Qu’est – ce que le monde?
« Je prie pour eux ; Je ne prie pas pour le monde, mais pour ceux que tu m’as donnés. »
Quel peut être ce monde qui ne serait digne des prières de Jésus- Christ ? Ces paroles de Jean (17, 9) paraissent au premier abord bien énigmatiques.
Si le terme « Kosmos » (monde) apparaît 186 fois dans la Bible, l’Évangile de Jean, à lui seul, en présente 78 occurrences. On peut donc considérer ce mot comme terme – clé dans cet évangile. Ces nombreuses occurrences ont éveillé ma curiosité pour deux raisons précises .On sait par les Écrits cathares qui nous sont parvenus l’importance majeure que les Chrétiens médiévaux accordaient à l’Évangile de Jean et on connaît aussi la singulière attitude de ces derniers quant au comportement à adopter vis-à-vis du monde. Or, l’Évangile de Jean est le seul à parler vraiment du détachement au monde. Ce qui explique en partie l’empreinte qu’il a laissée dans la doctrine cathare.
D’ordre plus personnel, la deuxième raison qui a conduit ma réflexion, était ce besoin d’appréhender les différentes réalités de ce terme « monde » pensant en faire ainsi un soutien efficace au difficile lâcher – prise, car mieux connaître ses faiblesses rend plus fort.
En étudiant donc les apparitions du mot « monde » au fil du texte johannique, au moins six sens se distinguent qui recouvrent des réalités différentes, selon que le texte parle de personnes ou de choses.
- Kosmos (monde) dans son sens premier est le contraire de « chaos ». Il représente un ordre, un arrangement harmonieux. Il désigne alors tout aussi bien l’Univers et ses lois, les planètes, le monde – terre, la Création, mais aussi la totalité des biens terrestres, les richesses comme les plaisirs vains, obstacles au chemin christique qui poussent au désir et éloignent de Dieu.
- Quand le monde désigne des personnes, il peut s’agir de l’humanité tout entière (Jean 3,16- 17) ou bien du monde des non-croyants, ou encore des êtres hostiles à Jésus- Christ (Jean 7,7 et 15, 18-19), ou enfin le monde des croyants comme dans Jean 1, 29 – 6,33 – 12,47).
Je me propose maintenant de reprendre certaines de ces occurrences du mot « monde » et d’en relever le sens johannique et ses répercussions possibles dans une interprétation purement cathare.
Quand le «monde» désigne des choses
Avant la fondation du monde se trouve la préexistence du Verbe – Christ (Logos). Jésus-Christ affirme lui -même cette préexistence. Il est, avec son Père, avant que fût le monde, c’est – à – dire avant le commencement du monde- univers (Jean 17, 24) rappelant ainsi le prologue de cet Évangile :
« Au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu, et le Verbe était Dieu…
Nous sommes, dès ce prologue, plongés dans le paradigme du Principe principiel tel que l’exprime la pensée cathare. De cette préexistence éternelle découle toute la cosmogonie chrétienne : le monde- univers apparaît après Dieu (Père) et son message (Christ- Fils), et cette prééminence confère à Christ l’Amour de Dieu pour l’humanité (Jean 3, 16-17). Christ est pur message, message d’Amour incarné par Jésus qu’il soit Fils élu, ou principe du Bien, selon les besoins des croyants. Il est instructif dans le discours johannique de relever la dimension symbolique des syntagmes propres à cet évangile : Logos, Verbe, Lumière, tour à tour désignent le Christ- message, lui conférant une dimension essentiellement spirituelle qui extirpe tout croyant de la gangue anthropomorphique qui le retient plus facilement dans sa prison de chair. Le mot « Lumière » est on ne peut plus révélateur du procédé johannique. Par trois fois Jésus se déclare « la lumière du monde » (Jean 8,12 – 9,5 et 12,46. Encore une projection qui fait la force de cet évangile : il faut comprendre Jésus- Christ comme pur message spirituel. Aucun doute n’est plus permis après l’autorité du verset 9,5 :
« Aussi longtemps que je suis dans le monde, je suis la lumière du « monde».
