Ascèse et simplicité (1)
Prêche du 12 décembre 2021 par Guilhem de Carcassonne
Parmi les éléments doctrinaux cathares qui impressionnent le plus les personnes qui découvrent cette religion figure, sans nul doute, l’ascèse.
En effet, vue de l’extérieur, l’ascèse est considérée comme une privation, assortie de contraintes qui confinent à des sacrifices. Cette vision tient au fait que les observateurs ignorent un fait essentiel dont ils sont dépourvus : l’engagement spirituel qui inverse le paradigme animal — qui domine toutes les espèces —, au profit d’un paradigme spirituel qui éloigne tout ce qui est mondain au profit d’une large ouverture spirituelle.
Il ne peut y avoir privation que s’il persiste de l’envie et du désir. L’engagement cathare doit être compris comme une forme d’éducation, tant spirituelle que charnelle. Cette éducation concerne en premier lieu la part mondaine de notre être qui est habituée à tout régir et à imposer sa loi, qui vise à la survie et à la domination. Cette éducation va utiliser les règles d’abstinence pour formater le corps et l’intellect — qui sont de nature mondaine —, au paradigme spirituel, qui inverse les rôles et les primautés. Le corps va devenir le support, inerte et obéissant, de l’esprit saint qu’il renferme, pour que ce dernier puisse se déployer du mieux possible, en vue de son évasion, qu’il prépare avec l’aide du paraclet, et qu’il réussira par la grâce du principe du Bien.
Il devient dès lors évident que ce qui apparaît, du point de vue du paradigme mondain comme une privation, est en fait, du point de vue du paradigme spirituel une élévation.
L’ascèse pousse à la simplicité, puisque cette dernière devient la conséquence de l’ascèse. Elles sont à la fois doctrinales dans leur formulation et leurs motivations, tout en relevant de la praxis dans leur mise en œuvre. De même, elles relèvent des deux fondamentaux que nous avons déjà étudiés, eux-mêmes strictement dépendants du commandement christique de Bienveillance.
L’ascèse doctrinale, une morale intellectuelle
D’un point de vue strictement littéraire et encyclopédique, il s’agit d’une technique de discipline psychologique en vue d’une libération spirituelle. Bien entendu, les cathares avaient approfondi ce concept.
Aucun des auteurs que j’ai consultés n’a semblé en avoir saisi toute la dimension. Dans son ouvrage : La vie quotidienne des cathares du Languedoc au XIIIe siècle[1], René Nelli règle en quelques lignes le sujet et conserve l’approche sacrificielle liée au judéo-christianisme. Jean Duvernoy, dans sa somme en deux volumes : Le catharisme[2], nous détaille très bien les différents éléments de l’abstinence, mais conserve, lui aussi, un regard extérieur imprégné de judéo-christianisme. Michel Roquebert, malgré un ouvrage dédié à l’approche religieuse du catharisme : La religion cathare, le Bien, le Mal et le Salut dans l’hérésie médiévale[3], n’aborde jamais les éléments doctrinaux et la praxis des cathares, préférant se cantonner à des considérations théologiques, très intéressantes mais détachées du fond de cette religion. Anne Brenon, même si elle en a donné une image précise et détaillée dans le second tome de son ouvrage : Dissidence chrétienne dans l’Europe médiévale – Le choix hérétique[4], n’aborde pas la profondeur de ces pratiques ascétiques. S’il est un auteur qui semble s’être approché un peu plus de la profondeur de l’ascèse cathare, c’est sans doute Philippe Roy, dans : Les cathares. Histoire et spiritualité [5], qui nous rappelle combien cette pratique importante était avant tout un choix personnel et spirituel et non une démarche sacrificielle ou punitive.
L’ascèse chez les cathares est donc une discipline à la fois morale et physique, portée par une démarche spirituelle.
L’ascèse morale
Sur le plan moral elle touche aux deux fondamentaux. En effet, on peut classer ses applications en deux catégories : celles qui cherchent à ne faire violence à personne et celles qui cherchent à développer l’humilité en nous.
