Le jugement
Quand j’ai écrit mon texte concernant l’amour, j’ai fait à la fois un travail qui devait logiquement convenir à n’importe quel chrétien, même si certaines spiritualités qui s’en réclament peuvent ne pas partager totalement mon analyse. En effet, l’amour est a priori un élément central et commun à tous les chrétiens.
S’agissant du jugement, les choses sont différentes. En effet, selon que l’on accepte comme divins l’ensemble des commandements de l’Ancien Testament ou non, on sera amené à considérer certaines règles éthiques d’une façon ou d’une autre. C’est donc dans la droite ligne de ce que je crois et de ce que je retrouve dans la doctrine cathare que je vais exprimer ce que je pense de ce point de doctrine important du catharisme.
La règle de vérité et de justice
Et oui, le catharisme reconnaît une règle, car on ne saurait vivre dans le monde sans être astreint à vivre selon des règles. Le christ lui-même vivait selon des règles, même s’il avait su en limiter la prégnance autant que faire se peut. Quand le jeune homme riche vient lui demander conseil, il commence par lui rappeler que les règles issues de l’Ancien Testament sont à suivre, mais il en rajoute une autre, l’abandon de toute attache mondaine au profit d’une vie de disciple.
Chez les cathares l’ensemble des éléments à respecter pour mener une vie évangélique étaient regroupés sous la terminologie de « règle de vérité et de justice ».
J’ai déjà présenté cela dans d’autres documents, aussi me contenterais-je de redonner les éléments relatifs au jugement que l’on retrouve dans cette règle.
La vérité.
C’est en son nom que l’on s’abstient de juger. En effet, qui peut prétendre détenir la vérité au point de pouvoir émettre un jugement valable et durable ?
Quand la pécheresse est jetée aux pieds de Jésus afin qu’il valide la lapidation voulue par la foule, il ne remet pas la loi en cause, mais il en démontre le caractère inapplicable. En effet, pour définir la culpabilité, il faut plus que des preuves ; il faut que le juge soit lui-même exempt de toute faute, sinon au nom de quelle loi pourrait-il juger s’il est lui aussi coupable vis-à-vis d’un point quelconque de la même loi ? La vérité est donc que nous sommes inaptes à juger autrui, car, en notre situation de frère de misère, nous ne valons guère mieux. En outre, que savons-nous vraiment de la culpabilité de l’autre ? Est-elle une et indivisible ? Est-elle invariable et inaltérable ? Est-elle limpide et totale ? Nous n’en savons rien et ne pouvons que supputer. Risquerions-nous notre vie avec aussi peu de certitude ? Pourquoi risquer la probité et la vie des autres alors ?
C’est donc bien par amour de la vérité que l’on ne doit pas porter de jugement et bien par bienveillance, car cette vérité que l’on chérit, on la souhaite autant à autrui qu’à soi-même si l’on sait bien que cet espoir ne peut qu’être déçu en ce monde.
La justice.
Jugement et justice, deux mots si proches et pourtant si différents en ce monde. La justice veut ce qui est juste, c’est-à-dire ce qui n’est ni trop ni trop peu ; ce qui est équilibre et mesure comme l’explique si bien Aristote[1]. La justice, aurait-il dit également, est la vertu de la vérité. En effet, la vérité ne peut aboutir qu’à la justice en toutes choses. Là encore, nous retrouvons Jésus et la pécheresse quand il constate que nul n’a jeté la première pierre, il lui dit que lui non plus ne la juge pas. Pourtant nous pourrions croire qu’il était le seul à disposer de la vérité et donc en mesure d’appliquer la loi. Mais, s’il connaît effectivement la vérité puisqu’il lui enjoint de ne plus pécher — ce qui confirme qu’elle est bien pécheresse — il ne la juge pas pour deux raisons. D’abord, il connaît les failles de la loi juive, soi-disant loi de Moïse gravée dans l’argile par le doigt de Dieu, dont il va lui-même éprouver sous peu la totale injustice et il va la confondre en forçant ceux qui se réclament de Dieu à mettre à mort celui qui est envoyé par Dieu. Ensuite parce qu’il applique la loi d’amour, la loi qui ne juge pas, la loi qui ne connaît pas les degrés hiérarchiques, pas plus en matière de justice qu’ailleurs. La loi d’amour ne juge pas, ne pardonne pas, elle excuse et mieux, elle ne ressent pas l’offense.
La justice, en raison de sa nature d’équilibre, ne peut reconnaître aucune supériorité de quiconque sur autrui. Donc, si nous sommes tous égaux, dans notre nature divine, dans notre incarnation mondaine et dans notre nature pécheresse, comment pourrions-nous porter un jugement sur quiconque ?
Pouvons-nous éviter le jugement ?
