La violence du monde
Les catastrophes naturelles ou technologiques, les drames liés à la perversité de l’évolution naturelle ou à celle des dérèglements mentaux des hommes, nous rappellent sans cesse l’imperfection du monde où nous sommes plongés et retenus prisonniers.
Étrangers à ce monde dont le maître nous a contraint à le rejoindre, nous pourrions être tentés par un immobilisme lié à l’observation de la confirmation de notre point de vue le concernant et à la conviction que notre action ne pourra en aucune façon en modifier l’évolution maligne. Mais ne pas agir n’est-ce pas en une certaine façon ajouter une violence à la violence du monde ?
La violence naturelle est-elle voulue ?
Le démiurge est-il animé d’intentions mauvaises envers sa création, comme le donnent à penser certaines idéologies religieuses ? Vraisemblablement on peut imaginer que sa malignité naturelle le rend incompétent à organiser quoi que ce soit de sain et d’efficace. Si ce monde évolue par soubresauts violents c’est simplement qu’il est à l’image de son créateur. Si nous agissons par violence c’est que l’essentiel de notre nature vient de ce créateur maléfique. Je rappellerais la petite histoire de la grenouille et du scorpion. Ces deux animaux coincés devant une rivière en raison d’un incendie savent qu’ils risquent de mourir s’ils ne la traversent pas. Le scorpion, ne sachant pas nager, implore la grenouille de le prendre sur son dos pendant la traversée. Cette dernière hésite craignant qu’il ne la pique et lui la rassure puisque cela aboutirait forcément à sa propre mort. Elle se laisse fléchir par cet argument et, au milieu de la traversé, le scorpion pique la grenouille. Dans un dernier souffle la grenouille lui demande la raison de ce geste absurde. La réponse du scorpion est empreinte de la plus grande simplicité naturelle : « C’est ma nature ».
La violence naturelle n’est pas forcément motivée ou voulue, elle est simplement consubstantielle à l’origine de cette création. C’est d’ailleurs pour cela que les chrétiens cathares ne s’illusionnaient pas sur d’éventuelles possibilités d’amendement. Ce qui est fondamentalement mauvais ne peut devenir bon.
La bonté humaine est-elle forcément identifiable au Bien ?
Ce désir d’intervention qui nous anime est-il l’expression de notre nature divine ou bien ne s’agit-il finalement que d’une sorte d’orgueil à vouloir contrecarrer les desseins du maître de ce monde ? Le monde animal nous montre que la nature mondaine n’exclut pas une certaine forme d’entraide. Mais, en dehors de l’instinct maternel, les animaux destinés à devenir des proies se soutiennent face au danger ou dans la faiblesse et l’accident. Pour autant ce soutien est limité et quand l’animal sain sent qu’il ne peut rien pour l’animal blessé ou mourant il se résigne à l’abandonner.
Chez l’homme les choses sont différentes. Il peut à la fois refuser son aide ou la pousser à un extrême susceptible de mettre sa propre vie en danger ou le pousser à commettre une violence au moins égale à celle subie pour atténuer cette dernière. Même les prédateurs animaux n’ont pas ce comportement. Il y a donc bien dans l’homme un élément qui transcende sa nature animale.
On est en droit de penser que cette volonté de sur-agir est donc l’expression du bien qui est notre fond divin. En fait, il s’agit vraisemblablement d’un mélange entre le bien et le mal qui nous constitue. Car notre interventionnisme n’est pas toujours aussi bienfaisant qu’il pourrait le laisser croire. Dans notre monde moderne l’instinct prédateur qui anime notre nature profonde ne se manifeste pas forcément que dans la violence comme cela se passe dans le monde animal. L’image positive est une forme de prédation dans la mesure où elle nous place en position privilégiée par rapport aux autres. Apparaître meilleur que l’autre est donc une façon de prendre l’ascendant sur lui et d’en faire une sorte de proie. C’est ainsi que nous agissons en bien pour notre propre compte au moins autant que pour le compte des autres.
Pour autant agir de façon déconnectée des impératifs est possible. Si je viens d’expliquer que parfois le choix réfléchi d’agir en bien est lié à un instinct prédateur plus ou moins conscient, il ne faut pas croire que l’intervention purement instinctive et non réfléchie soit elle l’apanage du bien. Au contraire, je crois que pour agir en bien il faut le faire de façon réfléchie mais surtout avec pour seul guide la bienveillance absolue que donne la compassion. Il ne s’agit pas de nier sa propre réalité mais de la mettre au même plan que celle de n’importe quel autre et pas seulement son prochain social ou familial.
Comment concilier action bénéfique et détachement du monde ?
Il peut paraître contradictoire de se retirer d’un monde maléfique tout en lui apportant son secours. En fait, nous retrouvons là la même apparente opposition qu’entre choix de vie séculière et vie régulière. C’est une particularité du catharisme que de dissocier, au moins partiellement, ce qui relève de l’espace intérieur et de l’espace extérieur. Faire preuve de compassion pour la souffrance extérieure, particulièrement quand elle touche des êtres ignorants des réalités spirituelles et donc totalement dépendants des instincts mondains, n’est pas contradictoire avec le fait de se mettre en retrait du la malignité mondaine à titre personnel. Agir en bien sans être dupe de la faible interactivité de ce que l’on fait et de l’inanité de notre action sur la marche du monde n’est pas contradictoire. Il s’agit simplement d’adoucir, voire de retarder légèrement un mouvement de fond inéluctable.
Certes cette façon de voir les choses peut paraître absurde, voire schizophrénique pour un observateur extérieur. Mais c’est un peu comme pour la grenouille. Il s’agit simplement d’être en accord avec soi sans se préoccuper outre mesure des implications de nos choix. Nous n’avons pas l’ambition de changer le monde, ni même de l’améliorer ou d’en infléchir l’avancement maléfique. Nous agissons en accord avec notre moi profond, sans volonté d’ostentation ou d’abnégation, simplement parce que cela nous semble concordant avec notre nature divine et conscient que les implications mondaines de nos choix, y compris envers nous, nous sont étrangères et sans intérêt. Il ne s’agit pas d’agir en communion avec le monde mais d’agir pour confirmer à nos propres yeux la distance qui ne cesse de s’accroître entre ce monde pourrissant et notre détachement qui nous aide à nous en départir. C’est une sorte d’épiphénomène, une parenthèse dans notre détachement et dans la marche du monde qui suivent inexorablement des voies divergentes vers un avenir sans aucun rapport.
La violence du monde nous est étrangère mais la souffrance qu’elle impose à ses créatures, dotées ou non d’esprit, ne nous indiffère pas et nous tentons de la soulager tant qu’elle ne nous impose pas de renoncer à notre cheminement vers le détachement et l’ataraxie.
Éric Delmas – 13 juillet 2013