Essayons de les lister. L’ascèse morale consiste à se retirer du monde et donc à ne plus participer à ses luttes de pouvoir. Le refus de juger les personnes, le refus d’affirmer quoi que ce soit, le refus de prêter serment, le refus de mentir. Forcément cela ouvre la porte à ceux qui veulent au contraire exercer leur pouvoir et affirmer leur vérité. Mais, pour les cathares ce n’est pas grave, car c’est en suivant leur règle avec fermeté et constance qu’ils démontrent la validité de leur foi, quand d’autres triturent les textes et modifient les règles dans le sens d’un allègement de leurs difficultés, plutôt que de se mettre en état d’en atteindre le niveau. En effet, celui qui cherche à réduire les obligations d’une règle ment deux fois : d’abord en prétextant qu’on ne peut pas la suivre aujourd’hui, alors qu’elle était pratiquée en d’autres temps, et en affirmant qu’on peut la modifier, même si l’on n’a pas d’argument doctrinal à lui opposer. On peut, par contre, la modifier si elle s’appuie sur des éléments de la connaissance générale qui ont évolués au fil des siècles, mais c’est en général en la développant et non en la restreignant.
Le refus de juger
Contrairement à beaucoup, le cathare ne considère pas que son engagement spirituel le rend meilleur ou plus clairvoyant que les autres. Au contraire, il prend conscience de sa fragilité dans un monde qui cherche à lui faire croire qu’il dispose du libre-arbitre alors que c’est faux. Par conséquent, il s’interdit de porter un jugement sur la personne de qui que ce soit. Quand il constate des problèmes dans l’expression des autres, il les relève et argumente contre ces propos ; le cas échéant il peut montrer que les propos sont contraires à la connaissance que nous avons, grâce au catharisme, en utilisant les publications contrôlées ou en proposant des sources à l’appui de ses dires. Critiquer un propos n’est pas juger une personne. Par contre, catégoriser une personne pour dénigrer son propos est interdit. Si le cathare se trouve confronté à cela il ne peut que le faire remarquer et se retirer de la discussion.
Dans un autre domaine, le cathare ne veut pas prendre parti. Il ne participe pas aux votes pour désigner des représentants puisqu’il reconnaît ne pas avoir les compétences pour juger entre tel ou tel candidat. De même, s’il soutient ceux qui souffrent, il ne se positionne pas en représentant des autres, ni en cherchant à obtenir un mandat électif politique, ni en prenant des responsabilités de représentation professionnelle. S’il s’investit dans une activité sans retentissement sur la vie des gens, comme dans le cadre d’une association, il veille à ne pas être le seul à décider.
Le refus d’affirmer quoi que ce soit
Dans la droite ligne du point précédent, le cathare refuse de se mettre en situation d’avoir à affirmer ce qui est vrai et ce qui est faux. Il peut donner son opinion, non sans préciser par des circonlocutions appropriées, que ce n’est qu’un point de vue relevant d’une impression qui ne prétend pas être la vérité. Ce point est très important, car dans notre monde nombreux sont ceux qui, au contraire, s’expriment à la va-vite au risque de se retrouver dans l’impasse de leur empressement. Un vieux dicton nous demandait de tourner sept fois la langue dans la bouche avant d’affirmer quoi que ce soit et le Président américain, Abraham Lincoln, avait eu cette remarque délicieuse : « Mieux vaut se taire au risque de passer pour un imbécile, que de s’exprimer à tout prix et de ne plus laisser le moindre doute sur ce point. ».
Cet élément, directement lié au fondamental de l’humilité, pose également un problème vis-à-vis des autres. En effet, la tentation était forte pour les sympathisants et les croyants d’interroger le Bon-Chrétien disponible sur tout et sur rien. Or, ce dernier n’avait pas forcément la connaissance et la compétence pour répondre. Et si l’on insistait, il courait le risque de se mettre en faute sur ce point en disant quelque chose d’inexact ou qu’il n’avait pas pu vérifier. C’est pourquoi, les cathares insistaient sur le fait que les croyants devaient éviter de presser de question leur interlocuteur et attendre qu’il les ait dirigés vers un prédicateur plus à même de leur répondre.
