Principe du Mal et chute des esprits saints
Comme nous l’avons vu le mois dernier à propos du Bien, il est difficile d’exprimer des concepts spirituels avec des mots sans tomber dans l’anthropomorphisme. En outre, la cosmogonie explore des domaines qui sont hors de portée des connaissances et de l’expérimentation humaines.
Si le Bien — au sens spirituel du terme —, est impossible à préciser, car Dieu est pour nous étranger et inconnu dans ce monde, voulu et édifié par le Mal, ce dernier n’est pas plus définissable, mais nous pouvons apprécier ses œuvres.
Le principe du Mal
Il faut différencier la terminologie chrétienne en ce domaine : le principe du Mal est généralement appelé Satan[1], mais son démiurge est indifféremment appelé diable ou satan. Le terme Lucifer est réservé aux judéo-chrétiens qui en ont fait une référence de leur cosmogonie.
Comme je l’ai fait le mois dernier pour le principe du Bien, je différencie les termes Mal qui désigne le principe mauvais et mal qui désigne ses effets en ce monde.
Ce principe est donc premier et totalement « pur » dans sa malignité, ce qui impose d’admettre que le Mal ne peut ni ne veut produire rien de bien et que le mal de ses œuvres ne peut en aucune façon être amendé et devenir du Bien.
Comme nous sommes prisonniers dans le monde voulu par le Mal et mis en œuvre par le démiurge, nous observons en permanence les résultats de ces œuvres. Mais nous devons essayer de comprendre les notions de mal direct et indirect.
Si je ne vous ai pas parlé de la substance du Mal, comme je l’ai fait pour le Bien, c’est tout simplement parce qu’il n’en a pas à proprement parler. On définit le Mal comme un néant d’Être, mais ce n’est pas comme une sorte de manque ou d’absence qu’il faut le comprendre, mais plutôt comme le fait que le Mal ne peut s’exprimer dans aucun domaine relevant de l’Être.
Le bien et le mal, deux faces d’une même pièce ?
Comment accepter, quand on est prisonnier d’une enveloppe charnelle et d’une âme mondaine, qu’il ne peut y avoir de bien réel en ce monde ? C’est contraire à nos sens et à notre espérance. Et pourtant, même si on pense que quelque chose est bon, le plus souvent on s’aperçoit qu’un bien ici est, ou devient vite, un mal ailleurs. Prenons un exemple historique qui montre que faire un acte apparemment bénéfique peut provoquer un mal non voulu. Le pape Jean-Paul II, en accord avec le président américain Ronald Reagan ; s’est évertué avec succès à la chute du régime communiste soviétique dans l’espoir de libérer des peuples prisonniers depuis plusieurs générations. Que s’est-il passé ensuite ? Et bien, après une période de désordre et de violence, le peuple a accueilli comme un sauveur un homme qui a installé un régime autocratique qui pourrait bien conduire le monde à sa perte, de façon plus risquée que cela n’avait jamais été le cas avant.
En fait, dans un espace détenu par le Mal et dédié au mal, il est risqué de chercher à modifier quoi que ce soit en affirmant que le résultat ne pourra jamais être pire.
Les cathares l’avaient bien compris, tout comme cela apparaît dans le Rituel du Nouveau Testament cathare occitan[2], concernant ce qu’il faut faire face à un animal pris au piège.
Deux cas sont proposés : dans le premier l’animal peut être libéré sans dommage corporel grave et l’on doit indemniser le chasseur ; dans le second, l’animal est mort ou trop gravement blessé ; dans ce cas on ne fait rien et on passe son chemin. Certes, le premier cas comporte un risque de dérive. Le chasseur qui récupère un animal dans son piège va certainement le rapporter à la maison et offrir à manger à sa famille, alors que s’il trouve de l’argent il peut être tenté d’aller le boire au café du coin.
Nous sommes tous, sans exception, amenés à commettre un mal pensant faire un bien. En faisant un cadeau sans savoir comment et par qui il a été fabriqué, comment il sera ou pas recyclé, si ce cadeau ne va pas créer un déséquilibre autour de celui qui le recevra, etc. Notre objectif en ce monde ne peut ni ne doit jamais être de le transformer, car sa nature est maligne et rien n’y changera quoi que ce soit.
