Avertissement. Le document ci-dessous est tiré de mon livre Catharisme d’aujourd’hui. Pour ne pas léser les acheteurs du livre, il ne comporte aucune note de bas de page qui contiennent des enrichissements aux informations données et des références de sources.
L’histoire des Pauliciens
L’histoire des pauliciens est à ce titre encore plus parlante que celle des Marcionites. En effet, les documents sont encore plus rares et l’origine du Paulicianisme repose presque essentiellement sur un événement historique rapporté dans un seul document : L’histoire des pauliciens, relatée par Pierre de Sicile, ambassadeur de l’empereur Basile auprès des Pauliciens. Ce document s’arrête néanmoins au IXe siècle ce qui est insuffisant pour comprendre l’évolution de cette religion dans la zone occidentale de l’Europe. Heureusement nous disposons également de sources arméniennes, arabes et même byzantines tardives. Nous verrons d’ailleurs que l’on peut croire que les chercheurs modernes semblent être moins bien informés que ne l’étaient ceux d’il y a quelques siècles sur ce sujet.
L’étude de ce document fut l’objet de travaux variés émanant de nombreux chercheurs parmi lesquels nous avons choisi de nous intéresser aux travaux de l’équipe de Paul Lemerle qui a su faire une étude des documents initiaux, mais aussi une étude des diverses publications qu’ils ont suscitées.
On identifie traditionnellement trois sources historiques qui sont : l’Histoire de Pierre de Sicile, le Précis de Pierre l’Higoumène et le Récit de Photius. En fait il semble bien que les deux derniers soient des reprises, plus ou moins complètes et qualitatives, du premier. Mon objectif n’étant pas de m’appesantir sur la partie historique, déjà correctement traitée par Ruben Sartori dans sa publication, je vais prendre quelques éléments de l’Histoire de Pierre de Sicile qui me semblent essentiels à la compréhension de la naissance et du développement de cette religion et de ce peuple, y compris dans ses extensions qui donneront le Bogomilisme et le Catharisme. Pour la partie manquante chez Pierre de Sicile je vais m’appuyer sur des sources plus variées qui ne traitent le sujet que par bribes parfois, ce qui oblige à un lourd travail de recherche et d’étude. Un des auteurs les plus connus sur ce sujet est Anne Comnène, fille et hagiographe de son père, Alexis IerComnène. Il existe également des mentions dans de nombreuses sources arméniennes et arabes.
L’ambassade de Pierre de Sicile
C’est vers 869-870 que Pierre de Sicile fut envoyé par l’empereur romain d’Orient Basile Ier en ambassade auprès des Pauliciens retirés dans leur ville orientale de Téphrik. Cette mission visant à négocier la libération des prisonniers impériaux et un traité de paix sera un échec qui se bornera à un échange de prisonniers. Est-ce là la raison du caractère particulièrement agressif de la relation qu’en fit Pierre de Sicile quelques années plus tard dans son Histoire des Pauliciens ? Rien n’est moins sûr, car son aversion portait au moins autant sur le caractère de dissidence religieuse, de ceux qui s’appelaient eux-mêmes Chrétiens et traitaient les Chrétiens catholiques de Romains, que sur les difficultés de sa mission. Le nom de Pauliciens leur est attribué de manière dédaigneuse semble-t-il afin de les associer à une branche du Manichéisme. Pour cela, Pierre de Sicile s’empresse de préciser son origine d’une manière si peu crédible qu’elle ne mérite guère d’intérêt si ce n’est le lien qu’il tente de faire entre Manès — le père du Manichéisme — et Kallinikè, une de ses adeptes, qui aurait enfanté Paul et Jean futurs créateurs des Pauliciens. Il faut noter que ces deux prénoms sont avant tout destinés à retirer aux Pauliciens toute filiation avec l’évangéliste Jean et l’apôtre Paul dont ils se revendiquent en fait. Faute d’être totalement convaincu lui-même par cette légende, Pierre de Sicile tente également de lier les Pauliciens à Paul de Samosate qui fonda une secte dans la même région sous couvert d’une impératrice dont la chute provoqua la ruine de ce même Paul plusieurs siècles auparavant. L’étude historique de Paul de Samosate montre la disparition totale de son Église au moins un siècle plus tôt et l’étude de sa théologie montre qu’elle était sans rapport aucun avec le Paulicianisme.
