Les cathares et la logique de la victime émissaire

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Ou comment le christianisme, d’abord épiphénomène juif, est devenu ensuite le point de cristallisation de la violence des païens polythéistes de tout poils, avant d’acquérir lui-même un statut de référent et de répéter ce schéma sociologique sur une partie de sa propre communauté.

Introduction
Quand on observe les choses de l’œil de l’historien on se trouve finalement manipulé par le mouvement de l’histoire au point d’en observer les choses de trop près et de ne plus en voir l’ensemble.
En outre, la culture dominante imprime sa légitimité à toute analyse et gêne ainsi l’appréciation fine d’un processus global qui tend à se fondre dans l’inconscient collectif.
Comprendre comment une religion, qui fut victime en ses débuts d’une forte répression et d’un rejet quasi unanime du milieu au sein duquel elle s’est développée, a pu finalement appliquer à une partie de ses membres le même procédé d’exclusion violente, afin de les éliminer, permet de tirer des enseignements généraux fort utiles pour appréhender notre quotidien et envisager notre avenir.

Rappel du mécanisme de cohésion sociale

La lecture de l’ouvrage de René Girard : Des choses cachées depuis la fondation du monde permet de comprendre les fonctionnements profond des sociétés humaines. Si l' »évolution” fait petit-à-petit disparaître les formes brutes de cette organisation, les fondements demeurent les mêmes.
L’hominisation tend à exacerber les phénomènes mimétiques d’appropriation — communs au monde animal dit supérieur — qui ont comme risque principal, la destruction de la structure sociale tout entière si elle dépasse le stade nucléaire, généralement centré sur le mâle dominant et seul reproducteur. Inconsciente de ce phénomène, la communauté va alors reporter ce malheur sur un individu unique jugé responsable du phénomène. L’élimination du perturbateur va ramener le calme justifiant, après coup, son éviction du groupe. Plus la crise est forte et plus sera forte la méthode d’élimination.

Pour justifier l’élimination de la victime choisie, plusieurs points sont utiles. D’abord, il convient que la victime soit considérée comme étrangère au groupe concerné sous peine de reporter sur le groupe la responsabilité du problème. Cela se fait de façon variable ; l’étranger, le rôdeur, le gitan, le hippie est idéal, mais faute d’une étranger clairement identifié le groupe peut chercher d’autres éléments de différenciation : un comportement, un mode de pensée, un mode d’expression excessif ou trop modéré, etc., tout ce qui sort de la sacro-sainte “norme” est bon à prendre.

Si nécessaire, il est également possible de renforcer l’étrangeté de la victime à venir en lui attribuant des pouvoirs occultes — le mauvais œil ou la peste morale pour ne reprendre que les plus couramment mis en avant — qui seront d’autant plus utiles que la personne concernées sera supposée les utiliser à son insu. De cette façon, la victime ne peut même plus se défendre des accusations.

Comme pendant tout ce temps la crise persiste, amplifiée par les pseudo-découvertes d’événements qu’on lui rapporte et qui deviennent des évidences alors qu’en d’autres temps ils seraient passés inaperçus (comète, pleine lune, etc.), l’immolation de la victime émissaire devient le seul moyen imaginé pour faire cesser cette crise portée par l’angoisse collective. Une fois la victime disparue, la crise retombe forcément d’elle-même et prouve ainsi la légitimité de l’action collective.

Ainsi présenté, ce mécanisme vous semblera certainement assez familier et vous n’aurez aucun mal à l’appliquer à des situations connues.

Christianisme et victime émissaire

Les chrétiens ont connu ce sort réservé à l’étranger et l’épisode de Néron les accusant de l’incendie de Rome pour mieux se dédouaner et cristalliser la colère des romains en est un exemple patent.

Le paganisme agonisant a cherché dans le christianisme — religion inquiétante à l’époque car à vocation hégémonique et exclusive — l’argument de ses déboires et a réussi pour un temps à maintenir sa cohésion avant de voir les rôles se renverser à partir de Constantin et surtout Théodose quand il devint à son tour minoritaire et objet de poursuites.

Alors, comment est-il possible que les responsables chrétiens aient pu endosser si facilement l’habit du tortionnaire ? Tout simplement parce qu’ils n’étaient mû que par leurs pulsions humaines. En effet, ce comportement est inhérent à notre nature humaine et ce qui le caractérise c’est que ceux qui le pratiquent n’en ont pas conscience et agissent donc de bonne foi.

Aussi, quand des mouvements ont mis en péril la stabilité du christianisme naissant en proposant une autre interprétation des textes et une autre perspective, comme Marcion en fut un exemple criant au deuxième siècle, la réaction mondaine de ces premiers chrétiens fut logique. Ils ont maintenu la cohésion du groupe en en excluant tous ceux qui la menaçait, fut-ce à juste titre.

Cette pratique a perduré jusqu’au quatrième siècle qui vit l’élimination violente du dernier groupe dissident (Priscilien d’Avila). Ensuite, les penseurs chrétiens s’attelèrent à contenir toute tentative de dissidence, considérée comme une résurgence des comportements mimétiques susceptibles de déstabiliser le groupe en créant des concurrences. Les conciles œcuméniques montrent bien que ce combat contre les divergences au sein du groupe chrétien ont occupé à plein temps les huit premiers conciles jusqu’à ce que l’apparente cohésion vole en éclat et provoque le schisme entre l’église d’Orient et celle d’Occident.

Ce schisme coïncidait avec un événement majeur, l’an mil. De partout des chrétiens persuadés de vivre le moment exaltant de la seconde parousie du Christ commencèrent à vouloir corriger ce qu’ils considéraient comme des erreurs du christianisme officiel. L’on vit beaucoup de mouvements de dissidence apparaître mais ce fut également l’occasion pour des chrétiens longtemps réprimés de reprendre espoir et de réapparaître au grand jour.