Le mal est attiré par le néant comme ceux qui le servent et qui ne connaissent rien d’autre. Rappelez-vous l’histoire de la grenouille et du scorpion acculés à une rivière par l’incendie d’un champ. Quand le scorpion demande à la grenouille de lui faire traverser la rivière sur son dos, elle veut refuser de peur qu’il ne la pique et ne la tue. Mais le scorpion lui montre qu’il perdrait tout à le faire et la convainc donc de l’aider. Au milieu de la rivière, il la pique et devant la stupeur de la grenouille, il ne peut que répondre : « C’est ma nature ».
Le mal n’est pas une substance au même sens que l’Être ; il est un penchant irrépressible de ce qui ne dispose pas de l’Être. C’est un peu comme un corps céleste qui s’approche d’un trou noir et est attiré par lui, non pas par sa propre volonté, mais par la nature même du trou noir qui n’existe que pour anéantir ce qui l’approche.
La chute des esprits saints
Les interrogatoires d’Inquisition regorgent de récits abracadabrants concernant cet épisode que nous ne parvenons à expliquer dans son origine et son déroulement, mais dont nous constatons les effets concrets : notre emprisonnement en ce monde.
Essayons d’y réfléchir avec notre logique moderne.
Comment expliquer qu’un principe puisse accaparer une partie issue d’un autre principe sans manifester ainsi sa supériorité ? Comment un principe peut-il retenir prisonnière une entité qui lui est totalement étrangère sans agir sur elle puisque la théorie des principes l’en rend incapable ? Comment une entité peut-elle se scinder, se dissocier puis se reconstituer petit à petit sans agir sur ce qui la retient ? Comment prédire que cet épisode restera unique ? Mais avant tout, la question la plus importante est de savoir pourquoi cette chute a été rendue nécessaire.
Les raisons de la chute
Le principe du Mal, que l’on appelle communément Satan, à ne pas confondre avec son émanation démiurgique, satan que l’on appelle le diable[3] depuis le Moyen Âge, ne dispose pas de cette substance assurant maintien de la perfection et stabilité dans l’éternité que l’on appelle l’Être. Il a voulu profiter de sa manifestation à proximité du domaine du Bien pour retarder la néantisation de sa création, un peu comme on soutient par un tuteur un arbrisseau récemment planté. Cette solution ne peut être que temporaire, car si la plante grossit sans parvenir à s’implanter dans le sol, viendra forcément le moment où le tuteur sera incapable de l’empêcher de tomber. C’est pour cela que notre monde, malgré la présence d’esprits-saints, ne peut s’empêcher de dépérir et de retourner au néant.
La chute proprement dite
Les anciens séparaient les cieux en huit niveaux (ogdoade) dont les sept premiers (hebdomade) abritent des anges de qualité croissante pour se terminer par le firmament où règne le Christ. Paul nous dit aussi avoir été enlevé au troisième ciel qu’il appelle le paradis[4]. Dans l’apocryphe chrétien, l’Ascension d’Isaïe, le personnage nous parle d’un ange venu du septième ciel[5].
Ce qui m’intéresse dans ces textes est l’idée que le « ciel » comporterait plusieurs zones, ce qui permettrait d’envisager que certaines soient plus éloignées du centre de l’émergence (Dieu) et plus fragiles face à une attraction extérieure que d’autres. Bien entendu, j’ai parfaitement conscience du ridicule à vouloir imaginer spatialement le domaine spirituel qu’est l’empyrée céleste.
Dans l’Apocalypse de Jean la chute est représentée par un balayage de la queue du dragon qui entraîne le tiers des étoiles du ciel[6]. On retrouve là aussi l’idée que la chute s’est opérée de la « périphérie » vers le centre. Si l’on combine ces trois textes on peut penser que les deux premiers cieux sont les plus vulnérables à l’attaque maline. Le paradis, zone stable ne commence qu’au troisième ciel, les anges des premiers cieux ne connaissent pas Christ (Isaïe) qui vient du septième ciel, et les deux premiers cieux représentent approximativement le tiers des cieux angéliques ; le septième étant celui de Christ et le huitième celui de Dieu. Comme quoi, même avec des outils inappropriés nous pouvons nous faire une idée de ce qui a pu se passer.