Le refus de prêter serment
Comme toujours, la doctrine cathare et la règle de justice et de vérité qui en découle, s’appuient sur l’exemple de Christ. Ce dernier prohibe clairement le serment, comme cela est dit dans l’Évangile selon Matthieu : « Et moi je vous dis de ne pas jurer du tout, ni par le ciel, parce qu’il est le trône de Dieu, ni par la terre, parce qu’elle est le marchepied de ses pieds, ni par Jérusalem, parce qu’elle est la ville du grand roi. Ne jure pas non plus par ta tête, car tu ne peux en rendre blanc ou noir un seul cheveu. Que votre parole soit : oui oui, non non ; le surplus est du mauvais. » (34-37). C’est encore un niveau supplémentaire par rapport à la loi mosaïque, qui est incomplète, puisqu’elle se limite à interdire le parjure.
Cependant, nos sociétés ont instauré une justice dite populaire, qui fait intervenir des jurés désignés d’office par tirage au sort. Il est impossible de se mettre hors de portée puisque le tirage se fait sur les listes électorales où chacun est obligé par la loi de s’inscrire dès sa majorité. Donc, si un cathare se trouve contraint par la loi de se présenter devant une instance qui va lui demander de prêter serment, il doit expliquer qu’il ne peut le faire, mais qu’il veut bien collaborer dans les limites de sa foi et de ses compétences. Si on lui demande de prendre parti malgré ses explications, il doit alors prévenir qu’il prendra la décision la moins pénalisante pour la personne concernée, ce qui peut être considéré comme une entrave par l’autorité qui veut le forcer à agir. Dans le meilleur des cas il sera récusé, au pire il pourra subir une condamnation aussi injuste que contraire à la Constitution qui reconnaît la liberté de conscience.
Le refus de mentir
Ce point est commun à beaucoup de milieux, religieux ou non. Chez les cathares, en application de la parole christique qui ne fixe aucune exception à ce critère, il est plus étendu que dans d’autres milieux. Ainsi, la société civile interdit le mensonge dans certains cas : sous serment, quand il engage une autre personne, etc. Mais elle l’autorise pour se protéger ou dans un cadre familial, pour protéger un proche. Les religions judéo-chrétiennes sont plus exigeantes : elles interdisent tous les mensonges dont nous avons connaissance, qu’ils soient volontaires, actifs ou passifs (par omission). Les cathares interdisaient tous les mensonges également et y ajoutaient ceux dont ils n’avaient pas conscience au moment où ils étaient commis. C’est pour cela qu’ils évitaient d’exprimer des propos trop affirmatifs, préférant les circonlocutions évasives.
Ce point ne relève pas du fondamental d’humilité, mais de celui de non-violence puisque le mensonge porte tort à celui qui en subit les conséquences.
L’ascèse sociale
Le retrait du monde
Comme je l’ai dit, les cathares ne cherchaient pas à paraître en société. Les points précédents montrent qu’à l’évidence ils ne pouvaient pas se mettre en avant ni répondre favorablement aux demandes pressantes des croyants qui voulaient en faire des exemples moraux, comme on le voit souvent dans les dépositions devant l’Inquisition.
Ils vivaient leur vie cénobitique selon leur règle, mais quand ils devaient se mêler au monde, ils le faisaient en respectant les règles de ce dernier. Quand ils craignaient qu’un choix les entraîne à devoir respecter des règles sociales contraires à leur règle morale, ils se tenaient à l’écart, y compris à leur détriment. Nous connaissons le cas de l’animal pris au piège qui est relaté dans la règle du Nouveau Testament occitan de Lyon. Dans un cas, le cathare passe sans intervenir face à l’animal trouvé dans le piège. Cela peut choquer qu’il choisisse de ne pas intervenir. En fait, deux cas peuvent l’expliquer : l’animal est déjà mort et le libérer ne changerait rien ou bien le cathare n’a pas la possibilité d’indemniser le chasseur. Dès lors, il reste en dehors de la société des hommes et n’intervient pas.
