Traité cathare anonyme
Retrouvé dans le Liber contra Manicheos de Durand de Huesca, vaudois converti au catholicisme, ce traité — dont il ne reste que des extraits — est d’autant plus intéressant que ce moine catholique déploie de grands efforts pour tenter de le réfuter. Entièrement construit à partir de références scripturaires, ce traité comporte très peu de commentaires de l’auteur, ce qui le rend d’autant plus utile pour valider sa démonstration. L’auteur de ce traité serait Barthélémy de Carcassonne qui aurait pu être un représentant en Languedoc d’un haut dignitaire cathare de Bosnie. Ce document semble être un outil préparé en vue de controverse ou d’enseignement et utilisant les sources scripturaires afin de conforter la doctrine cathare dyarchienne.
Le présent document est une traduction de René Nelli publié dans le recueil « Écritures cathares » publié par les éditions du Rocher dans une édition actualisée et augmentée par Anne Brenon en 1995. Pour respecter le droit des auteurs je ne vous livrerai ni la préface, ni les notices que vous trouverez dans le livre. J’espère qu’en ne publiant que la traduction je ne causerai aucun tort à personne et je permettrai à tous d’accéder à cet ouvrage essentiel à la compréhension de la doctrine cathare.
Chapitre V
« Nous croyons que là est le royaume dont le Christ a dit : « Mon royaume n’est pas de ce monde » (Jean, 18, 36), comme il a été dit plus haut, au chapitre précédent. Daniel, parlant de la puissance de Dieu et de son royaume, affirme : « Sa puissance est une puissance éternelle qui ne lui sera point ôtée, et son royaume ne sera jamais détruit » (Dan., 7, 14). L’Ange dit à Marie : « Et son règne n’aura point de fin… Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père et il régnera dans la suite de tous les siècles sur la maison de Jacob » (Luc, 1, 33 et 32). Et David : « Votre règne est le règne de tous les siècles » (Ps. 144, 13). Paul déclare, parlant de la résurrection : « Je veux dire, mes frères, que la chair et le sang ne peuvent posséder le royaume de Dieu » (I Cor., 15, 50) ; et à un autre endroit : « Sachez bien que nul fornicateur, nul impudique, nul avare — vice qui est une idolâtrie — ne sera héritier du royaume du Christ et de Dieu » (Éph., 5, 5). C’est pourquoi nous disons que si le royaume d’ici-bas, dont nous savons que le prince est inique, était le royaume du Christ et de Dieu, jamais il n’aurait de tels héritiers, jamais il ne serait voué à telle corruption. De l’autre monde vrai et de sa « création » (factura), Jean nous dit dans l’Apocalypse : « Les royaumes de ce monde sont enfin soumis à Notre Seigneur et à son Christ » (Apoc., 11, 15). Et c’est dans le ciel qu’étaient ces paroles, et le monde et le royaume.
Mais, opposé à ce royaume, qui est céleste, on en trouve un autre, qui est de Satan, et dont le Christ a dit : « Que si Satan chasse Satan, il est divisé contre lui-même : comment donc son royaume subsistera-t-il ? » (Matth., 12, 26). Et : « Les enfants de ce royaume seront jetés dans les ténèbres extérieures : c’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents » (Matth., 8, 12). »
Mon commentaire :
L’auteur use de deux procédés pour justifier son propos. D’abord il se réfère à l’affirmation directe du Christ qui exclut ce monde de son domaine. Ensuite il détourne les déclarations vétéro-testamentaires pour montrer que le monde qui y est décrit n’est pas celui où nous vivons puisqu’il est dit d’une puissance infinie, éternel et dirigé par Christ. Or, au quotidien, il est clair que ce monde n’est pas puissant puisque les guerres qui le déchirent ne parviennent pas à définir une autorité définitive, qu’il n’est pas éternelle puisque sans cesse en décomposition et que Christ l’a quitté à l’ascension sans jamais y revenir, donc qu’il ne semble pas y régner. Paul confirme cela en rappelant que le royaume de Dieu n’a pas part à la matérialité et Jean signifie que le monde où nous vivons sera soumis à la fin des temps. Et pour démontrer que le monde où nous vivons est celui de Satan, il rappelle l’Évangile de Matthieu. Ainsi, en utilisant les déclarations qu’aucun Catholique ne peut rejeter, il met en avant qu’elles vont dans le sens d’un système à deux domaine, l’un dominé par Dieu et l’autre par Satan.
