Traité cathare anonyme
Retrouvé dans le Liber contra Manicheos de Durand de Huesca, vaudois converti au catholicisme, ce traité — dont il ne reste que des extraits — est d’autant plus intéressant que ce moine catholique déploie de grands efforts pour tenter de le réfuter. Entièrement construit à partir de références scripturaires, ce traité comporte très peu de commentaires de l’auteur, ce qui le rend d’autant plus utile pour valider sa démonstration. L’auteur de ce traité serait Barthélémy de Carcassonne qui aurait pu être un représentant en Languedoc d’un haut dignitaire cathare de Bosnie. Ce document semble être un outil préparé en vue de controverse ou d’enseignement et utilisant les sources scripturaires afin de conforter la doctrine cathare dyarchienne.
Le présent document est une traduction de René Nelli publié dans le recueil « Écritures cathares » publié par les éditions du Rocher dans une édition actualisée et augmentée par Anne Brenon en 1995. Pour respecter le droit des auteurs je ne vous livrerai ni la préface, ni les notices que vous trouverez dans le livre. J’espère qu’en ne publiant que la traduction je ne causerai aucun tort à personne et je permettrai à tous d’accéder à cet ouvrage essentiel à la compréhension de la doctrine cathare.
Chapitre I
« Comme quelques personnes nous adressent de mauvaises critiques, au sujet des œuvres et des créations divines, nous devons, pour cette raison, confesser de parole en même temps que de cœur, notre sentiment sur ces questions, afin que ceux qui nous attaquent ainsi, par ignorance, saisissent plus clairement la chose et en connaissent la vérité.
En premier lieu : nous honorons au plus haut point le Dieu suprême et vrai, le Père tout-puissant, par qui, comme nous le lisons (dans l’Écriture) et comme nous le croyons — ont été faits le ciel, la terre, la mer et tout ce qui y est compris (Ps. 145, 6), selon ce que confirment les témoignages des Prophètes et que démontrent plus complètement encore les autorités du Nouveau Testament.
Car le Seigneur lui-même a parlé ainsi par la bouche de son prophète Isaïe : « C’est moi qui suis le premier, et qui suis le dernier. C’est ma main qui a fondé la terre ; c’est ma main qui a mesuré les cieux » (Is., 48, 12-13). Et il dit encore : « Car je m’en vais créer de nouveaux cieux et une terre nouvelle » (Is., 65, 17). »
Mon commentaire :
Ce texte est très particulier en cela qu’il peut surprendre, à première vue, qu’un Cathare dyarchien — c’est-à-dire absolu — emploie dans son argumentation des références à l’Ancien Testament qu’il est censé rejeter pour sa plus grande part.
L’explication tient au contexte dans lequel ce texte fut écrit. Il s’agit d’un ouvrage destiné à des opposants aux thèses cathares absolues, ce qui permet de penser qu’il fut utilisé dans le cadre d’une controverse opposant Cathares et Catholiques, peut-être même incluant des Vaudois. Or, ces opposants ont une lecture univoque des textes de l’Ancien Testament qui est, à peu de choses près, la lecture juive.
L’auteur, en utilisant les mêmes références, en ayant l’air d’en donner la même interprétation, va en fait déployer sa doctrine comme coulant de la même source que celle de ses opposants.
Dans ce chapitre il est question de savoir si Dieu a créé quelque chose. La première référence à Isaïe, censée confirmer le Psaume cité juste avant est étonnante. Dieu y affirme son éternité (je suis le premier et le dernier) et son acte créateur de la terre et du ciel, en accord avec le Psaume 145, 6. Pourtant, immédiatement une autre phrase du même prophète établit qu’il n’y aurait pas qu’une création divine puisque Dieu annonce la création future de nouveaux cieux et d’une terre nouvelle.