Le jugement arme mondaine contre l’Esprit
Nous sommes tous comme Pierre. Quand le danger est loin, nous protestons notre fidélité et notre courage, mais qu’il nous frôle et, sans même y réfléchir, nous n’avons pas assez de salive pour renier ce qui nous semblait si indispensable quelques minutes plus tôt. Et ce n’est pas trois fois ou même dix fois que nous nous renions mais des milliers de fois.
Nous protestons de notre justice en affirmant notre désir de ne juger personne, mais peu ou prou, nous jugeons tout le monde, nous exceptés. Pourquoi sommes-nous à ce point victime de la volonté de juger ?
Je pense que le jugement est en fait une des armes de l’âme mondaine pour maintenir l’esprit divin prisonnier du corps de boue.
En effet, comme la sensualité, le jugement est un outil qui permet de valoriser celui qui en use. En outre, c’est même un outil de survie puisque c’est grâce au jugement que nous tentons de nous hisser dans la catégorie des prédateurs et d’échapper ainsi à celle des proies. Comme je l’ai déjà dit, celui qui juge se considère comme détenteur de la vérité et donc comme disposant d’une supériorité manifeste sur celui qu’il juge. Il se conforte lui-même dans sa conviction de supériorité et tente de tromper ceux qui le suivent en faisant de sa vision personnelle un élément de nature à dominer les autres.
Comme Pierre nous jugeons en prétendant ne pas le faire et, pires que lui, nous le nions dès que le coq de notre conscience nous signale notre faute contre l’esprit qui nous habite. Nous nions par fierté et arrogance au lieu de nous enfuir et de pleurer comme il le fit.
Comment ne pas juger ?
Mais, nous qui portons l’espoir d’emprunter un jour ce chemin de vérité et de justice, ne pouvons-nous donc rien faire ? Comme nous le faisons vis-à-vis de la sensualité, nous pouvons nous efforcer de réduire la prégnance du jugement sur notre pensée et sur nos comportements.
Certes, cela n’est pas facile et l’ascèse morale est bien plus difficile à suivre que l’ascèse physique. Jeûner, la belle affaire ! Mais ne pas juger voilà qui est compliqué. C’est pourquoi il nous faut appliquer une technique d’évitement comme le faisaient nos bons chrétiens médiévaux. Et oui, si l’Église cathare était « l’Église qui pardonne et qui fuit » c’était en application stricte de la règle de vérité et de justice. La fuite n’est une honte que pour les prédateurs qui ont peur que cette attitude les ravale au rang de proies. Le bon croyant fuit la confrontation susceptible de le faire pécher. Il fuit, car il se sait faillible et, n’étant pas certain de pouvoir se contrôler, il choisit d’éviter une situation incontrôlable. Il fuit par amour, pour ne pas faire subir à l’autre ce que la bienveillance qu’il lui porte lui impose de lui épargner. Et je trouve que je ne fuis pas encore suffisamment, ou plutôt pas assez tôt.
Ne pas juger n’est pas s’interdire de donner un avis
Quand tel ou tel commence à glisser du terrain de la discussion argumentaire vers celui du jugement de l’individu, je devrais m’interdire la moindre réponse et le laisser se complaire dans ses certitudes. J’arrive à ne pas enchaîner critiques et jugements à l’infini, mais pas encore à m’empêcher de les commencer.
Nous pouvons éviter de juger, mais le voulons-nous vraiment ? Car le jugement est doux à notre humanité. À ceux qui disent justement que pour atteindre le salut nous devons mourir en ce monde, je dis mon accord et j’ajoute que cette mort commence par l’anéantissement du prédateur qui ne demande qu’à dominer en nous.
Mais n’y a-t-il rien de possible entre le jugement et la fuite ?
Comme nous le faisons dans nos études, nous pouvons user de l’analyse. Dire que tel argument, tel propos ou telle affirmation sont inexacts, faux ou malhonnêtes n’est pas un jugement si nous pouvons apporter des éléments probants à l’appui de notre analyse. Dire qu’une personne ment quand nous constatons dans ses propos des contradictions flagrantes et démontrables n’est pas juger la personne, mais critiquer et dénoncer ses propos et ses affirmations. Par contre, catégoriser une personne de façon péjorative est un jugement ad hominem et est à prohiber absolument.
Comme vous le voyez, la frontière est ténue et cela sert souvent d’argument aux personnes dont vous critiquez les arguments pour prétendre que vous les jugez ou à celles qui jugent les autres pour dire qu’elles ne font que de l’analyse. La mauvaise foi a toute sa place dans un domaine où l’égo prend souvent le pas sur la raison.
Aller j’en ai assez dit pour le moment. Je n’ai plus qu’à appliquer au quotidien ce que je sais si bien exprimer sur la page blanche. Pour vous, je n’ai rien à dire, car le catharisme est la spiritualité où l’on ne peut sauver que soit, et encore très difficilement.
Guilhem de Carcassonne le 11 août 2024 dans Cultes publics.
[1]. « Éthique à Nicomaque »