Par contre, la façon dont les Pauliciens expliquent à Pierre de Sicile l’origine de leur groupe religieux, sous le règne de Constant II Héraclius (641-668) est extrêmement surprenante et mérite un brin d’explication.
L’ère des didascales
Dans sa logique judéo-chrétienne, Pierre de Sicile ne reconnaît que deux catégories en dehors du Christianisme catholique et apostolique, les Païens qui ne se revendiquent pas du Christ et les apostats qui s’en revendiquent autrement. C’est dans cette catégorie qu’il range Constantin, arménien de Mananalis, bourgade de la province de Samosate. Pierre de Sicile nous dit : « C’est chez ce Constantin qu’un des diacres de l’Église, regagnant sa patrie au sortir de sa captivité en Syrie… » et « De Syrie, le captif avait apporté avec lui deux livres, l’un du saint Évangile, l’autre du grand apôtre Paul… ». Ce passage me semble plus intéressant qu’il n’y paraît, car nous apprenons plusieurs choses.
D’abord, ce diacre est forcément un Chrétien, mais de quelle obédience ? S’il était prisonnier en Syrie et qu’il regagne sa patrie en passant par Mananalis, c’est qu’il va vers la zone située, soit à l’est de l’Empire romain d’Orient, soit au nord vers la mer noire. Or, à l’est de la zone délimitée par l’axe Tarse – Sinope, nous savons que les implantations marcionites sont très nombreuses et parfois majoritaires, comme à Édesse. Ce qui est sûr c’est qu’il ne se dirige pas vers des foyers judéo-chrétiens logiques comme Antioche, Rome ou Jérusalem. Cette information ouvre la possibilité qu’il s’agisse d’un marcionite, car à cette époque, ce Christianisme est certes moins voyant en raison de la répression qu’il subit de la part des catholiques, mais il demeure très bien implanté dans les campagnes. Cette hypothèse est renforcée par le fait qu’il sort de prison. Certes, à cette époque, profitant de l’arrivée brutale d’Héraclius au pouvoir, les Perses profitent des troubles pour envahir la zone orientale et notamment la Syrie. Mais c’est dans la deuxième moitié du VIIe siècle, sous les règnes de Constant II et Constantin IV, que l’Empire va subir ses plus lourdes pertes avec l’arrivée des Arabes, menés par Uma ibn al Khattab —deuxième calife de l’Hégire — qui, après avoir éliminé les Perses, prennent l’Égypte et la plus grande partie de l’Arménie et des provinces orientales dont la Syrie-Palestine en 638. Dans ces conditions, si le diacre est Catholique pourquoi est-il libéré et laissé autonome pour se déplacer dans des territoires sous contrôle des Arabes ? C’est peut-être bien un élément supplémentaire en faveur de son appartenance à la confession marcionite qui est vraisemblablement vue par les arabes comme acceptable puisque persécutée par son ennemi. Rien ne nous dit que Pierre de Sicile ait fait lui-même ce rapprochement et, dans sa lecture très restrictive des termes, peut-être a-t-il entendu Chrétien en comprenant Judéo-chrétien quand ses interlocuteurs, qui lui racontaient l’histoire, pensaient Chrétien marcionite. En outre, quand les arabes prenaient un territoire, il éliminaient les responsables et laissaient le choix au reste de la population de se convertir à l’islam, de demeurer comme dhimmi — la dhimma qui est un statut de non-musulman soumis à un impôt, fut créée par Umar — ou de partir.
