L’histoire des religions est-elle aujourd’hui une mission impossible ?

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L’histoire des religions est-elle aujourd’hui une mission impossible ?

Introduction

J’avais déjà, dans un article vieux de près de deux ans, évoqué les paradoxes de la recherche historique, particulièrement présents en matière d’histoire des religions.Je me dois de rajouter à ce sujet quelques éléments de compréhension qui vont peut-être surprendre vos tranquilles certitudes en matière de fiabilité de ce qui apparaît souvent comme une science alors qu’il s’agit au mieux d’un art.

Il en va de la recherche historique comme de la médecine et de la justice. Cette discipline ne pose pas de lois en elle-même mais elle utilise les lois posées par des sciences qu’elle utilise aux fins de résoudre ses problèmes, voire ses paradoxes.
En fait, médecine et histoire sont deux activités qui fonctionnent sur le même principe que la justice, à savoir l’enquête qui sert à mettre en évidence des hypothèses et l’intuition qui sert à trier parmi les hypothèses afin de dégager un choix préférentiel que l’on va tenter d’étayer au mieux. Ensuite, soit on obtiendra un résultat indiscutable (aveu, guérison, confirmation secondaire), soit on devra conserver la modestie d’accepter que le résultat soit sujet à remise en question ultérieure.
Comme en médecine et en enquête policière et judiciaire, la recherche historique utilise des outils validés par d’autres sciences. L’étude des documents utilise les sciences physiques pour les dater et les sciences humaines pour les situer dans leur contexte social et humain. Mais elle ne peut se limiter à cela et elle va être amenée à formuler des hypothèse qu’elle cherchera à valider ou à écarter.
C’est le centre de mon propos d’aujourd’hui.

Les outils de la recherche historique

Si la vie était simple — et je crois que nous le saurions aujourd’hui — l’utilisation de pièces datée infailliblement serait l’unique outil des études historiques et les auteurs des documents seraient des adeptes d’une vérité objective qui nous éviterait tout risque d’erreur.
Malheureusement, la vie n’est pas un long fleuve tranquille et la recherche historique doit faire avec.
Les documents sont souvent rares, parfois incomplets ou partiellement falsifiés de façon intentionnelle ou non et toujours insuffisants à rendre une situation dans sa complexité.
C’est pour cela qu’il faut contrôler les sources, les dater, les replacer dans leur contexte, les comparer à d’autres documents pour en vérifier l’authenticité, en étudier la composition pour rechercher des modifications (coupures, rajouts, interpolations, etc.), dégager les intentions du rédacteur et celles des copistes, comparer plusieurs versions quand elles existent, etc.
Mais souvent les sources sont rares ou manquantes, particulièrement quand l’époque de leur rédaction est ancienne ce qui influe sur les souhaits ou conditions de conservation, également quand ces sources émanent de courants de pensée qui ont eut le malheur d’être victime d’un courant opposé qui a pu s’imposer et qui fit le choix d’éliminer toute trace de contestation.
C’est alors que les outils doivent savoir se diversifier.
Viennent alors se rajouter à des sources patentes des sources susceptibles de fournir des indices importants pourvu qu’on sache et veuille les étudier.
Les archéologues ont appris à utiliser des éléments parfois surprenants pour aider les historiens à construire leurs théories. Les méthodes de construction, les éléments de la vie quotidienne (poteries, outils et même excréments) permettent de dater des époques avec fiabilité et de confirmer des choix de vie à des périodes où les sources écrites manquent.
Tout cela est bel et bon pour les recherches historiques portant sur une société dont on cherche à comprendre la construction sociale et politique. Qu’en est-il quand on cherche à établir l’histoire d’une religion ?
Une religion est un élément, souvent majeur, de la vie d’une société qui amène à des choix de vie que l’on retrouve dans les documents et dans des éléments archéologiques identifiables. Mais ces supports utiles à la recherche historique peuvent s’avérer insuffisants, voire trompeurs si l’on oublie l’essentiel ; une religion est avant tout une somme de croyances rassemblées dans un corpus théologique qui définit le rapport transcendantal de la communauté à la sphère divine qu’elle s’est choisie.
L’étude de la doctrine est donc au moins aussi important que l’étude des documents car elle est souvent moins sujette à modifications malveillantes que ces derniers. L’homme hésite à tricher avec ses croyances quand il n’a aucun scrupule à le faire avec les documents qui sont susceptibles de se retourner contre lui.
La théologie est donc une science que l’on doit prendre en compte dans la recherche historique. Cependant, cet outil est difficile à manipuler car il n’est pas neutre. Comme certains outils physiques il faut tenir compte des modifications plus ou moins subtiles qu’il peut apporter à l’interprétation des résultats, lesquels sont dépendants des instruments utilisés et des pré-requis conscients ou non qui influencent l’opérateur.