Cela est destiné à préparer l’idée que les Cathares défendaient qu’il y avait en fait deux créations, une bonne et une mauvaise. La première issue du bon principe et la seconde issue du mauvais principe. Et comme le faisait Paul, le Cathare mêle les deux créateurs au point qu’un esprit peu habitué peut considérer qu’il s’agit du même. Mais comme nous savons qu’il n’y a qu’une création mondaine — je parle bien entendu des connaissances médiévales — comment expliquer cette nouvelle création annoncée ? Elle ne peut être l’œuvre du même Dieu que celui qui a effectué la première ; c’est donc qu’elle est l’œuvre d’une autre entité divine.
« Et l’ange dit dans l’Apocalypse : « Craignez le Seigneur et rendez-lui gloire, parce que l’heure de son jugement est venue ; et adorez celui qui a fait le ciel et la terre, la mer et toutes les choses qui s’y trouvent » (Apoc., 14, 7).
Et encore les vingt-quatre vieillards (de l’Apocalypse) : « Vous êtes digne, ô Seigneur, notre Dieu, de recevoir gloire, honneur et puissance, parce que c’est vous qui avez créé toutes choses et que c’est par votre volonté qu’elles ont reçu l’être, et qu’elles ont été créées » (Apoc. 4, 11). »
Mon commentaire :
Là encore l’auteur différencie la création matérielle en utilisant la citation de l’ange de l’Apocalypse, de la création spirituelle en utilisant la citation des vingt-quatre vieillards de la même Apocalypse.
Dans le premier cas, il ne s’agit que de créations matérielles et d’un rapport de crainte puisque le jugement est annoncé. Dans le second, il s’agit de doter les créatures liées à Dieu d’une compétence spécifique : l’être qui justifie de répéter l’idée de création, comme si le fait de doter certaines créatures de l’être provoquait un nouvel acte créateur.
« Pareillement Paul et Barnabé disent, dans les Actes : « Amis, que voulez-vous faire ? Nous ne sommes que des hommes non plus que vous, et sujets aux mêmes infirmités ; et nous vous exhortons à quitter ces vaines superstitions pour vous convertir au Dieu vivant — et vrai — qui a fait le ciel et la terre, et la mer et tout ce qui y est contenu » (Act., 14, 14).
Semblablement les autres apôtres disent aux mêmes Actes : « Seigneur, vous êtes le créateur du ciel, de la terre, de la mer et de tout ce qu’ils contiennent » (Act., 4, 24).
Paul aussi, aux mêmes Actes : « Dieu qui a fait le monde et tout ce qui est dans le monde, étant le Seigneur du ciel et de la terre, n’habite point dans des temples bâtis par des hommes » (Act., 17, 24). »
Mon commentaire :
Paul est cité pour mettre en opposition les croyances juives — qui servent de bases aux Catholiques et aux Vaudois — et les leurs. En effet, en se mettant au même niveau que les Juifs ils donnent l’impression d’être semblables en tout, ce qui justifient la possibilité pour les Juifs d’abandonner leurs croyances pour suivre Paul. Or, ce à quoi Paul les appelle c’est à suivre le vrai Dieu créateur. Donc, cela revient à dire que leur Dieu, Iahvé, n’est ni le vrai Dieu ni le vrai créateur !
La petite phrase de Actes 17, apporte un complément à cette affirmation. Dieu, le seul vrai Dieu, n’habite pas dans des temples bâtis par des hommes contrairement à Iahvé qui, selon la foi juive habite dans le Saint des saints du temple.
« Et David : « Soyez bénis du Seigneur qui a fait le ciel et la terre « » (Ps. 115, 15).
Et on lit dans l’Apocalypse : « Écrivez ceci à l’ange de l’église de Laodicée : voici ce que dit celui qui est la vérité même, le témoin fidèle et véritable, le principe de tout ce que Dieu a créé » (Apoc., 3, 14).
Ainsi, par ces témoignages et d’autres, aussi nombreux que possible, nous croyons que Dieu tout-puissant a fait, et aussi créé, le ciel, la terre, la mer, le monde et tout ce qui s’y trouve.