L’autre point que je voulais relever concerne les livres que donne le diacre à Constantin. Nous savons que le Nouveau Testament est adopté par l’Église chrétienne catholique à la fin du IVe siècle. Donc, si plus de deux siècles plus tard un chrétien évoque l’Évangile, de quoi peut-il bien s’agir puisque normalement il eut dû dire plutôt, les Évangiles ! De même, parlant de l’œuvre de Paul, il eut été logique de dire, les Lettres ou les Épîtres, plutôt que l’Apôtre. Mais s’il s’agit d’un Marcionite, les choses prennent une autre tournure. En effet, rappelons-nous que Marcion, entre 140 et 144, lors de son séjour à Rome avait travaillé à la restitution des écrits de Paul de Tarse et que deux des ouvrages ainsi remis en état s’appelait l’Évangélion pour l’un et l’Apostolicon pour l’autre, ce qui se traduit aisément par l’Évangile et l’Apostolat ou même l’Apôtre.
De là à dire que ce Constantin, qui va prendre comme prénom Silouanos (Sylvain comme un disciple de Paul de Tarse), fut en fait instruit de la foi marcionite, il n’y a qu’un pas raisonnablement franchissable. Constantin, ou plutôt Silouanos donc, va s’installer dans l’extrême nord, à Kibôssa ou il va former son Église chrétienne. Après vingt-sept années de pratique il fut arrêté et exécuté par ordre de l’envoyé de l’empereur, un certain Syméon. Cependant cette répression semble échouer à ramener vers l’orthodoxie catholique les membres de l’Église de Silouanos. Pire aux yeux de Pierre de Sicile, Syméon retourné depuis trois ans auprès de l’empereur (vraisemblablement Justinien II Rhinotmète qui régna jusqu’en 711), quitte secrètement Constantinople et rejoint Kibôssa où il reconstitue l’Église de Silouanos dont il devient le responsable. Se faisant appeler dès lors Titos (autre nom d’un disciple de Paul), il poursuivit pendant trois ans cette mission avant d’être à son tour exécuté sur un bûcher, avec une grande partie de ses adeptes, suite à la trahison d’un membre de son groupe.
Un certain Paul, réchappé du bûcher, parvint à s’enfuir et confia la charge de didascale à son fils Gégnésios rebaptisé pour l’occasion Timothée. Ce Paul est également pressenti comme étant à l’origine du nom Pauliciens donné à ces Chrétiens. Gégnésios/Timothée parviendra à échapper aux griffes de l’empereur Léon l’Isaurien (717-741) grâce à sa façon habile de répondre aux questions du patriarche chargé de le démasquer comme apostat. Ayant ainsi pu quitter Constantinople il s’enfuit avec ses fidèles à Mananalis. C’est là qu’après environ trente ans d’apostolat il mourut de la peste.
Les deux fils de Gégnésios, Zacharie et Joseph, qui se disputaient sa succession manquèrent d’être tués lors d’une attaque menée par les Saracènes. Joseph leur échappe et prend la tête de l’Église paulicienne sous le nom de Épaphrodite. Il part s’installer en Phrygie, à Antioche de Pisidie où Paul de Tarse avait fondé une importante communauté lors de son premier voyage apostolique. Il y meurt après trente ans d’activité apostolique.
