Le fils prodigue est-il un modèle ?
Cette parabole que l’on ne trouve que chez Luc (chap. XV) est clairement construite en opposition totale aux préceptes de l’Ancien Testament.
La parabole du fils prodigue vient dans le même chapitre, après celle et de la brebis perdue et celle de la drachme perdue, comme si l’organisateur du chapitre voulait mettre en avant l’idée de la joie des retrouvailles, alors que pour le fils prodigue cet élément est bien secondaire comme je vais vous l’expliquer ci-après.
L’événement déclencheur
[…] Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son père : Mon père, donne-moi la part de fortune qui me revient. Il leur a donc réparti son bien et, peu de temps après, le plus jeune fils a tout rassemblé et il est parti pour un pays lointain […]
La parabole nous dit que c’est à sa demande que le plus jeune des deux fils, nanti de la part de la fortune familiale qui lui revient, décide de quitter la maison pour aller vivre pour aller vivre au loin.
Dans le chapitre 3 de la Genèse, Iahvé chasse l’homme et la femme du jardin d’Eden (v. 23) de peur que leur connaissance du bien et du mal (v. 22) n’en fasse l’égal de la divinité et pour s’assurer qu’ils ne pourront revenir, il met en place une garde de Chérubins armés d’épées flamboyantes à la frontière est. Cette frontière est également celle par où partira Caïn après le meurtre d’Abel.
Dans la Genèse c’est le péché ou la faute commis par l’homme et la femme qui conduit Iahvé à les sanctionner. Et pour renforcer la sanction il met en place les moyens d’un impossible retour.
Dans Luc c’est le fils qui fait le choix de partir. Le père, qui n’est pour rien dans ce départ ne fait aucun reproche et ne ferme pas la porte de la maison familiale.
Ce départ volontaire est proche de l’idée que les cathares se faisaient de la chute des esprits-saints (âmes spirituelles) dans la matière mondaine. Eux aussi seraient partis de leur plein gré suite à une manipulation ou mensonge du diable, comme le rappelle la seconde partie du Père saint des croyants cathares que rapporte Jean Maury devant l’inquisiteur :
« … des miens qui sont tombés du paradis, d’où Lucifer les a tiré avec le prétexte de tromperie que Dieu ne leur promet que le bien, et du fait que le diable était très faux, et leur promettait le mal et le bien, et leur dit qu’il leur donnerait des femmes qu’ils aimeraient beaucoup, et leur donnerait seigneurie les uns sur les autres, et qu’il y en aurait qui seraient rois, et comtes, et empereur, qu’avec un oiseau ils en prendraient un autre, et avec une bête une autre ; (que) tous ceux qui lui seraient soumis et descendraient en bas auraient pouvoir de faire le mal et le bien, comme Dieu en haut, et qu’il leur vaudrait beaucoup mieux être en bas, pouvant faire le mal et le bien, qu’en haut où Dieu ne leur donnait que le bien. Et ainsi ils montèrent sur un ciel de verre, et autant qu’ils y montèrent ils tombèrent et périrent…[1] »
Cela nous dit deux choses. Si une part de l’Esprit unique est tombée c’est qu’elle fut trompée par le diable qui l’a divisée, d’où son nom qui vient du grec diabòlos, du latin diabolus et de l’italien diabolo dont un des sens est celui de calomniateur mais aussi de diviseur. Mais aussi, il faut comprendre que cette expérience est impossible à reproduire, puisque désormais l’Esprit unique est informé de cette duplicité. C’est important à comprendre pour que l’épisode de la chute ne puisse être considéré comme reproductible.
La réalité de la nouvelle situation
[…] Là, il a dilapidé sa fortune en vivant comme un perdu. Il avait tout dépensé quand il y a eu une forte famine dans le pays ; et il a commencé à manquer. Alors il est allé s’attacher à un citoyen du pays, qui l’a envoyé dans ses champs faire paître des cochons. Et il convoitait de se remplir le ventre des caroubes que les cochons mangeaient, et personne ne lui en donnait. […]
Le fils qui a quitté la sécurité de sa famille perd son bien en menant une vie de débauché et il se trouve dans une situation encore pire quand survient une famine. Il touche alors le fond, puisque s’étant mis au service d’un habitant du pays il en vient espérer pouvoir manger la même nourriture que les cochons qu’il garde.