Chapitre VI
« Dans ce siècle (divin), nous croyons qu’il y a un ciel nouveau et une terre nouvelle, desquels le Seigneur parle ainsi à son peuple dans Isaïe : « Car, comme les cieux nouveaux et la terre nouvelle que je vais créer subsisteront toujours devant moi (dit le Seigneur), ainsi votre nom et votre race subsisteront éternellement » (Is., 66, 22). Pierre dit aussi dans son Épître : « Car nous attendons, selon sa promesse, de nouveaux cieux et une nouvelle terre, où la justice habitera » (II Petr., 3, 13). Jean, dans l’Apocalypse : « J’ai vu un ciel nouveau et une terre nouvelle » (Apoc., 21, 1). C’est là que sont le soleil et la lune dont Isaïe a dit : « Votre soleil ne se couchera plus et votre lune ne souffrira plus de diminution » (Is., 60,20). Le Livre de la Sagesse dit de même : « Le soleil de la Justice ne s’est point levé pour nous » (Sap., 5,6). Là se trouve la cité dont Jean parle dans l’Apocalypse : « Et moi, Jean, je vis (descendre du ciel) la cité sainte, la nouvelle Jérusalem » (Apoc., 21, 2) ; et il ajoute, plus loin, « qu’elle était d’un or pur semblable à du verre très clair » (Apoc., 21, 18). L’Apôtre, de son côté, déclare : « … Au lieu que Jérusalem d’en haut est libre et que c’est elle qui est la mère de nous tous » (Gal., 4, 26). Là se trouve l’arbre de Vie au sujet duquel Jean nous dit dans l’Apocalypse : « Je donnerai au victorieux à manger du fruit de l’arbre de Vie, qui est dans le paradis de mon Dieu » (Apoc., 2, 7). Là est le fleuve d’eau vive (vitae) dont Jean dit dans l’Apocalypse : « L’ange me montra encore un fleuve d’eau vive, clair comme du cristal, qui sortait du trône de Dieu et de l’Agneau. Au milieu de la place de la ville, sur les deux rivages du fleuve, est l’arbre de Vie qui porte douze fruits, et rend son fruit chaque mois » (Apoc., 22, 1-2). C’est là que se trouve la cour sainte et angélique du Père, dont Daniel déclare : « Un million d’anges le servaient et mille millions assistaient devant lui » (Dan., 7, 10). Quant aux œuvres et aux créatures qui sont là, l’Apôtre dit que « l’œil n’a point vu, l’oreille n’a point entendu, et le cœur de l’homme n’a point conçu, ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment » (I Cor. 2, 9). »
Mon commentaire :
La référence au ciel nouveau et à la terre nouvelle vient d’Isaïe mais l’auteur la réitère avec des références néo-testamentaires qui, en fait, ne font que la reprendre. C’est une façon de mettre les Catholiques face à leurs propres contradictions. Si Dieu annonce une nouvelle création c’est que celle-ci n’est pas unique. Mais, en fait, on pourrait objecter que la nouvelle création n’existe pas encore, donc qu’elle n’est pas éternelle. C’est le défaut de la cuirasse de cet argument. En fait, ce besoin d’imaginer la sphère spirituelle à l’image de la sphère matérielle montre ses limites. Le seul point intéressant est la citation de Daniel qui décrit la multitude angélique et celle de Paul qui rappelle que nous ne pouvons imaginer réellement ce qui relève de Dieu.
Chapitre VII
« Ces choses, qui appartiennent au Christ, et à propos desquelles Jean nous dit : « II est venu chez soi » (Jean, 1, 11), beaucoup soutiennent que c’est ce monde-ci. Mais ce que Jean dit dans son Épître va à l’encontre de ce qu’ils affirment : « N’aimez pas le monde ! » (Jean, 2, 15). Et ailleurs : « Tout le monde est sous l’empire du malin » (I Jean, 5, 19). Ce qui appartient au Christ, nous prouvons par des témoignages authentiques que c’est sa Mère et le peuple de Dieu. La Vierge elle-même affirme qu’elle est à Lui, s’adressant à l’Ange : « Voici la servante du Seigneur ; qu’il me soit fait selon votre parole » (Luc, 1, 38). »
Mon commentaire :
L’auteur réfute que ce monde soit de Christ, puisque lui-même le nie, mais il affirme que ce sont les esprits saints tombés et Marie, considérée à part, qui appartiennent à la création spirituelle. On comprend que les Cathares aient vu en Marie un esprit particulier et, par extension, l’Église de Dieu tout entière.
