Continent ou archipel ?

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Continent ou archipel ?

En ce moment de grande souffrance, comme celle vécue par ces familles victimes ou parentes de victimes de la succession de catastrophes qui frappent le Japon, j’observe la façon dont ce peuple, durement éprouvé, tente de surmonter ses angoisses et sa peine. Ce peuple dont l’éducation, la culture et la philosophie, voire la spiritualité, si différentes des nôtres et considérées par nous comme à la fois plus collectives et plus détachées, réagit sans aucun doute différemment de la façon dont nous réagirions dans nos cultures latines et judéo-chrétiennes.Pour autant, cette apparence est-elle la réalité et d’une façon plus globale, l’homme est-il capable de se maintenir groupé face aux aléas de la vie grâce à sa spiritualité ?

Spiritualité et religion

Ce qui distingue la spiritualité de la religion c’est que la première, quand elle ne distingue pas un courant de pensée — en général orienté vers une transcendance — désigne le rapport individuel à cette démarche de croyance.
La religion, comme l’indique sa racine latine, désigne une spiritualité de groupe généralement organisée autour d’un fonctionnement mondain. Elle relie les hommes et organise leur spiritualité autour de connaissances communes et de rites qui façonnent cette spiritualité et maintiennent la cohésion du groupe.

On pourrait penser que la religion est une évolution de la spiritualité, une amélioration qui transforme l’homme en le fondant dans un groupe dont il devient un élément indissociable.
Quand tout va bien cela est clairement visible. Mais qu’en est-il en cas de crise ?
Ce qui fait la force d’un mur de briques c’est que chaque élément est identique à l’autre et tient une place indifférenciée qui, même si ponctuellement cette place présente un caractère plus ou moins essentiel pour la stabilité de l’ensemble, est en fait parfaitement interchangeable et ne fait peser sur l’élément aucune contrainte spécifique. N’importe quelle brique, sous réserve qu’elle soit de même composition et de même structure que les autres, une fois en place subira le même “traumatisme” que n’importe quelle autre brique qui occuperait sa place.
Les briques dont la spiritualité constructive s’épanouit dans la religion d’un mur sont effectivement unies indéfectiblement et plus fortes et quoi qu’il arrive au mur, elles n’en subiront aucune remise en cause. Leur sort individuel sera indifférent et ne modifiera ce qui fait qu’elles furent briques et mur.
Chez l’homme spirituel les choses me semblent un peu différentes.
Nous avons vu avec René Girard1 que la construction de la société humaine s’est faite par amoncellement et non par cohésion. Si la religion est venue unir les hommes, elle fut en quelque sorte un passage obligé pour maintenir la cohésion du groupe. La forme naturelle de l’homme spirituel est la démarche individuelle. Chaque individu est différent de son voisin, quand bien même on leur trouverait de très nombreux points communs. Physiologiquement différents, même pour les jumeaux monozygotes, psychologiquement différents, sociologiquement différents et finalement spirituellement différents, les hommes ne sont pas des briques mais plutôt des pierres non taillées dont la nature et la forme aura une influence variable sur la stabilité du mur et, son effondrement ramènera chacune de ces pierres à son état initial.

Effets de la religion sur la spiritualité

Ne nous leurrons pas, toutes les religions ont, peu ou prou, le même effet sur les spiritualités individuelles.
D’abord, elles créent un sentiment d’appartenance à un groupe, ce qui pour un animal grégaire comme l’homme rassure et apporte plus de sérénité. Mais en même temps elle impose, de façon plus ou moins marquée, la nécessité de concessions plus ou moins importantes qui sont autant de fêlures imposées à la spiritualité individuelle.
Maintenant il est vrai que les choses diffèrent beaucoup selon la nature de la religion.

La situation la pire que nous connaissions est celle de ce que l’on nomme aujourd’hui des sectes. Dans ces “religions” l’individu est nié au profit du groupe, voire pire encore, au profit du gourou et de ses proches collaborateurs. C’est pourquoi il est si important de mettre l’individu en situation de dépendance psychologique, matérielle et affective. En outre, les procédés des sectes tendent à dévaloriser l’individu pour le convaincre qu’il n’est rien d’autre qu’une “brique” qui n’a de raison d’être que de s’insérer dans un mur pour bénéficier de sa protection et pour soutenir le toit qui est la finalité de son existence.
Une telle déstructuration parvient parfois à détruire la spiritualité, ce qui se manifeste par une destruction intellectuelle telle que l’individu sorti du groupe devient un inadapté psychologique complet.
Fort heureusement, le plus souvent, la force de la spiritualité individuelle est telle qu’elle se maintient en sommeil pendant toute la phase d’asservissement et, après un temps plus ou moins long de convalescence, elle reprend en mais, si j’ose dire, l’individu et lui permet de continuer son chemin.