Cette situation correspond à celle de l’humanité, tombée au pouvoir du Mal dans ce monde qui, dans un premier temps, profite des biens de ce monde, mais qui s’aperçoit un jour que cette vie semble sans objet, car elle n’offre pas d’espoir au-delà de la mort, ce qui fait que l’on vit au jour le jour une vie d’esclave de la matière qui nous contraint. Cet espoir d’au-delà nécessite une nourriture spirituelle. C’est ce qui se passe à l’occasion de l’éveil suscité par les savoirs accumulés et analysés qui conduisent à la connaissance.
La parabole met l’accent sur les motifs qui ont conduit le fils à tomber aussi bas, ce qui constitue le titre habituel de cette parabole : prodigue. Cet adjectif est la justification de l’état de déchéance, car il désigne le fait de ne pas avoir su gérer son bien et de l’avoir dilapidé. Mais les cathares voient les choses autrement. Les esprits-saints étant de substance divine sont ignorants du mal et n’ont pas les défauts qui sont notre lot ici-bas, comme la méfiance, la duplicité, le mensonge, etc. C’est pour cela que dès leur chute ils sont enfermés dans des prisons de matière, gérées par l’âme mondaine qui dispose notamment des la sensualité (les cinq sens) pour faire oublier aux esprits-saints leur situation carcérale.
Comme dans le film Matrix®, cette situation convient à la plupart, même si la vie en ce bas-monde n’est pas toujours agréable. En fait la promesse d’un mieux, comme dans les mythes grecs de Sisyphe ou de Tantale, suffit à maintenir l’enfermement. Comme dans la caverne de Platon, le fait d’entrevoir la lumière au bout du long chemin ascendant, ne suffit pas à créer la motivation nécessaire pour nous décider à l’emprunter.
Et nous restons dans notre fange en espérant obtenir mieux un jour.
La contrition et la pénitence
[…] Revenant à lui, il s’est dit : Combien de salariés de mon père ont du pain de trop, alors que moi, ici, je péris de famine ! Je vais me lever et m’en aller chez mon père ; je vais lui dire : Père, j’ai péché contre le ciel et devant toi, je ne suis plus digne d’être appelé ton fils, fais de moi comme l’un de tes salariés. Il s’est levé et il est venu chez son père. […]
La contrition nécessite l’éveil qui permet de distinguer ce qui relève des manquements à la loi mondaine et ce qui relève des manquements à la Loi de Bienveillance. Le terme « revenant » est à ce point de vue très révélateur. Le revenant est certes celui qui est parti, mais aussi celui qui est mort et qui revient partiellement vers les vivants. Cela s’applique aussi à la foi. Les cathares disent qu’il faut laisser mourir en nous l’Adam primordial (l’homme mondain) pour permettre la résurrection du christ en nous (l’homme spirituel). On retrouve cette notion dans plusieurs textes canoniques et apocryphes (résurrection de Lazare, mort de Saphire et Ananias, etc.).
La contrition permet la reconnaissance des erreurs commises et leur considération comme des fautes, ce qui implique de faire preuve d’humilité, quand beaucoup cherchent des responsables extérieurs aux erreurs qui leur sont en fait imputables. Cette contrition est à la base de la démarche de retour au Père, car quand on ne sait pas d’où on vient, comment pourrait-on y retourner ?
Une fois le bilan des erreurs fait de façon complète et honnête, on peut commencer la pénitence. Je parle de pénitence, car il ne faut pas croire que l’éveil fait de nous des supérieurs aux autres. Contrairement à la caverne de Platon où ceux qui se sont détachés et qui voient comment ils ont été trompés, se moquent des autres toujours captifs. Pour nous, cathares, la non-violence et l’humilité imposent le refus de juger. Chacun chemine à sa façon et en son temps, sans esprit de vanité ou de compétition.
La pénitence demande des efforts pour réfréner notre égo en acceptant notre état, de la cohérence pour établir le chemin à suivre et de la constance pour ne pas être découragé par les efforts et les difficultés qui s’annoncent.
Le chemin sera donc long et difficile, sans oublier le doute qui nous taraudera régulièrement.