Qu’est-ce que l’histoire exactement ?

L’histoire est un choix.
En effet, le chercheur va devoir borner son champ d’investigation. Pour ce faire il va lui falloir définir ce qu’il entend par l’objet de sa recherche. L’exemple simple que je pourrai prendre est celui de l’histoire de France.
Que doit contenir un livre d’histoire de France ? Faut-il se limiter à l’histoire du pays et du peuple sur un plan géographique ? Par exemple la France n’est-elle digne d’être considérée comme telle qu’à compter du moment où ses frontières furent fixées comme elles le sont aujourd’hui ? Auquel cas, l’histoire de France commence en 1918 !
Ou bien est-ce le peuple franc qui doit déterminer le début de notre histoire commune ? À ce compte il faudrait que les livres s’ouvrent sur Clovis.
Mais on peut aussi imaginer que les premiers habitants d’une partie significative du territoire sont en quelque sorte les premiers français. Dans ce cas, ce sont les grottes de Tautavel, celles des Eyzies, de Lascaux et les premiers habitats des néanderthals qui vont débuter notre histoire. Et ma foi, au nom de quel principe devrait-on jeter l’anathème sur un choix plutôt qu’un autre. Ce qui serait malhonnête serait de dire que l’on veut être exhaustif et se limiter au dernier siècle.
Et nous ne parlons pour l’instant que de l’histoire classique. Or, il y a plusieurs histoire.
L’histoire des sciences et des techniques ne peut se limiter à un contexte géographique et temporel.
Elle doit y ajouter une étude de l’évolution de l’esprit humain en fonction des connaissances scientifiques et des découvertes techniques. Qui ajouterait foi à une histoire des techniques qui ne ferait pas le lien entre les différents temps historiques et les progrès techniques ? Comment peut-on envisager de nier qu’il y eut une raison pour passer du tronc d’arbre à la roue, du feu à la poterie cuite, etc. ?
Or, d’aucuns veulent nous faire croire que ce qui est évident pour tous les autres domaines serait inacceptable pour l’histoire des religions.
Ou plutôt, il faudrait que l’histoire des religions se plie aux contraintes et aux concepts imposés par le groupe de religions dominantes dans le pays.
C’est inacceptable et ridicule. Aussi devons-nous réfléchir à la meilleure façon de parler de l’histoire des religions.

Comment aborder l’histoire des religions ?