Les religions plus classiques sous nos latitudes sont sans commune mesure avec ces sectes mais, dans des proportions très différentes et avec des intentions bien plus claires, elles produisent des schémas relativement comparables.
En effet, l’individu est considéré comme incapable de maintenir seul une spiritualité de qualité et ces religions se donnent donc pour mission de lui servir en quelque sorte de “béquille” spirituelle. C’est pour cela que les règles d’appartenance et de fonctionnement sont aussi nombreuses et rigides, débouchant parfois sur une dogmatique serrées, associée ou non à une pratique rituelle tout aussi cadrée.
Plus l’individu est considéré comme incapable a priori d’assumer sa spiritualité, plus la religion devient rigide et cette rigidité qui va aller jusqu’à multiplier les concepts invariables et les obligations incontournables provoque des zones de failles où la religion se trouve en porte-à-faux avec elle-même. Alors, comme tout retour en arrière semble inconcevable, le glissement se fait vers l’extrémisme qui nie encore davantage l’individu au profit de la religion et de ses représentants, ce qui ressemble de plus en plus aux sectes évoquées plus haut.
Quand la religion reste assez large dans l’appréciation qu’elle laisse à ses croyants de se faire une opinion précise plus ou moins divergente vis-à-vis des principes centraux qui eux demeurent intangibles en général, on observe deux attitudes.
Soit l’individu va avoir tendance à adapter la religion à ses conceptions spirituelles personnelles, tout en considérant qu’il est quand même intégré à la religion, et cela même s’il en dérive sur des points apparemment essentiels. C’est le cas des chrétiens appartenant à des religions dogmatiques qui remettent en cause des fondements jugés obsolètes bien qu’ils demeurent intangibles au regard des canons de l’autorité religieuse ou bien des variantes d’une religion ouvertes qui en arrivent à s’opposer les unes aux autres alors qu’elles sont censées appartenir au même groupe.
Soit l’individu va se trouver en manque de cohérence avec des éléments doctrinaux qui heurtent sa spiritualité propre et il aura deux types de réaction, quitter cette religion à la recherche d’un autre groupe plus en phase avec lui ou abandonner la religion pour en revenir à la spiritualité individuelle. On le comprend, ces deux choix sont déterminés par la confiance et le sentiment de l’individu en sa capacité à assumer seul sa spiritualité ou, au contraire, son besoin grégaire.

Le troisième groupe de religions est plus rare sous nos latitudes. Ce sont des religions qui se positionnent comme un “emballage” de spiritualités individuelles regroupées autour d’une doctrine simple qui laisse finalement beaucoup de place au positionnement individuel. À l’extrême, elles peuvent même ne pas fixer de doctrine religieuse et se comporter comme de simples philosophies. Le cas que nous connaissons bien est celui du bouddhisme.
L’individu reconnu comme être spirituel différent et indépendant s’agrège à un groupe sur la base de ce contrat minimal qui lui laisse toute liberté d’avancer avec ceux qui partagent avec lui plus que les éléments fondamentaux minimalistes.
De mon point de vue le catharisme entre parfaitement dans cette approche religieuse qui présente l’avantage, comme le roseau, de mieux supporter les difficultés inhérentes aux religions dans ce monde, que celles dont les obligations dogmatiques peuvent être renversées ce qui compromet fortement leur pérennité.

Alors, au final nous avons des religions qui tentent de fondre les spiritualités de leurs membres en un ensemble unique et indissociable, comme les continents furent formés de terres qui se sont agglomérées, même si à la marge on peut constater des effondrements ou séparations qui rendent à leur insularité certaines individualités spirituelles.
De même, d’autres vont se contenter de créer une frontière floue autour d’îlots spirituels indépendants et laisser passer dans cet ensemble les courants qui baignent plus particulièrement chaque individualité. Ces archipels sont à la fois plus stables et durables face aux accidents de la vie religieuse et plus stables face aux tempêtes.

Comment évoluent les religions ?

Si j’ai choisi cette analogie géologique en cette période où la géologie se rappelle durement à nos esprits, c’est que je lui trouve plein de correspondances avec l’analyse que je porte sur la religion.

