’argumentation catholique sort de l’interprétation littérale et la déborde en faisant intervenir le sens. Mais en réalité il n’a cessé d’être en jeu. La vraie question, le dualisme, éclaire par réfraction toutes les arguties scripturaires, auxquelles elle donne leur vraie lumière. Le mot ne prend son plein sens qu’enserré dans le réseau interprétatif dont il fait partie. Ce problème de compréhension est évident, en particulier, dans la polémique 150autour du nihil, car l’intelligence du mot dépend de la façon de croire à la création et au salut. Les cathares à ce sujet se fondent essentiellement sur deux textes, le début de l’évangile de Jean et une phrase de Paul. Au début de l’Évangile ils découpent la séquence : et sine ipso factum est nihil, et, après avoir mis un point, ils enchaînent : quod factum est in ipso vita erat… Cette restitution d’une coupure absente est d’ailleurs une variante admise par les éditeurs modernes. Il faut alors traduire : « Sans lui rien n’a été fait. Ce qui a été fait était vie en lui »[35]. Mais, selon le mode de lecture antithétique des cathares, là apparaît le monde du Mal. Dans l’ensemble de ce début, « sans lui a été fait le néant » s’oppose à : « Dieu était le Verbe. Il était au commencement auprès de Dieu. Tout a été fait par lui. » Le nihil, contraire de omnia, c’est donc ce qui ne peut recevoir la Parole, c’est-à-dire la matière, l’état de péché, la mort et les Ténèbres. L’assimilation du nihil au péché est d’ailleurs acceptée par les catholiques, Alain de Lille le reconnaît expressément : « Et sans lui rien n’a été fait, rien, c’est-à-dire le péché. Le péché est dit rien, ou parce qu’il sépare du vrai, ou parce qu’il affaiblit la nature humaine, ou parce que dans ce qui est péché il n’y a rien »[36]. Mais Alain distingue bien : « Le péché est un accident, il habite dans la chair de l’homme non ratione substantiae sed ratione circonstantiae »[37]. Au contraire les cathares précisent : « Ce qui est fait sans Dieu, qui sauve les âmes, est néant »[38]. Ce qu’Alain nie, c’est d’abord la permanence de l’état de péché, inhérent à la condition humaine et à l’origine du monde, ensuite sa valorisation par antinomie à omnia, représentant le spirituel, la création du nihil par le Mal, et en définitive sa substantialisation. Si Alain insiste tant sur, si l’on ose dire, l’inexistence du rien, c’est que précisément pour les cathares le néant existe. S’il le nie avec une telle vigueur, c’est justement parce qu’ils lui confèrent une essence. En effet : « Dieu créa tout du néant. Cependant, nous ne concédons pas qu’aucune substance retournera au néant quant à son essence », affirment les catholiques en riposte aux cathares affirmant : « Ce qui vient du néant retournera au néant. Il y a un autre siècle, et d’autres créatures, incorruptibles et éternelles, en lesquelles sont notre foi et notre espérance »[39].
[p.151]Ce contresens sur la position cathare s’explique par son insolite. Plus tard, maître Eckhart pensera à envisager sous cet angle le nihil, mais avant eux Frédégise s’était posé la question de son existence : « La pierre et le bois correspondent semblablement à leur généralité. Donc le rien renvoie à ce qu’il signifie. Par là même il est prouvé que quelque chose ne peut être un non-être. Item, autrement : toute signification est que : c’est. « Rien » aussi signifie quelque chose. Donc la signification du rien est qu’il est, c’est-à-dire l’existence de la chose ».[40]
Car le néant cathare est à la fois physique et psychologique, non-être et monde visible, en même temps la matière et le péché de l’ange qui l’enchaîne à elle. Et cette effrayante connaissance, sans commune mesure avec une simple métaphore du péché, est le secret du salut. La rubrique cathare de hoc nomine nihil s’ouvre par l’affirmation : « Qu’en réalité ce qui est dans le monde, c’est-à-dire ce qui est du monde, soit appelé néant, l’Apôtre le déclare lorsqu’il dit : « Nous savons que le néant est l’idole du monde. » Et de même : « Si j’avais le don de prophétie et que je connaisse tous les mystères et que j’aie la foi au point de soulever les montagnes, si je n’ai pas la charité je ne suis rien. » D’où il résulte que si l’Apôtre n’est rien sans charité, tout ce qui est sans charité n’est rien. La chaîne d’autorités qui suit se clôt sur cette affirmation : « Si tous les esprits mauvais et tous les hommes mauvais que l’on peut voir dans ce monde ne sont rien parce qu’ils sont sans charité, donc ils ont été faits sans Dieu. Donc Dieu ne les fit pas puisque le néant a été fait sans lui, au témoignage de l’Apôtre : « Si je n’ai pas la charité je ne suis rien » »[41]. Ainsi, le salut est l’évasion hors du nihil, de l’état initial de mort et de péché, par la caritas, qui est proprement le consolamen cathare, c’est-à-dire la réunion de l’âme et de l’esprit, qui permet l’abandon du corps.