Mon commentaire :
David est utilisé comme référence juive mais l’Apocalypse vient énoncer un fait étonnant. Celui qui est la vérité même serait le principe de tout ce que Dieu a créé. Donc, logiquement ce Dieu qui a créé ne serait pas le principe ni la vérité même. Voici la première affirmation de deux principes distincts dont l’un est supérieur à l’autre. Et l’auteur de finir par une phrase bateau destinée à lisser ce qu’il vient d’affirmer.
Chapitre II
« Mais comme ils sont assez nombreux, ceux qui se préoccupent le moins possible de l’autre monde et des autres créatures, et ne s’intéressent qu’à celles que l’on peut voir dans celui-ci — mauvaises, vaines, corruptibles — et qui, de même qu’elles sont venues, sans aucun doute, du néant, retourneront au néant ; nous disons, nous, qu’il existe un autre monde et d’autres créatures incorruptibles et éternelles, dans lesquelles consistent notre joie et notre espérance. Car leur substance est la foi, selon ce que dit l’Apôtre aux Hébreux : « La foi est ce qui nous rend présentes les choses qu’on espère et qui nous convainc de celles qu’on ne voit point » (Hébr., 11,1). »
Mon commentaire :
La forme narrative est intéressante, car elle fait mine de laisser entendre que c’est pour ne pas marcher avec le troupeau que l’auteur choisit avec d’autres une foi différente du plus grand nombre. En fait, face à la masse qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez et qui ne s’intéresse pas à essayer de comprendre les incohérences du monde, lui et quelques autres ont fait ce travail et en ont tiré la certitude d’un monde réellement divin dans lequel ils peuvent faire porter leur espoir.
Ce qui est magnifique également c’est la citation qui donne de la foi une définition extraordinaire. En effet, la foi nous porte car elle donne de la substance à ce que nous espérons et qu’elle nous conforte dans la véracité de ce qui nous échappe mais dont nous savons qu’il ne peut en être autrement pour autant que nous soyons convaincus que Dieu est Dieu et qu’il est donc à la foi principiel et parfait dans le Bien.
Chapitre III
« Le Fils de Dieu a encore parlé des deux mondes, lorsqu’il a dit : « Les enfants de ce siècle-ci épousent des femmes, et les femmes, des maris. Mais ceux qui seront jugés dignes d’avoir part à cet autre siècle, et à la résurrection des morts, ne se marieront plus, et les femmes n’auront plus de maris » (Luc, 20, 34-35). C’est du siècle de ce monde ci que parle l’Apôtre, s’adressant aux Galates : « Que la grâce et la paix vous soient données de la part de Dieu le Père et de Jésus-Christ, notre Seigneur, qui s’est livré lui-même pour nos péchés, afin de nous retirer de la corruption du siècle présent » (Gal., 1,3-4). Et aux Éphésiens il dit : « Et vous… lorsque vous étiez morts par les dérèglements et les péchés, dans lesquels vous avez autrefois vécu selon la coutume de ce monde » (Éph., 2, 1-2). Et ailleurs, s’adressant aux Romains : « Et ne vous conformez pas au siècle présent » (Rom., 12, 2). Ailleurs encore (lre Épître, aux Corinthiens) : « Nous prêchons la sagesse aux parfaits, mais ce n’est pas celle de ce monde, ni des princes de ce monde, dont l’empire se détruit, mais nous prêchons la sagesse de Dieu… que nul des princes de ce monde n’a connue » (I Cor., 2, 6-8). »
Mon commentaire :
L’auteur interprète les écritures dans le sens d’une cohabitation temporelle des deux mondes, alors que les Juifs et les Judéo-chrétiens les voient comme à peu près successifs l’un à l’autre. Mais l’opposition de principe entre les deux mondes justifie aux yeux de l’auteur leur simultanéité.