Une chute fortuite
Les cathares évoquent également l’idée que les esprits tombés ont été victimes de leur inexpérience qui les a poussés à se laisser abuser par les promesses du démiurge et de leur curiosité. Cela évoque l’hypothèse que le cheminement que nous suivons sur terre pourrait n’être qu’une resucée de celui que les esprits-saints font de leur côté dans l’empyrée divin. Cela pose forcément la question du rapport entre les esprits-saints et l’Esprit unique. Et là encore cela évoque des correspondances mondaines. Prenons l’exemple d’un essaim d’abeilles sauvages. Nous avons la reine au centre entourée des abeilles les plus proches qui gèrent les couvains, autour on trouve des abeilles ouvrières et des abeilles soldats qui approvisionnent l’essaim et défendent la colonie. Forcément, ce sont celles qui sont à la périphérie qui sont les plus sensibles aux influences extérieures, mais chaque abeille dispose d’une relative indépendance pour effectuer ses tâches avant de revenir à l’essaim qui est un tout en soi.
Au final, il est clair qu’il est impossible de savoir comment s’est effectuée la chute des esprits-saints emprisonnés dans la matière charnelle. Ce que j’aurais tendance à retenir est que l’Esprit unique n’est pas forcément monolithique et qu’une certaine latitude existe dans un espace spirituel déterminé par l’avancement spirituel de chacun des esprits-saints qui se trouvent au sein de ce tout unique. Les esprits-saints susceptibles de tomber sont, soit des éléments revenus au Père, mais encore trop fragiles pour progresser dans leur cheminement, soit des esprits-saints initialement demeurés fermes, mais qui continuent à tomber sous l’effet de l’attraction démiurgique.
Un phénomène temporel
La création maline et les esprits-saints sont issus de deux principes différents ce qui leur interdit tout espoir de symbiose. Leur « union » est instable comme l’est celle de l’huile et de l’œuf dans la mayonnaise. La matière se dégrade et périt alors que l’esprit-saint reste stable et éternel. Cette différence de temporalité, ou plutôt l’absence de soumission à la temporalité d’un des deux éléments, amène régulièrement l’esprit-saint à se libérer de sa contrainte. S’il est conscient de son état il ne pourra sans doute pas être trompé une nouvelle fois et retournera à l’empyrée divin pour y poursuivre son cheminement. Sinon, il se retrouvera de nouveau prisonnier d’une nouvelle incarnation.
Cela nous interroge sur la puissance de cette incarnation et les outils dont elle use pour maintenir l’esprit-saint prisonnier.
Les tuniques d’oubli
Comment fonctionnent les prisons mondaines dans lesquelles nous sommes enfermés ? Elles sont composées de deux éléments : l’un est totalement matériel afin d’être sensible à son environnement mondain, qui est totalement étranger à l’esprit-saint qui ne dispose pas des outils pour l’appréhender. L’autre est une interface directe entre la part spirituelle et la part matérielle, que l’on pourrait définir comme l’intellect, cette capacité à raisonner en dehors de tout instinct animal dans le but d’utiliser ou de produire ce qui nous est utile en ce monde. Cette part intellectuelle les cathares l’appelaient l’âme mondaine, par opposition à l’âme spirituelle que j’appelle communément l’esprit-saint. L’âme mondaine est conçue pour empêcher autant que faire se peut l’esprit-saint d’avoir conscience de son état et donc de s’échapper de sa prison charnelle. Les cathares appelaient l’ensemble mondain (corps physique et âme mondaine) la tunique d’oubli[7]. Pour maintenir l’esprit-saint éloigné de tout désir de se rebeller et même d’avoir conscience de son état, l’âme mondaine utilise un élément du corps que l’on appelle la sensualité. Cet élément utilise cinq sens destinés à nous faire prendre conscience de notre imbrication dans le monde et de nous faire croire que nous ne désirons rien d’autre. Ces sens agissent isolément ou en synergie les uns avec les autres. Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’acte charnel le plus important pour notre espèce puisqu’il permet la reproduction utilise les cinq sens simultanément. Ainsi la reproduction offre de nouvelles tuniques d’oubli pour remplacer celles qui disparaissent.
Le Mal dans ce monde
Les esprits-malins
Lucifer est l’invention facile de cosmogonies incapables de comprendre le concept de l’étant et celui des principes. Mais, sachant qu’aucun esprit au service du Mal ne peut être issu du Bien, comment reconnaître ces esprits et comment fonctionnent-ils ?
Nous avons vu que l’on pouvait avoir une idée duelle des esprits-saints, à la fois relativement indépendants et en même temps partie intégrante d’un tout unique. Peut-on dire la même chose des esprits-malins ?