Baanès lui succède alors. Il s’agirait du fils d’une femme mariée qui aurait trompé son mari avec Joseph. C’est pour cela que Baanès se voit attribué les qualificatifs de sale et d’impur. Cette faiblesse d’origine semble être l’occasion que saisit Sergios pour lui contester le rôle de didascale et se proclamer guide lui-même sous le nom de Tychikos. Après une trentaine d’année d’apostolat, Sergios vint à mourir, assassiné à coup de hache par un Chrétien romain. Ses disciples se retournèrent contre ceux de Baanès jusqu’à ce que Théodotos — un des subordonnés de Sergios — ne mis fin à la discorde. Cette période de troubles internes fut l’occasion pour les empereurs Michel Ier et Léon V d’organiser une vaste offensive au cours de laquelle beaucoup de Pauliciens furent massacrés. Il est vraisemblable que ces massacres, qui faillirent anéantir la population paulicienne, furent à l’origine d’un changement d’organisation qui donna le pouvoir aux militaires plutôt qu’aux religieux. Théodotos fut secondé dans sa mission par trois autres disciples de Sergios, Michel, Jean et Kanakarès qui dirigèrent l’Église avec le titre de synecdèmes. On note que le plus haut titre religieux est didascale et qu’il est secondé par des synecdèmes, eux-mêmes assistés de notaires. Cela rappelle assez l’organisation cathare en évêques, fils (majeur et mineur) et diacres.
L’ère des chefs de guerre
En raison de l’importance de la population paulicienne et des menaces extérieures, les chefs religieux — les didascales — furent remplacés à la tête de ce peuple par des combattants qui ne laissèrent aux didascales que l’activité religieuse.
Le premier d’entre eux fut Karbéas, qui renforça l’indépendance des Pauliciens vis-à-vis des Musulmans saracènes chez qui ils étaient réfugiés, du côté de Mélitène, pour se garder des attaques des troupes impériales. Dans ce but il fonda la ville de Téphrikè qui devint la capitale des Pauliciens. Après sa mort Baanès fut remplacé par Chrysochérès. C’est à cette époque que se termine la relation de Pierre de Sicile puisqu’il vint chez les Pauliciens à cette époque. Après l’échec de l’ambassade de Pierre de Sicile, Basile Ier va tenter une contre-offensive contre les Pauliciens (871) qui échouera.
Chrysichérès meurt assassiné en 872 après un raid victorieux mené en Galatie. Sa mort, due semble-t-il, à la trahison de Diakonitzès qui porta sa tête à l’empereur, semble avoir porté un coup fatal à l’État paulicien dont la capitale tombe en 878. D’autres sources situent la mort de Chrysichérès à la suite de la bataille de Bathys Ryax dont la date hésite entre 872 et 878. Après cette lourde défaite face aux armées byzantines, le chef de guerre est rattrapé dans sa fuite et meurt décapité, suite à sa capture. Sa tête est envoyée à Basile Ier. Ce qui est le plus intéressant est que les Pauliciens survivants sont envoyés dans les Balkans et en Italie du sud pour servir dans l’armée byzantine de Nicéphore Phocas l’ancien.
La diaspora entre le IXe et le XIIe siècle
Après la perte de leur état, les Pauliciens s’établissent en diaspora dans tout l’empire, soit volontairement, soit suite à des accords locaux ou des déportations plus ou moins forcées. Il ne faut pas croire pour autant qu’ils sont devenus des Catholiques profondément attachés aux empereurs byzantins qu’ils servent. En fait, il faudrait plutôt les comparer aux faydits occitans, comme Olivier de Termes, qui au XIIIe siècle, vont se rallier au roi de France, quitte à redevenir faydits par la suite au gré des circonstances et de leurs intérêts personnels.
La première déportation remonte à 755 quandl’empereur Constantin V Copronyme (718-775), au cours d’une expédition en territoire musulman, s’empare de la forteresse frontalière de Camachum, qu’il conserve, puis des cités arméniennes de Théodosiopolis et de Mélitène dont il envoie les habitants pauliciens — sans que l’on sache s’il s’agit d’un mesure visant à les récompenser ou à les punir — à Constantinople et en Thrace. Si les Pauliciens de Constantinople donnèrent d’apparents signes d’orthodoxie, ceux de Thrace conservèrent leurs pratiques tout en entretenant des relations avec ceux restés en Arménie.