Sur la base de ce que nous venons de définir, l’histoire des religions doit se réfléchir selon tous les éléments qui participe à sa construction.
Les religions s’installent et se modifient en fonction des lieux où elle apparaissent, se développent et parfois disparaissent. Elles dépendent aussi des doctrines qu’elles construisent et qui parfois sont évolutives alors que d’autres se figent en dogmes. Enfin, les hommes vont orienter l’évolution des religions selon des critères variés, plus ou moins dépendant des qualités et défauts de la nature humaine.
Ce sont donc tous ces éléments qu’il convient de mixer pour construire une histoire des religions qui soit la plus honnête possible.
L’élément fondamental me semble-t-il est la doctrine. En effet, une religion est avant tout une doctrine construite pour réaliser une relation entre les hommes et un ou plusieurs éléments transcendants dans lesquels les hommes reconnaissent un rapport direct avec leurs aspirations.
Il y a plusieurs façons de traiter la doctrine. Dans les religions les plus courantes sous nos latitudes, certaines considèrent que leur doctrine leur est fournie par l’entité supérieure, généralement appelée Dieu, et qu’elle est donc intouchable car personne ne peut corriger Dieu. C’est un peu le concept que l’on trouve chez les musulmans.
D’autres religions considèrent que l’essentiel de la doctrine est fourni par Dieu mais que des hommes choisis sont amenés à développer la doctrine pour lui donner un caractère normatif utilisable par les hommes. C’est un peu l’idée que j’ai du judaïsme.
D’autres encore considèrent que Dieu va envoyer un messager divin qui viendra confirmer les éléments doctrinaux et désignera des représentants chargé de leur mise en forme et de leur application. Je reconnais dans cette description le système que j’appelle judéo-chrétien (catholiques, protestants et orthodoxes) car constitué d’un conglomérat de judaïsme et de christianisme.
Enfin il y a des religions qui considèrent que les choses ne sont pas figées car Dieu n’a jamais fixé les dogmes religieux de façon indiscutable. Par conséquent la doctrine peut conserver une certaine souplesse dans un cadre général suffisamment précis pour éviter des syncrétismes excessifs.
En outre, les hommes vont faire évoluer leurs doctrines différemment de leurs coreligionnaires s’ils en sont séparés sur de longues périodes ou si des personnalités marquantes viennent à diriger certaines congrégations. C’est pour cela que l’on observe des différences au sein de mêmes groupes religieux selon les régions où ils se trouvent et c’est pour cela que des divergences ont pu naître quand des personnalités fortes se sont affrontées pour des raisons de pré-éminences.
On comprend aisément que voir l’histoire des religions selon l’angle d’un de ces groupes ne peut conduire qu’à une approche erronée des autres groupes.
Or, nous sommes depuis plusieurs centaines d’années baignés dans un système judéo-chrétien catholique qui influence toute la société, y compris celle qui se dit athée et qui impose certains de ses concepts à tous les modes de réflexion. Personne ne doute que l’année actuelle soit 2010 et pourtant c’est un concept basé sur une date fausse prétendue être celle de la naissance de Jésus. Même si l’on est convaincu qu’il n’a pas existé ou qu’il ne s’est pas incarné, l’année reste admise comme étant 2010. Les rythmes annuels sont catholiques (notamment concernant les fêtes et le repos dominical), le langage est totalement imprégné de christianisme et l’idée d’une religion monolithique et immuable est considérée comme une évidence.
Ajoutez à cela un gros problème pour tout historien qui est que la religion doit rester dans la sphère intime et que l’introduire dans une réflexion scientifique est une faute grave.
Vous vous retrouvez donc avec des lectures de l’histoire qui essaient sans y parvenir d’évacuer l’approche chrétienne catholique en s’interdisant la lecture de la religion étudiée, ce qui abouti inévitablement au mieux à une approche tronquée qui perd tout son sens et, au pire à une approche biaisée par des considérations catholiques qui n’ont pas de valeur pour la religion concernée.
On pourrait multiplier les exemples à l’envi. Par exemple, la recherche sur le catharisme a permis à certains de le qualifier de manichéisme car les polémistes catholiques s’étaient servi de cette accusation afin de disposer du corpus anti-manichéen d’Augustin et parce qu’ils avaient identifié dans la doctrine cathare des éléments qui leur rappelaient cette religion. Mais, selon l’humeur, d’autres vont l’accuser d’être de l’arianisme, du gnosticisme ou de venir de Paul de Samosate. On le voit, le fait de regarder une religion par un de ses éléments ne permet pas de la cerner exactement si cet élément n’appartient pas exclusivement à un dogme propre à une religion précise. Par exemple, le dogme trinitaire est typique des religions judéo-chrétiennes mais le rejet de la trinité n’est spécifique d’aucune religion.

Quelle lecture historique pour le catharisme ?