Le messager de Dieu n’est pas le messie attendu, non plus le justicier de Dieu ; c’est un simple message d’Amour contenu dans les trois versets 13, 34 et 15, 12 – 13. Pourtant les humains, attentistes d’autres fausses lumières qu’on nommerait plutôt ténèbres, ne parviennent pas à saisir ce message. 1, 10 : « Il était dans le monde, et le monde fut par lui, et le monde ne l’a pas reconnu. »
Dans ce monde qui désigne les choses on doit distinguer aussi le monde – Terre. Il représente la « maison » de l’humanité en rapport avec la vie et la mort physique de tout être humain. Ce sens est contenu dans les expressions « quitter le monde » et « venir dans le monde ». À la naissance, on « vient dans le monde », tant qu’on est vivant, on est dans le monde, quand on meurt, on quitte ce monde : 16, 28 : « Je suis sorti du Père et je suis venu dans le monde ; tandis qu’à présent je quitte le monde et je vais au Père. » et aussi en 17, 11 « Désormais je ne suis plus dans le monde ; eux restent dans le monde, tandis que moi je vais à toi. Père saint, garde – les en ton nom que tu m’as donné, pour qu’ils soient un comme nous sommes un ».
On notera, pour ce dernier verset, dans les paroles johanniques l’essence du concept cathare de consubstantialité entre le principe du Bien (Dieu) et l’Esprit – Paraclet (Jésus – Christ) qui ne font qu’un, consubstantialité attribuée de même aux esprits saints prisonniers (« eux ») qui après s’être libérés du monde de la chair retrouveront leur place dans l’Esprit Unique.
Quand le monde désigne des personnes
Dans les versets suivants (3, 16 « Dieu, en effet, a tant aimé le monde… »), (8, 12 « Je suis la lumière du monde…) et (9, 5 « aussi longtemps que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde »), le « monde ») désigne précisément l’humanité.
Dès le début de l’Évangile de Jean, la mission de Jésus- Christ est présentée de manière très précise (3, 16 – 17). L’amour de Dieu pour l’humanité se manifeste par son don de la vie éternelle dans tout esprit prisonnier qui suivra la lumière christique, c’est-à-dire le commandement d’Amour. Cette universalité du Salut est spécifiée par le terme « monde ». Le monde – humanité peut être compris comme une réalité, ni bonne ni mauvaise qui peut atteindre le Salut si sa foi dans le Bien est suffisante, si elle marche dans la lumière christique.
En 11, 25, Jésus dit à Marthe : « Je suis la Résurrection et la Vie : celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra ; et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. Crois – tu cela ? » Ainsi Lazare a- t-il échappé à la mort spirituelle en répondant à l’appel du Christ, c’est-à-dire en retrouvant la foi. Car la « Lumière », elle aussi est dotée de plusieurs sens dans la langue johannique. En effet, si elle est le message de Dieu envoyé à l’humanité, elle est aussi et en même temps, la réponse de l’humain à Dieu dans l’expression de sa foi. Jésus déclare (12, 46 – -47) : « Moi, la lumière, je suis venu dans le monde, afin que quiconque croit en moi ne demeure pas dans les ténèbres. […] car je ne suis pas venu juger le monde, je suis venu sauver le monde. » Messager venu sauver l’humanité, il pose une condition à ce Salut, c’est la foi, c’est-à-dire choisir la lumière, sortir des ténèbres. Au contraire, rester dans les ténèbres c’est se vouer à la mort spirituelle, ou encore à une nouvelle transmigration.
Le monde dans le paradigme johannique désigne parfois les non- croyants.
Dans Jean 17, -9 on peut lire : « Je ne prie pas pour le monde, mais pour ceux que tu m’as donnés ». Ces derniers représentent les disciples mais aussi les nouveaux croyants, ceux « qui ont reçu et observé la parole de Dieu », le monde dans ce cas précis représente alors tous les autres, les non – croyants, ceux que les disciples auront pour mission d’éclairer comme Christ était venu pour éclairer le monde – humanité.
Enfin le monde peut désigner le domaine du Mal.
7,7 : « Le monde ne peut pas vous haïr, tandis que moi, il me hait parce que je témoigne que ses œuvres sont mauvaises ».
15, 18 – 20 : « Si le monde vous hait, sachez qu’il m’a haï le premier. Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui lui appartiendrait ; mais vous n’êtes pas du monde : c’est moi qui vous ai mis à part du monde et voilà pourquoi le monde vous hait […] S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront vous aussi… »
17, 14-15 : « Je leur ai donné ta parole et le monde les a haïs, parce qu’ils ne sont pas du monde, comme je ne suis pas du monde. Je ne te demande pas de les ôter du monde, mais de les garder du Mauvais… »
Dans ces divers versets, le monde hostile à Jésus, comprend tous ses ennemis, ceux qui voulaient sa perte et s’acharnèrent jusqu’à la réussite. On peut y voir aussi tous ceux qui, du premier siècle aux guerres de religion, n’adhérèrent pas à la foi chrétienne, et l’apréhendèrent comme un danger politico – social à combattre. Mais en filigrane transparaît le monde tel que le conçoivent les cathares.