Après la chute de Téphrikè les Pauliciens intégrés dans les armées de l’Empire byzantin participent à des campagnes dans diverses régions, comme en Cilicie, en Italie du sud (Calabre, Lucanie et Longobardie) et en Sicile où Diakonitzès, traitre à son chef Chrysichérès, est cité en 885 au service de Nicéphore Phocas l’ancien dans la guerre byzantino-bulgare.
Un autre groupe s’installe en Syrie. C’est d’ailleurs là, sous le règne de Nicéphore II Phocas, lors de sa reconquête de la zone syrio-mésopotamienne, que Jean Ier Tzimiskès — Kourkouas de son vrai nom, va en capturer des contingents qu’il déplacera en Thrace où il leur confiera la garde des défilés de la région de Philippopolis menacés par la poussée slave, mais surtout bulgare. On peut situer cet événement aux environs de 950 — il avait alors 25 ans —, période au cours de laquelle lui fut confié le commandement des troupes impériales en Arménie. Il faut dire que les régions de Thrace et de Macédoine sont soumises, dès le VIIIe siècle à des luttes contre les Bulgares. Les Pauliciens, regroupés à Philippopolis, vont donc se retrouver au contact de ceux chez qui apparaîtront les Bogomiles et ce pendant plus de vingt ans. Cette période semble suffisante pour les convertir à un Christianisme différent de celui de l’Empire, leur ennemi commun, qui mène lui aussi une campagne de conversion des Bulgares depuis le IXe siècle sous l’influence de Cyrille et Méthode. Sans compter que la première déportation de Pauliciens au VIIIe siècle par Constantin V avait initié ce contact entre Pauliciens et Bulgares.
Le lien entre Pauliciens et Bogomiles ne semble pas faire de doute, mais peut-on en envisager un lien entre Pauliciens et des groupes « dualistes » signalés en France sous différents vocables, que je dénommerai plus simplement comme Cathares ?
Nous l’avons vu, les Pauliciens se sont éparpillés en diaspora à la suite de la chute de leur capitale Téphrikè. L’Alexiade nous révèle que les Pauliciens faisaient partie de l’armée du basileus Alexis Ier Comnène et qu’il avait fait appel à eux lors de la guerre contre le normand Robert de Hauteville (dit Guiscard) et son fils aîné Bohémond. Mais les choses sont peut-être un peu moins simples qu’elles ne le paraissent, car il semblerait qu’en Thrace les Bogomiles, qui sont installés en territoire paulicien, se soient alliés aux Petchénègues contre Alexis Ier Comnène et remportent plusieurs victoires contre l’Empire, ce qui poussera l’empereur à requérir l’aide des Latins qui sera le prétexte de la première croisade.
On retrouve des Pauliciens un peu partout, à Constantinople et également en Phrygie où Joseph/Épaphrodite les avait conduit. Or la Phrygie est une des régions où nous savons que les troupes de la première croisade ont circulé pendant la première année de son déploiement en direction de Jérusalem. Parmi les troupes de la première croisade se trouvaient celles de Raymond IV de Saint-Gilles, comte de Toulouse. Ce dernier, désireux de gloire et de conquête territoriale, va essayer de se tailler un fief aux dépens d’Alexis Ier Comnène d’abord, ce qui explique certainement qu’il ait refusé de lui prêter serment d’allégeance contrairement aux autres seigneurs de la croisade, qui ne respecteront pas davantage ce serment, ce qui explique le peu de respect de l’empereur pour eux, contrairement à ses relation avec Raymond IV. Faute de pouvoir y parvenir sur le territoire impérial, il ira conquérir Antioche sans pouvoir se l’attribuer, puis Tripoli. Mais, de Dorylée à Antioche, la route commune des croisés passe en territoire notoirement habité par des Pauliciens et certainement quelques populations issues des derniers marcionites. On remarque qu’elle circule en Cilicie (région de Tarse) et en Arménie orientale (région de Édesse et de Mananalis) qui furent de grands centres pauliciens. Par contre, Philadelphie en Lydie ne semble avoir accueilli des croisés qu’à l’époque de la troisième croisade au