Les bases philosophiques
Cela fait penser un peu aux philosophes qui refusaient d’intervenir quand ils estimaient cela contraire à leurs conceptions philosophiques. On raconte notamment l’histoire de Pyrrhon d’Élée[6], philosophe cynique, dont le maître, Anaxarque, était tombé dans une mare et qui le laissa ainsi sans rien faire. Sujet aux reproches de la population, Pyrrhon fut défendu par son maître qui loua son indifférence au monde. Les Stoïciens, disciples de Zénon appelés ainsi en référence au Portique où il philosophait, étaient aussi détachés du monde, comme le montre cette anecdote. Épictète[7], esclave romain d’origine phrygienne, fut torturé par son maître dans sa jeunesse. Celui-ci lui tordait la jambe au point que l’esclave lui dit : « Tu vas me casser la jambe. » ; son maître ne l’écoutant pas, la jambe se brisa et le sage dit alors : « Je te l’avais bien dit ! ». Quoique de condition modeste, Épictète fut considéré par l’empereur Marc Aurèle comme son maître en philosophie. À bien des égards il philosophait comme les cathares. On retrouve dans le livre que je vous conseille en note, de nombreuses remarques qu’appliquaient ou que n’auraient pas reniés les cathares. Il n’est pas cité par Diogène Laërce, sans doute mort plusieurs siècles plus tôt.
L’ataraxie bienveillante
Le cathare vit dans un espace particulier où le monde interfère peu avec lui, en temps normal. Cet état de détachement s’appelle l’ataraxie, la paix des sens ! Cependant, quand ils étaient au contact des croyants, et plus encore à celui d’autres personnes, ils ne laissaient pas paraître cet état et le cachaient derrière leur bienveillance.
Nous avons l’exemple des cathares se délectant ostensiblement devant les croyants d’un plat que ceux-ci venaient de leur offrir. Bien entendu, que leurs sens n’étaient pas totalement abolis, mais pour autant peu leur important que la nourriture soit mangeable ou excellente. Mais pour manifester leur sensibilité à l’effort du croyant, ils agissaient avec Bienveillance pour qu’il soit satisfait sans pour autant mentir.
Cela est important à comprendre, car nous avons trop peu de témoignages de revêtus pour saisir le détail de leur psychologie sociale. Comme de logique ils étaient plutôt centrés sur leur spiritualité que sur leur place dans ce monde. Et quand nous lisons les témoignages de croyants, de sympathisants, voire de témoins désireux de se dédouaner vis-à-vis de l’Inquisition, notre lecture est viciée par la compréhension forcément réduite qu’en avaient ces personnes ; compréhension également pervertie par notre empreinte mondaine.
Si j’emploie ce terme d’ataraxie bienveillante — presque un oxymore —, c’est qu’elle reflète les deux versants de l’état de Bon-Chrétien en ce monde : une part spirituelle détachée de tout et une part mondaine empreinte de cet Amour auquel nous convie Christ.
Cela explique que les relations sociales des cathares étaient parfois incompréhensibles du commun des mortels qui en ont fait un compte rendu, forcément erroné, lors de leur interrogatoire. Par exemple, quand Pierre Authier[8], avant de se rendre en Italie pour y suivre son noviciat avec son frère Guilhem, régla ses affaires en vendant ses biens ou en les répartissant entre sa femme, sa maitresse et ses enfants, il n’hésita pas à vendre à perte car le profit n’était plus pour lui un objectif.
Je traiterai de l’ascèse dans la praxis dans un prochain prêche.
Guilhem de Carcassonne
[1] La vie quotidienne des cathares du Languedoc au XIIIe siècle – Éditions Hachette 1969
[2] La religion des cathares, t. 1 Le catharisme – Éditions Privat 1976
[3] La religion cathare, le Bien, le Mal et le Salut dans l’hérésie médiévale – Éditions Perrin 2001
[4] Le choix hérétique, t. 2 Dissidence chrétienne dans l’Europe médiévale – Éditions La louve 2006
[5] Les cathares. Histoire et spiritualité – Éditions Dervy 1993
[6] Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, Diogène Laërce – Éditions Flammarion 1965
[7] Épictète, Gabriel Germain – Éditions du Seuil 1964
[8] Peire Autier Le dernier des cathares, Anne Brenon – Éditions Perrin 2006