Le catharisme présente donc un monde d’oppositions et d’antithèses qui est en même temps un appel à la conversion intérieure : Nihil/Caritas, [p.152]Mort/Vie, Péché/Salut, Bien/Mal, Lumières/Ténèbres. Or, l’assimilation du Nihil et des Ténèbres lie le péché des anges et la création du monde : « On lit dans la Genèse que les ténèbres étaient sur la face de l’abîme, donc le monde eut son principe dans les ténèbres, et ainsi le créateur du monde fut le principe des ténèbres, et le Mal fabriqua ce monde puisqu’il reçut des ténèbres le début de sa création »[42]. Le Carcassonnais est forcé de répondre en biaisant : « Dieu, qui illumine les cœurs des fidèles, est bon, mais ce Dieu qui commença dans les ténèbres et finit dans la lumière est le même qui illumine les cœurs des fidèles, comme le dit l’Apôtre aux Corinthiens : « Dieu, qui fera resplendir la lumière dans les ténèbres » (I Co 4, 5) c’est-à-dire qui dit : « Que la lumière soit » et la lumière fut, celui-là, dis-je, illumina nos cœurs de l’illumination de la clarté de la science divine, tu n’en as pas d’autre qui fit la lumière des ténèbres si ce n’est le Dieu de l’Ancien Testament, et celui-là illumina le cœur des fidèles, donc il est bon »[43]. Le contradicteur saute du sens propre au sens métaphorique de la lumière. Sur le même point Alain de Lille explique que le Mal est une privation d’être, comme « ce nom, les ténèbres, marque plutôt une carence de la lumière que l’existence de la chose. Le sens est : il n’y avait pas la lumière »[44]. L’un et l’autre sont obligés de quitter le terrain choisi et de lier le mot isolé à l’ensemble qui lui donne sa résonance. Du système logique ils remontent nécessairement à la pensée qui le sous-tend. Mais ils achoppent là : au passage du syllogisme à la structure. Qu’il soit vrai ou faux n’engage pas la foi. Prouver n’est pas convertir. Les deux explications données du nihil sont exemplaires car elles révèlent deux visions du monde irréductibles : il est pour les cathares le secret de la création, et pour les catholiques un paradoxe du langage. Mais en réalité le texte n’est pour les cathares qu’un prétexte. Le dualisme qu’ils y déchiffrent, ils le professaient déjà. Les catholiques s’acharnent en vain : quelle prise avoir sur un croyant convaincu que Lucifer se fait par ruse passer pour un dieu unique ? La dialectique cathare ne précède pas la révélation du dualisme, elle vient seulement l’étayer.
Face au mythique et à l’informulé les théologiens recourent au raisonnement. Leurs syllogismes peuvent sembler un peu courts, ils viennent pourtant d’un effort pour poser correctement les problèmes. Mais comme ces problèmes sont accrochés à la lecture de la Bible, la question fondamentale demeure la coïncidence entre leur interprétation et la réalité, entre leur vérité et la Vérité. D’un côté une forme de pensée analogique et métaphorique, de l’autre une argumentation. Le débat ne touche pas au fond. C’est cependant son incapacité à convaincre qui fut l’un des facteurs de la Croisade. Jamais sans doute querelle linguistique n’a eu pareil enjeu.