Chapitre VIII
« Les fils de ce siècle, nés de la chair du péché, « nés de sang, de la volonté de la chair et de la volupté (voluptate) de l’homme » (Jean, 1,13), c’est le diable qui les a semés, comme le Christ l’a dit : « Le royaume des cieux est semblable à un homme qui avait semé de bon grain dans son champ… » (Matth., 13, 24) : parabole qu’il explique en ces termes : « Celui qui sème le bon grain, c’est le Fils de l’homme ; le champ est le monde ; le bon grain, ce sont les enfants du royaume, et l’ivraie, ce sont les enfants du mauvais esprit. L’ennemi qui l’a semée, c’est le diable » (Matth., 13, 37-39). Mais les faux commentateurs affirment que ce champ, c’est le monde présent, que le Seigneur dit être le sien : cela nous paraît contraire à la vérité. En effet, dans le monde dont parle le Seigneur, il y eut d’abord les bons, puis les mauvais. Au contraire, dans ce présent monde, il y eut d’abord les mauvais, puis les bons. Jean le dit bien dans son Épître : « C’est en cela que l’on reconnaît les enfants de Dieu et les enfants du Diable » (I Jean, 3, 10). En quoi ? En cela que les uns sont bons et les autres, mauvais. En outre, le Seigneur dit aux pharisiens dans l’Évangile : « Vous autres, pharisiens, vous nettoyez le dehors de la coupe et du plat, mais au-dedans, vous êtes pleins de rapine et d’impureté » (Luc, 11, 39). « Fous et aveugles ! Celui qui a fait le dehors, n’a-t-il pas fait aussi le dedans ? » (Luc, 11, 39). Nous croyons, en effet, que c’est un seul et même Dieu qui a fait le dehors et le dedans ; mais certains de moins doctes aboient contre nous : ils soutiennent qu’il s’agit ici de la chair et de l’esprit, que l’esprit serait l’intérieur et la chair, l’extérieur. Et ils prétendent ainsi que le Seigneur a établi que celui qui a fait la chair a fait aussi l’esprit. Mais on ne peut concéder que le Christ, s’adressant aux pharisiens, ait voulu parler de l’esprit, puisque ces derniers ne purifiaient leur esprit ni au-dedans ni au-dehors. Ils nettoyaient ce qui est à l’extérieur de la coupe et du plat, en ce sens qu’ils paraient leur corps en le nettoyant extérieurement. Mais ce qui est à l’intérieur de la coupe, ils ne le purifiaient nullement, ce qui revient à dire qu’ils ne purifiaient pas leur cœur des souillures. Des souillures dont le Seigneur a dit : « C’est du cœur que partent les mauvaises pensées, les homicides, les adultères, les fornications, les larcins, les faux témoignages, les blasphèmes : ce sont là les choses qui rendent l’homme impur » (Matth., 15, 19). [Cf. Marc : « Tous ces maux sortent du dedans et souillent l’homme » (Marc, 7, 21).] »
Mon commentaire :
En utilisant la parabole du bon grain et de l’ivraie, l’auteur propose que certains hommes soient des créatures du diable et non des esprits saints prisonniers. Il critique l’interprétation Catholique, mais reste prudent (« cela nous paraît contraire à la vérité ») comme il sied à un Chrétien humble et modeste. En considérant qu’il y eut d’abord les mauvais puis les bons en ce monde, il rejoint l’hypothèse que des créatures existaient avant que ne fussent introduits les esprits saints emprisonnés ici-bas. Cela pourrait s’accorder avec l’idée que l’homme animal fut modifié par infusion des esprits saints et devint l’Adam de la Genèse. Il réfute cependant l’hypothèse que l’homme serait fait de deux parties, une spirituelle et une matérielle, ce qui pourrait vouloir dire qu’en fait il parle de la création spirituelle d’origine totalement divine qui est parfaite en tout. Ensuite, quand il parle des pharisiens, il évoque le composé humain comportant la création spirituelle à l’intérieur et la partie maligne à l’extérieur. Cela pourrait expliquer plusieurs choses. D’abord, ce que nous savons, c’est-à-dire que nous sommes composés et non uniformes. Ensuite, que nous pouvons retrouver notre origine en nous. Enfin, que le mal est extérieur à nous. Cela me donne à penser à l’hypothèse selon laquelle la chute des esprits s’expliquerait par la demande de Lucifer à Dieu d’animer sa création malhabile. Ce dernier aurait accepté sous réserve que ce qu’il mettrait dans la création maléfique serait à lui et lui reviendrait un jour. Cela permettrait de voir la chute des esprits comme une faveur consentie par Dieu à Lucifer et non comme un combat ou une manipulation et cela expliquerait que les esprits saints que nous sommes sont purs et sereins et non pas torturés comme nous le ressentons. C’est par la recherche de cette partie intime de nous que nous accédons à cette sérénité que l’on appelle ataraxie et qui est la vraie nature des esprits saints que nous sommes.