cours de laquelle Frédéric Barberousse s’y installa. La mention de cette ville dans le Tractatus de heretici d’Anselme d’Alexandrie comme une des églises hérétiques ne permet pas de déterminer à quelle époque ils y étaient installés. L’armée d’Alexis Ier Comnène qui assiste et surveille les croisés est partiellement constituée de troupes pauliciennes, particulièrement appréciées dans les combats, et les récits de cette période montrent que l’empereur a régulièrement mis une partie de ses troupes au service de la croisade et notamment de Raymond de Saint-Gilles avec qui il noue des liens préférentiels. Les relations entre le comte Raymond IV et Alexis Ier Comnène sont cordiales, car leurs intérêts sont compatibles, notamment vis-à-vis des autres seigneurs de la croisade, Godefroy de Bouillon, mais surtout Bohémond de Normandie qu’Alexis a déjà combattu dans le passé et qui sont des obstacles aux espoirs de Raymond IV. Pendant la dizaine d’années où il va demeurer en Orient (1095-1105) avant d’y mourir et même s’il s’installe en définitive à Tripoli, il est fort possible qu’il ait noué des liens avec des populations imprégnées de Paulicianisme et/ou qu’il ait intégré à ses troupes des soldats pauliciens. De tous les seigneurs de la croisade, il est présenté comme le plus affable et cultivé et le plus apprécié des Byzantins. Il est possible que ces traits de caractère aient favorisé ces liens et aient éveillé sa curiosité pour un Christianisme dont la différence n’était pas forcément très perceptible pour un non clerc. Ce qui semble clair c’est que des Pauliciens sont signalés jusqu’en Italie dans le cadre de mouvements militaires byzantins. Alors, vu la valeur des soldats pauliciens, il n’y aurait pas de surprise excessive à imaginer que certains aient pu revenir en Occitanie avec une partie des troupes de Raymond IV après la mort de ce dernier. En effet, certains historiens pensent que le corps de Raymond fut ramené à Toulouse après sa mort et tous sont d’accord pour admettre qu’une partie des troupes est rentrée pour soutenir son fils demeuré seul maître du comté de Toulouse. Cela permettrait de mieux comprendre l’apparition de doctrines « dualistes » dans la région dès le XIe siècle. Cela ne contrarie pas la réalité d’une arrivée, via les voies commerciales qui, de la Bulgarie à l’Aquitaine, ont laissé des traces en Rhénanie, en Champagne, dans les Ardennes et en Orléanais, mais cela les complète. D’ailleurs l’idée d’une origine paulicienne à l’hérésie poblicaine apparaît même dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert publiée dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
On note donc que, contrairement aux Marcionites, face aux menaces constantes dont ils furent l’objet et aux massacres, déportations ou exécutions qui menacèrent jusqu’à leur survie, le choix s’imposa pour les Pauliciens de résister par la force alors que les Marcionites semblent avoir résisté en quittant les grands centres, au profit des campagnes où ils purent se dissimuler longtemps, puisqu’on trouve leurs traces à peu près jusqu’à la fin du Xe siècle. Cette différence peut s’expliquer par le fait que les Marcionites furent persécutés par le pouvoir religieux, plus que par le pouvoir militaire de l’Empire romain. Cela se retrouve un peu chez les Cathares qui sont défendus militairement par des croyants, même si le gros des troupes était composé de Catholiques qui se battaient un peu pour leurs proches cathares et beaucoup pour leur propres intérêts et possessions. Les Pauliciens menacés par une armée directement dirigée contre eux n’eurent d’autre choix que de se militariser, ce qu’ils firent avec succès.
Si Marcion et les Marcionites furent les « constructeurs » de la doctrine qui allait aboutir à la doctrine cathare, les Pauliciens sont incontestablement ceux qui ont diffusé cette doctrine dans l’Europe de l’époque.
Éric Delmas – 18/11/2018
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