© Annie Cazenave – Ingénieur au CNRS
* Sous la direction de Annie Cazenave et Jean-François Lyotard
NDLR : [p.xxx] indique le n° de page de l’ouvrage cité en référence.
[1] Voir A. Cazenave, Bien et mal dans un mythe cathare languedocien, Miscellanea mediaevalia, Berlin, New York, Thomas-Institut der Universität zu Köln, 1977, Band 11, p. 344-387.
[2] Et celle de Carcassonne trois jours. Guillaume de Puylaurens, Chronicon, éd. J. Beyssier, Paris, 1904, p. 128. Pierre des Vaux-Cernay, Historia albigensis, éd. P. Guébin-E. Lyon, Paris, 1926, t. I, p. 25, 28-29, 46, 54. Histoire générale de Languedoc de dom Devic et dom Vaisséte, rééd. A. Molinier, t. VI, p. 231. Dans son acte d’abjuration (voir n. 5), Stéphane de Servian se repent d’avoir reçu et aidé les hérétiques dans son château et de leur avoir permis de « tenere scholas de heresi et publice predicare et publice disputare ». Outre le scandale qu’elle dénonce en insistant sur publice, la phrase détaille l’activité intellectuelle des parfaits : enseigner, prêcher, argumenter, et suggère des discussions exégétiques et dialectiques. Par ailleurs, c’est à une controverse entre catholiques et cathares qu’eut lieu le fameux « miracle du feu » relaté, entre autres, par Jourdain de Saxe et Etienne de Bourbon, et peint par Fra Angelico : l’arbitre indécis fit subir une épreuve aux deux livrets en les jetant dans le feu. Le livre cathare se conforme à sa nature combustible et brûle, le livre catholique bondit hors du feu et vient frapper, hors d’atteinte, une poutre. É défaut du livre, la poutre est conservée comme témoin du miracle. Par malchance, il existe deux poutres, l’une dans l’église de Montréal, l’autre dans celle de Fanjeaux, qui se disputent l’honneur d’avoir été le théâtre du miracle.
[3] PL, 216, col. 601, 608, 609. Profession de foi, PL, 215, col. 1510-1514, approbation, ibid., 1514. Potthast, 3571 à 3573 ; 3766 à 3769 ; 4504, 4506, 4508, 4510. Obligation de travailler de leurs mains : PL, 215, 1513. Expansion en Languedoc et déclin : Histoire générale de Languedoc, t. 6, p. 251-252.
[4] Ibid., p. 396-398 ; t. 8, col. 625-635.
[5] Ibid., col. 584 ; A. Cazenave, La Résistance cathare, de la défaite à l’exil, Albi, 1979, p. 584 sq., coll. « Histoire et clandestinité ».
[6] Identification de Raoul de Fontfroide comme l’auteur de l’exposé d’ensemble sur les mythes cathares, en 1203-1204, Bien et mal, o.c, p. 352, 387. Comparer avec le ton nettement répressif de la Summa du dominicain italien Rainier Sacchoni, rédigée vers 1230, éd. Thésaurus novum anecdotorum, éd. Martène-Durand, t. V, col. 1759 sq.
[7] A. Dondaine, Durand de Huesca et la polémique anticathare, Arch. Frat. Praedicatorum, 1959, p. 238, a reconnu dans le Liber antiheresis des emprunts au De Fide, dans lequel J. Longère a à son tour retrouvé des passages des Sentences de Pierre Lombard (Théologie de la pénitence, Alain de Lille, dans Citeaux, 1979, 30, p. 125-188). Par conséquent, la présence de passages identiques dans deux textes ne peut servir de preuve pour les attribuer à un auteur unique, comme l’a supposé le P. Dondaine à propos de Durand de Huesca avant et après sa conversion. Ces emprunts rendent simplement hommage à un prédécesseur comme à une auctoritas.
[8] M. Th. d’Alverny, Alain de Lille, Textes inédits, Paris, 1965, p. 14.