Si l’on veut étudier l’histoire du catharisme il convient de connaître certains points et de les intégrer à sa recherche.
Pour les cathares, il n’y a qu’un seul Dieu même s’ils reconnaissent l’existence d’autres entités supérieures à notre état matériel comme le Mal et ses créatures et les créatures du Bien.
L’envoyé de Dieu sur terre est une créature divine non incarnée que l’on appelle le Christ. Cela rattache donc le catharisme à la longue liste des religions qui voient dans le Christ un envoyé de Dieu, divin lui-même.
La doctrine est basée sur un concept unique, l’amour divin (Agapé) que l’on peut mieux comprendre sous la dénomination de Bienveillance ou plus précisément appelé Dilection.
À partir de ce concept principal, la doctrine se déploie par analyse logique et cohérente mais sans que les éléments retenus soient sujets à une dogmatique qui interdirait de les remettre en question. C’est pour cela que le catharisme offre une vision très diverse à l’observateur extérieur qui peut faire croire à des catharismes déconnectés les uns des autres alors que les cathares s’attachent à reconnaître le concept principal et attachent une importance plus ou moins relative aux éléments doctrinaux divergents.
Le catharisme n’existe pas ! En fait, ce terme est aujourd’hui utilisé pour désigner une religion reconnaissable à une doctrine donnée et qui fut observée dans une période donnée. En réalité cette religion existe depuis l’origine du christianisme où elle s’est manifestée comme un courant, important voire majoritaire à certains moments, minoritaire et pourchassé à d’autres, dont l’évolution doctrinale fut influencée par ceux qui la développèrent et dont l’expression et la connaissance dépendent des éléments ayant réussi à surmonter la répression dont elle fut victime sous plusieurs époques et plusieurs manifestations.
Quand on met ensemble ces éléments de reconnaissance, il est aisé de comprendre à quel point il faut faire fi de ses habitudes psychologiques pour être en mesure d’étudier le catharisme dans un objectif de réalité historique.
En effet, il ressort de cela qu’il y eut une antiquité cathare à la doctrine très différente de celle du Moyen Âge mais avec des fondamentaux comparables, qu’il y eut un catharisme des débuts du Moyen Âge qui était en fait la période d’affaiblissement d’un courant cathare antique et une période mouvementée d’au moins un autre et que la seconde moitié du Moyen Âge ne fut que l’expression d’un catharisme toujours en évolution qui fut identifié partiellement ici ou là par des témoins influencés par leur propre religion. L’apparente disparition de ce catharisme est liée avant tout à l’absence de sources scripturaires complètes et l’étude de sources d’Europe centrale montre d’ailleurs que certains éléments doctrinaux restèrent vivants même en l’absence d’une église organisée.
Cela explique d’ailleurs aussi que la résurgence du catharisme n’a rien de factuel ou d’opportuniste mais qu’elle correspond simplement à la conjonction d’un terreau favorable et d’une récupération d’informations correcte sur les éléments doctrinaux qui permet ainsi de reconstruire une doctrine adaptée à la période concernée.

Conclusion

Pour conclure cet exposé, je voudrais surtout que l’on retienne la nécessité pour ceux qui veulent étudier l’histoire du catharisme de ne pas se laisser manipuler et de mener leurs recherches en usant de tous les outils nécessaires à un travail de qualité et surtout complet.
D’autant que ceux qui prétendent restreindre à des outils précis le travail des chercheurs sont rarement poussés par une volonté altruiste et désintéressée. Il est certain qu’en rendant la recherche cathare stérile par interdiction d’explorer le champ théologique des christianismes antiques et médiévaux, ont laisse aux religions dominantes toute latitude de les rejeter dans les limbes de l’histoire.
Il n’y a pas de recherche historique objective. Toute science humaine est par définition subjective. Mais être subjectif n’est pas une tare ; ce qui l’est c’est de mentir aux autres et à soi-même en se déclarant objectif et c’est d’empêcher les autres de montrer l’intégralité des éléments constitutifs de l’histoire d’une religion, c’est-à-dire chercher à amputer la vérité historique pour des motifs rarement impartiaux.

Éric Delmas – 30/09/2010

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