Le retour au Père
[…] Il était encore loin quand son père l’a vu, s’est ému et a couru se jeter à son cou et lui donner des baisers. Le fils lui a dit : Père, j’ai péché contre le ciel et devant toi ; je ne suis plus digne d’être appelé ton fils. Et le père a dit à ses esclaves ; Apportez vite le meilleur habit et revêtez l’en, mettez-lui une bague au doigt et des chaussures aux pieds ; et amenez le veau gras, immolez-le et mangeons, faisons la fête, car mon fils que voilà était mort et il revit, il était perdu et il est retrouvé. Et ils ont commencé à faire la fête. […]
On retrouve dans cette partie l’implication du berger et de la femme des deux paraboles précédentes. Cela est destiné à motiver celui qui envisage de suivre l’exemple du fils prodigue et lui montrant l’impatience du Père à notre retour. Bien entendu, les choses sont sans doute différentes, car il n’y a pas d’émotion dans l’empyrée divin.
Ce qui est intéressant c’est la contrition déjà évoquée par le fils dans son exil, qu’il réitère devant son père. Car, c’est une chose de comprendre son erreur et c’en est une autre de la reconnaître officiellement devant celui que l’on a trahit.
Nous avons là le déroulé complet de notre histoire spirituelle. Tombés dans la matière par crédulité envers un diviseur, nous nous y sommes complus pendant des milliers d’années de vies perdues, puis nous avons pris conscience de notre erreur et avons décidé de faire amende honorable et de revenir vers le Père. Nous savons que nous serons accueillis, car le principe du Bien ne juge pas.
Ainsi, le christianisme nous donne l’explication de notre situation et le procédé à suivre pour mettre fin à notre exil. Encore faut-il vouloir le comprendre et agir au lieu d’attendre que notre Dieu fasse tout le travail comme dans la parabole de la brebis ou de la drachme perdue.
Le frère aîné
Le chapitre final de la parabole (v. 28 à 30) fait l’objet d’un rajout au texte initial, ce qui explique son incohérence avec le reste du texte.
[…] Son fils aîné était aux champs, mais à son arrivée, quand il a approché de la maison, il a entendu la musique et les danses ; il a appelé un des garçons pour lui demander ce que c’était. Celui-ci lui a dit : Ton frère est là et ton père a fait immoler le veau gras parce qu’il l’a retrouvé valide. Alors il s’est mis en colère, il ne voulait pas entrer. Son père est sorti l’appeler ; mais il a répondu à son père : Voilà tant d’années que je te suis asservi, sans jamais passer outre à ton commandement, et tu ne m’as jamais donné un bouc pour faire la fête avec mes amis ; et quand ton fils que voilà vient de dévorer ton bien avec des prostituées, tu lui immoles le veau gras ! Mais il lui a dit : Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi et tout ce qui est à moi est à toi ; mais il fallait faire la fête et se réjouir, car ton frère que voilà était mort et il revit ; il était perdu et il est retrouvé. […]
On comprend la volonté du scribe qui a rajouté ce final pour le faire coïncider avec la parabole de la brebis et de la drachme perdue. Il s’agit d’une remontrance envers le fils prodigue, dont le retour triomphal a dû choquer la hiérarchie judéo-chrétienne. En effet, son père ne lui reproche rien et le rétablit intégralement dans ses droits antérieurs sans l’ombre d’une punition. Or, quand vous passez au confessionnal, certes le prêtre vous absout, mais il exige une petite pénitence pour vous montrer combien vous étiez dans l’erreur. Là, la pénitence vient du fils et non du père, car c’est celui qui connaît ses fautes qui peut les évaluer et agir en conséquence, comme le faisaient les cathares lors du service mensuel.
Par contre, l’Esprit saint est unique et indivisible, qu’ils soit resté auprès du Père sans être enlevé par le démiurge ou qu’il soit tombé, comme est unique la communauté évangélique qui fait son service mensuel d’une seule voix et qui s’impose la pénitence qu’elle juge adaptée. Le diacre n’est là que pour constater le bon fonctionnement de la communauté.
Vous le voyez, les paraboles sont des leçons destinées à nous permettre de comprendre ce que nous devons savoir et ce que nous devons faire. Le problème est d’en retirer les scories accumulées par les hiérarchies judéo-chrétiennes.
Guilhem de Carcassonne
[1] Registre d’Inquisition de Jacques Fournier – 1318-1325. Déposition de Jean Maury devant l’Inquisition d’Aragon, tome II, pp 461-462 f° CCXIIIv° (version latine), tome III, p. 860 (version française). Jean Duvernoy 1965 (v. lat.) – 1976 (v. franç.).