[9] J. Châtillon, La méthode théologique d’Alain de Lille, coll. Alain de Lille, Gautier de Chàtillon, Jakemart Giélée et leur temps, Lille, 1978, p. 53 ; M. D. Chenu, La théologie au XIIe siècle, Paris, 1966, p. 104-107.
[10] A. Dondaine, Écrits de la « petite école porrétaine », Paris-Montréal, 1962, p. 25-29 ; sur Gilbert de La Porrée, H. C. Van Elswijk, Gilbert Porreta, sa vie, son œuvre, sa pensée, Louvain, 1966.
[11] BN, coll. Doat, t. 36, f° 91-203, f° 107 v°. L’intitulé de cette copie du XVIIe siècle précise que l’original est un manuscrit du XIIIe‘ siècle, « trouvé dans les archives de l’Inquisition de Carcassonne ». Un détail cependant révèle qu’il est antérieur, vraisemblablement, à 1220, c’est-à-dire à la fondation du tribunal, institué en 1234 : la numérotation des versets ne correspond pas à celle de la Vulgate, dont l’usage s’est répandu au début du XIIIe siècle à partir de Paris et diffusé très rapidement, au plus tard 1220 en tenant compte du décalage géographique (A. d’Esneval, La division de la Vulgate latine en chapitres dans l’édition parisienne du XIIIe siècle, Rev. des Se. phil. et théol., oct. 1978, p. 559-568, en particulier p. 561). L’auteur a donc utilisé une « Vetus latina ». Son manuscrit est entré par la suite dans la bibliothèque des inquisiteurs : s’en sont-ils servi pour convertir leurs prisonniers ? Nous préparons l’édition de ce texte.
[12] Le terme de déité est caractéristique des porrétains. Addition significative ou coïncidence, il figure comme hapax dans la citation de Col. 1,19: quoniam in ipso placuit imnem plenitudinem deitatis habitare.. Or, le commentaire d’Ex 3, 14 fait appel à cette notion : In Deo enim tantum Deus est quod est, et quo est, Deus enim est suum esse, quod non est aliud… (Ex 3, 14 est numéroté Ex 4).
[13] Exemple du mode de lecture : « Heretici tamen hanc ystoriam legentes et non intelligentes dicunt, in loco hoc ubi a dominus vidit quae fecerat erat bona » (Gn 1,31) legitur « mala » et itat docent suos credentes et eis credere faciunt quod deus malignus omnes creaturas visibiles fecit » (ms. Reims 495, f » 88).
[14] Summa contra hereticos, ascribed to Praepositinus of Cremona, éd. by J. N. Garvin, i A. Corbett, Mediaeval Studies, XV, Notre-Dame (Indiana), 1958. Voir aussi la petite somme contre les hérétiques insérée dans la Summa duacensis (Douai, 434) rédigée par un maître en théologie anonyme, peut-être Gui d’Orchelles, vers 1230 (P. Glorieux, la Summa duacensis, Paris, 1955, p. 10-11, 51-53)
[15] Dans la spéculative et le bien du mal dans la pratique, la démonstration sert à écarter le faux et le mal, et la grammaire sert à exprimer la pensée par un langage approprié (Siger de Brabant, cité, Ch. Thurot, Extrait de divers manuscrits latins pour servir à l’histoire des doctrines grammaticales au Moyen Age, Minerva rep., 1964, p. 129).
[16] PL, 210, col. 306.
[17] A. Dondaine, Durand de Huesca, o.c. (voir n. 7).
[18] Dans le catalogue de l’abbaye de Clairvaux, récemment publié par A. Vernet, l’attribution du Contra Haereticos à Ermengaud de Saint-Gilles remonte au XIVe siècle. Ce texte (aujourd’hui ms. 1068 de la Bibliothèque municipale de Troyes) a été publié, d’après d’autres manuscrits, dans la Patrologie latine, dans le t. 204, coll. 1235-1272 sous le nom d’Ermengaud de Saint-Gilles, mais aussi dans le t. 178, en appendice aux œuvres de Pierre Abélard, colle. 1235 sq. L’attribution à Ermengaud de Béziers, Pauvre catholique compagnon de Durand de Huesca, ne repose que sur ces emprunts, mais oblige à reculer la date vers 1210-1215 et à imaginer une « officine de textes » à Elne (cf. Ch. Touzellier, Catharisme et Valdéisme en Languedoc à la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe siècle, Paris, 1982, p. 269-274. Pourquoi le « texte type » serait-il vaudois, alors qu’il reprend des fragments d’un écrit antérieur contre les Henriciens ?