Rappelons-nous que les esprits-malins ne disposent pas de l’Être, mais qu’ils sont une émanation du néant. Cela leur interdit toute notion de permanence. Sont-ils émanés de façon ponctuelle et brève pour réaliser une mission ou bien arrivent-ils à durer, notamment quand ils sont associés à un esprit-saint prisonnier ? J’aurai tendance à penser qu’effectivement le Mal génère au besoin un esprit-malin selon ses besoins, car d’une façon générale la création maline n’a pas besoin d’intervention extérieure pour se développer comme l’ont largement démontré les savants qui étudient l’évolution de l’univers et de tout ce qui vit sur terre.
Bien entendu, il faut modérer mon propos à l’aune de l’idée que nous nous faisons du temps. Le ponctuel, hors du monde, peut se mesurer éventuellement en millions ou milliards d’années, ce qui n’est rien à l’échelle de l’éternité, mais qui nous semble incommensurable à celle des miettes de notre propre existence.
Ce qui me semble importer c’est de comprendre que le Mal ne peut rien générer de durable au sens des émanations divines, sinon il n’aurait pas eu besoin d’en dérober une partie pour « soutenir » sa création. Le démiurge est donc, soit présent dans sa propre temporalité limitée, soit absent au sens où l’univers s’auto-gère suffisamment tout en descendant inexorablement sur la pente qui le mène au néant.
Le bien dans le Mal
Le bien que l’on observe est-il du Bien ou n’est-ce qu’une inflexion transitoire et locale du Mal ?
C’est un point essentiel à comprendre, car c’est souvent la dernière grille[8] à franchir pour entrer en catharisme. En effet, nous constatons tous que dans ce monde il y a aussi du bien. Le point de vue cathare semble dès lors extrêmement pessimiste, presque nihiliste. Mais c’est souvent un problème d’échelle.
Prenons un exemple concret. Un jour j’ai reçu un courriel contenant une photo représentant un chalet suisse posé sur sa pelouse fleurie par jour de beau temps. Cette dame m’écrivait qu’elle m’envoyait cela pour me montrer combien j’étais dans l’erreur en disant que ce monde émanait du Mal. Je lui ai répondu que sa photo était trompeuse et qu’en zoomant fortement sur la pelouse elle pourrait voir la lutte que se livrent plantes et animaux pour survivre, ce qui ne manquerait pas de la convaincre que l’image idyllique du plan large n’est rien d’autre qu’une réclame trompeuse.
Dans ce monde la plupart des biens que nous ressentons comme tels n’en sont pas. En effet, le plus souvent un bien ici est un mal ailleurs. L’alimentation en est la meilleure illustration. Si nous mangeons un bon rosbif c’est grâce à l’élevage d’animaux qui gaspillent sept fois plus de ressources végétales qu’ils ne produisent de ressources carnées, et je passe sur leur souffrance. Donc, en mangeant des produits trop coûteusement produits nous participons à la famine qui concerne au minimum les deux-tiers de la planète. Et je peux multiplier les exemples à foison. Il ne faut donc pas nous illusionner sur notre capacité à faire le bien et Christ l’expliquait fort bien en disant : « Toi, quand tu fais l’aumône, que ta gauche ignore ce que fait ta droite. » (Matth. 6, 2). Se réjouir du bien que l’on pense faire c’est faire œuvre de vanité. L’afficher c’est montrer combien nous sommes éloignés de l’éveil spirituel.
Voici ce que je peux vous dire de ce que je crois savoir du Mal et j’espère que nous pourrons échanger ici ou sur les forums du site.
Guilhem de Carcassonne, le 11 septembre 2022.
[1] Le choix des majuscules pour Satan et satan, Bien et bien, Mal et mal, n’est pas anodin.
[2] Ouvrage écrit par des cathares occitan au 13e siècle à Italie du Nord et destiné aux consolés revenant prêcher aux croyants restés en Languedoc sous l’Inquisition. Un seul original nous est parvenu et se trouve à la Bibliothèque municipale de Lyon.
[3] Son étymologie semble venir de l’italien diabolo qui signifie, le diviseur.
[4] Deuxième lettre de Paul aux Corinthiens : 12, 2-4.
[5] Ascension d’Isaïe : 1, 13.
[6] Apocalypse selon Jean : 12, 3-4.
[7] Par référence à un prêche cathare qui illustrait comment le diable avait empêché les esprits-saints tombés en son pouvoir de revenir au Père.
[8] Que nous appelons l’éveil.