Le message est clair : suivre la voie du Christ, c’est être exclu du monde: « c’est moi qui vous ai mis à part du monde et voilà pourquoi le monde vous hait ».La persécution des cathares et des vaudois du Moyen- Âge (qui choisirent la mise en pratique de cette voie évangélique), illustre parfaitement ces prédictions.
« S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi ». C’est ici un Christ visionnaire qui annonce les siècles de persécutions à venir.
Finalement c’est au chapitre VIII que nous sont clairement révélées les raisons de ce rejet irrévocable. En effet, la fameuse diatribe adressée aux Juifs découvre la réelle origine de ce monde tout en le considérant seul responsable de l’échec christique.
Jean 8, 43- 47 : « Pourquoi ne comprenez- vous pas mon langage ? Parce que vous n’êtes pas capables d’écouter ma parole. Votre père, c’est le diable et vous avez la volonté de réaliser les désirs de votre père. Dès le commencement il s’est attaché à faire mourir l’homme ; il ne s’est pas tenu dans la vérité parce qu’il n’y a pas en lui de vérité. Lorsqu’il profère le mensonge, il puise dans son propre bien parce qu’il est menteur et père du mensonge. Quant à moi, c’est parce que je dis la vérité que vous ne me croyez pas. […] Si je dis la vérité, pourquoi ne me croyez – vous pas ? Celui qui est de Dieu écoute les paroles de Dieu ; et c’est parce que vous n’êtes pas de Dieu que vous ne m’écoutez pas. »
C’est donc ici que s’interpénètrent le monde des non – croyants et le monde du Mal, se renforçant l’un l’autre. Et le moyen de résister à cette interpénétration se trouve dans la connaissance de la Vérité, argument topique commun à cet Évangile et à la pensée cathare. Le non – croyant prisonnier du monde, une fois éveillé (par la « Lumière »), ou encore avisé (par la Parole), ne peut continuer à vivre selon les règles de ce monde mais doit commencer son chemin vers le Bien. Ceci est merveilleusement résumé dans la lettre attribuée à Jean :
I Jean 5, 19 –21 : « Nous savons que nous sommes de Dieu, mais le monde tout entier gît sous l’empire du Mauvais. Nous savons que le Fils de Dieu est venu et nous a donné l’intelligence pour connaître le Véritable. Et nous sommes dans le Véritable en son Fils Jésus- Christ. Lui est le Véritable, il est Dieu et la vie éternelle. Mes petits enfants gardez- vous des idoles. »
L’inspiration johannique dans les écrits cathares
En lisant les Écrits cathares, on se rend très vite compte de la forte empreinte que l’Évangile de Jean a gravée dans la doctrine cathare.
L’auteur du Traité cathare anonyme, pour développer son argumentation sur la différence entre création matérielle et création spirituelle s’appuie amplement sur cet Évangile, citant à l’envi les expressions johanniques sur le monde, à savoir les versets 15,9 ; 17, 1 ; 17, 14 ; 17, 16 et 18, 36 ainsi que la première épître attribuée à Jean (citée ci – dessus).
Jean de Lugio, dans Le Livre des Deux Principes, chapitre « des signes universels » s’appuie pour formuler sa démonstration ciselée, sur le chapitre 2 de cette même lettre :
I Jean 2, 15 – 16 : « N’aimez pas le monde ni ce qui est dans le monde. Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui, puisque tout ce qui est dans le monde, – la convoitise de la chair, la convoitise des yeux, et la confiance orgueilleuse dans les biens -, ne provient pas du Père, mais provient du monde. Or le monde passe, lui et sa convoitise ; mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure à jamais ».
On retrouve bien, là, le substrat du commandement cathare pour ce qui concerne notre comportement vis à vis du monde.
Mon regret, au terme de ma petite recherche, est de n’avoir pu récolter dans la pensée johannique des réflexions particulières sur le monde – nature, ce monde dont il est si difficile de me déprendre. Ce monde – nature situé dans le domaine des choses, est probablement parmi les ressorts les plus puissants à nous attacher à la terre. Car, comme l’a si bien dit le poète, ils « s’attachent à notre âme et la force d’aimer ». De telles tribulations ne peuvent de toute façon interrompre le chemin emprunté, et cet Évangile johannique est pour moi, aujourd’hui, une source inépuisable de réponses aux questions surgissant sur le chemin.
Chantal Benne © 17/07/2025