[19] La présence d’Alain à Montpellier est antérieure aux controverses officiellement organisées. Cependant il pourrait avoir soutenu des discussions informelles avec les cathares, comme semble l’indiquer une anecdote : il retourna à son avantage des questions posées par des « milites » assistants à ses cours (Textes inédits…, p. 16, n. 30). Or, ce milieu de petits nobles était en général favorable aux cathares, et par la suite les débuts de l’Université de Toulouse sont perturbés de cette façon (Chronique de Guillaume Pelhisson, éd. A. Molinier, Paris, 1898, p. 100). Sur le porrétanisme d’Alain de Lille, voir J. Châtillon, o.c, p. 51-57, et J. Jolivet, Remarques sur les « regulae theologieae » d’Alain de Lille, ibid., p. 83-99. Nous tenons à remercier F. Hudry pour son obligeance à nous faire part de ses recherches en cours, dont les résultats recoupent les nôtres.
[20] Par un curieux paradoxe, les exégètes languedociens s’en tiennent au texte latin. Or, ce texte n’est pas fixé. Les catholiques et leurs adversaires utilisent fréquemment de vieux exemplaires, de tradition hipanico-languedocienne : la controverse de Carcassonne le montre plusieurs fois. Mais cette disparité peut provoquer une accusation de faux : selon le Liber contra manicheos, les parfaits ont gratté dans leurs livres le pronom démonstratif hunc pour transformer dans un sens favorable à leur thèse la phrase : Dieu, qui fit ce monde, en : Dieu, qui fit le monde. Il subsiste parfois dans leurs bibles, ce qui montre leur mauvaise foi (éd. Stegmüller, in Mélanges offerts à E. Gilson, p. 576). En réalité, le pronom ne figure pas dans la Vulgate mais on le trouve dans les vieilles bibles de filiation mozarabe : la variante a suscité une interprétation. En est-il de même, chez les catholiques, pour deitas ?
Sur l’exégèse médiévale, voir les livres fondamentaux du P. de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, Paris, 4 vol., 1959-1964, et B. Smalley, The study ofthe Bible in the Middle Ages, 3e éd., Oxford, 1983.
[21] Le Nouveau Testament traduit au XIIIe siècle en langue provençale, suivi d’un rituel cathare, éd. photolithographique, L. Clédat, Paris, 1887. Fragment de rituel en latin trouvé et publié par le P. Dondaine à la suite du Liber de duobus principiis, Rome, 1939. Trad. franc., R. Nelli, Ecritures cathares, Paris, 1959.
[22] Le mot Père est ainsi glosé : « Père des lumières et des miséricordes, c’est-à-dire des charités et des visitations, des esprits, et aussi père de toutes les autres substances, c’est-à-dire des vies, des âmes, des cœurs et des corps. » Les cieux signifient les charités. Situées au septième ciel, elles répandent sur les croyants leur miséricorde. La demande de pain s’applique au pain suprasubstantiel, symbole de la connaissance (le mot supra-substantiel employé par les cathares et caractéristique de leur doctrine, se trouve dans quelques éditions, il a été commenté par Thomas d’Aquin : A. Dondaine, Liber de duobus prineipiis, op. cit., p. 48). Le peuple élu sera sanctifié par la Visitation du Seigneur, la venue de son règne est celle de son Fils ; le ciel est l’esprit, et la terre la vie soumise à l’esprit ; les péchés ont été commis antérieurement à la vie terrestre, et la tentation est double : celle de Dieu, épreuve à subir pour mériter la couronne de vie, qui est l’existence sur terre, et la tentation, mortelle, du Mal. Dans la doxologie, le règne est l’esprit d’Adam et de ses descendants, la puissance, sa vie et celle de ses descendants, c’est-à-dire de ceux qui sont nés de la chair, et au contraire, la gloire est celle de David et de ses fils.