En effet, comme les continents les religions monolithiques sont parfois secouées de soubresauts qui participent à leur consolidation et à leur fortification, les amenant à offrir un front brut et fermé comme ces montagnes qui jaillissent au fil des mouvement tectoniques et viennent séparer des territoires auparavant ouverts. Mais ces soubresauts en renforçant des zones les isolent et participent à la radicalisation des doctrines en dogmes qui confirment l’enfermement et qui renforcent le sentiment de menace que d’autres territoires, de moins en moins connus forcément, sont susceptibles de faire peser sur le sanctuaire ainsi délimité. Si le développement de la dogmatique est la conséquence interne, l’agressivité est la conséquence extérieure. Du coup, on voit le groupe se scinder en éléments extrémistes chargé de la justification et de la gestion de la guerre que l’on va mener contre le prétendu agresseur qui n’existe que dans l’imagination des plus manichéens des membres du groupe, la majorité du troupeau sera maintenu par une dialectique volontairement alarmiste et des mensonges savamment distillés et la minorité susceptible de remettre en cause les arguments et les choix des extrémistes sera sacrifiée comme victime émissaire, soit par l’éviction, soit de façon plus violente encore. Il est d’ailleurs intéressant de constater qu’un des pires crimes que l’on puisse commettre dans ces religions est de la quitter pour une autre de même type. De l’affaire Callas à d’autres qui pour être plus récentes n’en sont pas moins aussi dramatiques, rien n’a changé sous le soleil.

Les religions archipels, quand elles n’évoluent pas en religions continents comme pour l’hindouisme, bénéficient de la plasticité de leur structure. Leur rapport aux autres spiritualités est plus détendu même si elles ont conscience du risque qu’elles encourent à sens unique. Comme leur lien se situe dans la cellule basale du groupe, la spiritualité individuelle, elles sont comme ces mobiles des années soixante-dix qui associaient dans un contenant en verre un liquide coloré et un corps gras qui, soit par échauffement, soit par oscillation se déplaçaient lentement dans le contenant en formant des bulles.
Peu importe la quantité de liquide, peu importe que l’on retire ou ajoute un certain nombre de gouttes, le résultat général reste inchangé.
Certes, des accidents, voire des catastrophes peuvent survenir. Mais au pire chaque goutte va reprendre sa totale liberté et mener son chemin jusqu’à rencontrer d’autres gouttes à qui s’agglomérer de nouveau. Bien entendu, l’analogie géologique à ses limites car les continents et les archipels terrestres sont en fait les émergences d’un même manteau solide balloté sur un même océan magmatique.
Cependant, je pense que les spiritualités fonctionnant comme des archipels sont mieux à même d’affronter ces drames. Si un repli spirituel est nécessaire, il ne remettra pas en cause les fondements spirituels de l’individu. Ce que l’on appelle stoïcisme oriental n’est rien d’autre que la conscience spirituelle du monde et le détachement naturellement fait entre l’esprit et la matière.

Comment appréhender le monde ?

Face à l’adversité, qu’on la vive soi-même dans sa chair ou qu’on en soit le témoin impuissant, le spirituel détaché d’une religion continent sera moins enclin à remettre en cause sa foi. Qu’il considère les dieux comme indifférents aux hommes, à la manière des sumériens ou qu’ils voient Dieu comme étranger à ce monde comme les chrétiens cathares, ils ne confondent pas leur foi et leur vie mondaine.
Là où le spirituel attaché à une religion-continent sera fortement ébranlé dans sa foi en pensant que son Dieu lui fait payer un prix exorbitant une faute dont il n’a pas conscience, celui qui évolue librement dans une religion-archipel n’aura que sa mythologie à adapter aux événements.
Tous souffriront dans leur chair ou dans leur cœur, mais cette souffrance n’affectera pas leur spiritualité de la même manière.

Là où l’historienne qui revendique son athéisme voyait des archipels cathares dans la dispersion apparente des implantations des groupes se réclamant d’une même spiritualité, sans qu’il y ait d’ailleurs obligatoirement de liens religieux traditionnels entre ces groupes, les croyants cathares que nous sommes voient aussi un archipel cathare qui cette fois manifeste le rapprochement des spiritualités indépendantes en une communauté fluide et pérenne.
Cet archipel qui peut donc affronter les vicissitudes du monde avec détachement et s’impliquer avec empathie auprès de ses frères spirituels en souffrance.
Car, en fait, membres d’archipels ou de continents, spirituels ou autres, ou isolés dans une spiritualité personnelle, nous sommes tous des esprits identiques sans cesse ballotés entre le rassurant confort du groupe et attiré par l’attrait du voyage solitaire.

Éric Delmas, 15 mars 2011.


1. Des choses cachées depuis la fondation du monde

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