Comme ce mouvement n’était pas coordonné, ils apparurent de façon hétéroclite pendant quelques années avant de s’organiser en églises qui furent alors reconnues et la plupart du temps réprimées.

Dès lors, la réaction des autorités ecclésiastiques judéo-chrétienne fut de vouloir rétablir l’ordre ancien selon les mêmes procédés. La réforme grégorienne en donnant un tour de vis doctrinal fut le détonateur de l’explosion de la diversité chrétienne. Si les mouvements anciens fortement réprimés restèrent finalement éteints, d’autres qui couvaient et qui se maintenaient dans certaines zones de la chrétienté trouvèrent le moyen de s’exprimer.
Dès lors la logique répressive d’un système, basé sur une adhésion aveugle et un refus absolu de toute controverse, n’avait d’autre moyen d’expression que la volonté d’éradication des contestataires.
Cependant le contexte politique médiéval n’était plus aussi monolithique que l’Empire Romain, même divisé en deux entités.
Les pouvoirs régionaux et les velléités autonomistes des vassalités locales créaient un frein puissant à l’expression d’un pouvoir spirituel centralisé et éloigné, comme celui du Pape à Rome, qui en outre ne disposait pas de moyens de coercition efficace.
L’arrivé d’un pouvoir spirituel fort, symbolisé par un Pape jeune et ambitieux comme Innocent III, permit l’instauration d’un légalisme nouveau plaçant le vicaire du Christ au-dessus des pouvoirs temporels et instituant un crime de lèse-majesté divine.

Doté des outils temporels nécessaires le pouvoir religieux allait mener une campagne répressive visant à restituer une autorité unique — alors même que la menace réelle demeurait extrêmement faible, y compris dans les régions les plus concernées — en accord avec le système mimétique le plus aveugle puisque la désignation de la victime à sacrifier était très difficile comme le montre l’exemple extrême de Béziers où la désignation du coupable est finalement renvoyée à Dieu lui-même : « Tuez-les tous, Dieu connaît les siens ! ».

Les outils sacrificiels au service de la répression

Quand les romains crucifiaient les délinquants de basse extraction, les chrétiens firent de cette infamie un titre de gloire et un outil sacrificiel.
Il est intéressant de noter que ce glissement valorisant s’est effectué de la même façon ensuite en ce qui concerne le bûcher. En effet, ce procédé destiné à éliminer le condamné tout en lui retirant tout espoir salvateur de résurrection par la destruction totale du support corporel, va devenir le symbole sacrificiel ultime, notamment quelques années plus tard avec Jeanne d’Arc, et les reste aujourd’hui, et pas seulement dans les cultures orientales puisqu’on l’observe aussi bien — quoique de façon plus rare — en occident ou dans les cultures musulmanes.
Au Moyen Âge, il est amusant de souligner que ce supplice ne pouvait être vécu, sur le plan doctrinal s’entend, par les cathares avec la même horreur que celle qui aurait été inspirée à leurs tortionnaires soumis au même supplice.
En effet, si les catholiques — comme les Juifs d’ailleurs — sont très attachés à la conservation du corps et à sa lente décomposition en vue d’une résurrection future, les cathares n’y attachaient strictement aucune importance puisque pour eux le corps matériel est œuvre du démiurge et non de Dieu.
En outre, la constance observée pendant l’endurance du supplice était de nature à impressionner l’observateur catholique — comme le rapportent quelques témoignages — qui y voyaient alors un signe potentiel de l’innocence du sacrifié, voire de sa sainteté quand ce dernier semblait joindre les mains en signe de prière dès lors que le feu avait détruits les cordes qui les entravaient.

N’oublions pas non plus l’usage détourné du sacrifice que faisaient les inquisiteurs pour détecter les suspects d’hérésie. Je parle du sacrifice imposé d’un poulet dont le refus signait l’appartenance à la foi cathare.
Certes, la notion purement sacrificielle est à rejeter mais il est intéressant que ce soit cette pratique qui ait été choisie alors qu’il y avait bien d’autres moyens de confondre un suspect.

Conclusion

La logique de la victime émissaire est étroitement liée aux systèmes dominants à connotation sacrificielle. On comprend donc aisément que vis-à-vis du catharisme qui rejette cette conception de stigmatisation et cette volonté de pouvoir, il ne pouvait y avoir de logique sacrificielle, ce qui confirme que ces derniers ne recherchaient en aucune façon une telle gloire, contrairement aux chrétiens des premiers siècle qui faisaient du martyre un instrument de sanctification.
Les cathares ne recherchaient pas le sacrifice ultime car il n’y voyaient pas de valorisation de leur état de chrétien, ce dernier dépendant uniquement de l’essor spirituel réalisé en ce monde. Pour autant leur détachement du monde ne leur faisait pas considérer la mort comme un événement désolant et cette ambiguïté à certainement influencé l’imagerie catholique qui prétendait que les cathares couraient au bûcher en chantant et de bon gré.
Ce détachement de la logique de la victime émissaire confirme que le catharisme n’est pas une religion mondaine issue de la nécessité de contrer le phénomène mimétique et son attachement au message Christ/Évangile confirme son détachement de toute tentation dominatrice en ce monde qui signe son caractère purement spirituel.
Inversement, l’attachement à l’Ancien Testament du judéo-christianisme et son usage des méthodes de compensation du phénomène mimétique — dont le recours à la victime émissaire — en vue d’asseoir un pouvoir temporel, confirme que ce courant religieux, comme ceux qui suivent la même voie (judaïsme et Islam notamment), est strictement mondain et nullement spirituel.

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