En lisant cette interprétation on comprend pourquoi la prière était réservée aux seuls Parfaits : seuls ils sont dans la voie du salut.
[23] Liber antiheresis, éd. Ch. Thouzelier, dans Hérésie et Hérétiques…, Rome, 1969, p. 166-188 : p. 167, 172.
[24] Un traité cathare inédit du début du XIIIe siècle, d’après le « Liber contra manicheos » de Durand de Huesca, Louvain-Paris, 1961, p. 111.
[25] Liber antiheresis, p. 167.
[26] Ibid., p. 167-168.
[27] Controverse de Carcassonne, f° 108. L’argument est assez fréquent.
[28] Contra hereticos, PL, 210, col. 309.
[29] Ibid., col. 314.
[30] Ibid., col. 315.
[31] Ed. Stegmüller, p. 611.
[32] K. V. Selge. Die ersten Waldenser, t. II, Berlin, 1967. Ch. Thouzellier, Hérésie…, p. 98, n. 30.
[33] BN. col. Doat, t. 36, f °121.
[34] Ibid., f° 92 v°. La même solution : Dieu parle sur le mode ironique est demande dans le ms. BN lat. 2476, f° 107 v° qui détaille le raisonnement cathare : « Adam n’est pas fait autrement que pécheur puisque cela est dit après le péché et dit par celui qui l’a créé. Donc il a été fait semblable à son créateur, son créateur est pécheur, et comme Dieu n’est pas ainsi c’est donc le diable qui l’a créé. »
[35] Th. Ayuso Marazuela, Nuevo estudio sobre el « Comma Joanneum », accompagnado de la editcon critica del Cap. V de la primera Epistola de san Juan, dans Biblica, 1947, p. 83-112, 216-235.
[36] Distinctiones, col. 874.
[37] Contra hereticos, col. 310.
[38] Liber supra Stella, éd. I. von Döllinger, Beiträge zur Sektengeschichte des Mittelalters, t. II, Dokumente, p. 59-60.
[39] Liber contra manicheos, éd. Stegmüller, p. 581-582. Dans ces passages et les suivants, on a traduit nihil, tantôt par rien, tantôt par néant, selon le contexte, c’est-à-dire, en fait, selon l’origine, catholique ou cathare, de la phrase. La nuance n’existe qu’en français, alors que nichts, nada ou nothing correspondent mieux à nihil. Comme le fait observer R. Nelli, les parfaits devaient utiliser le mot roman nient, dont l’amphibologie est la même qu’en latin : donc il est probable que la différence n’était alors pas perçue. Le véritable problème, qui est lié à ce « nom négatif », comme l’appelle la Summa contra hereticos (f° 13), donc à une question de langage (voir n. 40), est la création de la matière par le dieu du Mal.
[40] PL, 105, col. 751-755. La question est ainsi posée : si le rien est quelque chose, ou non. Il est remarquable que la lettre de Frédégise traite à la fois du rien et des ténèbres : sont-elles simplement l’absence de lumière, ou ont-elles une existence par elles-mêmes ? La question prend pour appui le verset : « Les ténèbres étaient sur la face de l’abîme » ; « En disant que les ténèbres sont, on pose la chose en la définissant. En la niant, au contraire, on annule la chose en la refusant… De même, quand nous disons : il y a un homme, nous définissons la chose, c’est-à-dire l’homme ; il n’y a pas d’homme, nous nions la chose. Car c’est la propriété du verbe d’état (esse) que, lorsqu’un sujet lui est joint sans négation, il en signifie la substance. Donc dans la phrase : « Les ténèbres étaient sur la face de la terre », la chose est définie, puisque aucune négation ne la sépare ni ne la divise de l’être. »
[41] Traité cathare inédit, p. 102.
[42] PL, 210, col. 308.
[43] BN, col. Doat, t. 36, f° 93 v°
[44] PL, 210, col. 310.