Chapitre IV
« De ce présent monde, mauvais, malin « et tout entier posé dans le mal » (I Jean, 5,19), Jacques dit dans son Épître : « Âmes adultères, ne savez-vous pas que l’amour de ce monde est une inimitié contre Dieu ? Ainsi quiconque voudra être ami de ce monde se rend ennemi de Dieu » (Jac., 4,4). Paul dit de même : « La figure de ce monde passe » (I Cor., 7, 31). Et Jean : « N’aimez ni le monde, ni ce qui est dans le monde… car tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, etc. » (I Jean, 2,15-16). Et le Christ : « Le Prince de ce monde va venir » (Jean, 14, 30). Et il ajoute : « Mon royaume n’est pas de ce monde » (Jean, 18, 36). Ailleurs : « Je ne prie point pour ce monde » (Jean, 17, 1). Ailleurs encore : « Père, le monde ne vous a point connu » (Jean, 17, 25). Il dit, en outre, de ses apôtres : « Ils ne sont point du monde, comme je ne suis point moi-même de ce monde » (Jean, 17, 16). Et encore : « Vous aurez à souffrir bien des afflictions dans le monde » (Jean, 16, 33). Et ceci encore : « Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui serait à lui » (Jean, 15, 19). Et enfin : « Le monde les a haïs » (Jean, 17, 14). Jean a déclaré : « Ne vous étonnez pas si le monde vous hait » (I Jean, 3, 13-14). Et ailleurs : « La raison pour quoi le monde ne nous connaît point, c’est qu’il ne connaît point Dieu » (I Jean, 3, 1). Si le monde est placé sous l’empire du mal (I Jean, 5, 19), s’il est défendu de l’aimer, ainsi que les choses qu’il contient, il ne faut donc pas croire qu’il appartienne en propre au Christ, car il ne procède pas du Père. Et si le monde n’est pas du Père, il n’est donc pas du Fils. Car le Christ a dit lui-même au Père : « Tout ce qui est à moi est à vous, et tout ce qui est à vous est à moi » (Jean, 17, 10). Si donc le « royaume » du Christ n’est pas de ce monde, si ce n’est pas pour lui « qu’il prie » ; si les « siens », qui lui appartiennent en propre, ne sont pas, non plus, de ce monde ; bien plus, si le monde les hait, les plonge dans les afflictions, les persécute et les combat, eux et le Christ, il faut rejeter la croyance que ce monde est au Christ, ce monde qui, d’ailleurs l’a ignoré et ne le connaît point. Mais parce que nous savons ainsi que le monde est mauvais dans son « siècle », dans ses jours, dans ses œuvres, dans ses hommes, dans son prince, dans ses recteurs, dans certaines de ses nourritures et boissons, nous poursuivrons notre exposé, selon la mesure de nos forces. »
Mon commentaire :
On le voit, désormais l’auteur se concentre sur le Nouveau Testament qui lui donne toute la matière nécessaire à sa démonstration, même chez les références les plus judéo-chrétiennes, comme Jacques le juste.
Ce qui apparaît clairement à ceux qui prennent la peine de lire sans se laisser influencer, l’est encore plus pour ceux dont la foi est ferme. Après nous avoir montré qu’il y avait deux mondes, dont celui où nous vivons était mauvais, il nous montre que ce monde mauvais ne peut pas avoir été créé par Dieu. Et cela devient évident quand on voit combien sont nombreuses les sources concordantes qui vont du Christ au plus juif de ses apôtres. En effet, il début par Jacques dont le propos est brillant. Aimer ce monde c’est ne pas aimer Dieu ! Comment pourrait-on dès lors faire un lien quelconque entre Dieu et ce monde ? Ce monde n’est pas éternel, il est corruptible et corruption et il dispose de son propre Prince. Dieu est donc totalement étranger à ce monde comme disait Marcion. Plus fort encore, si c’est possible, Christ se dit étranger à ce monde et ne lui accorde pas ses prières. Lui qui va chercher la centième brebis de son troupeau n’a pas un regard pour ce monde. La seule explication est qu’il n’y a rien de Dieu dans l’essence de ce monde. Et la seule raison de la venue de Christ dans ce monde, c’est nous, les brebis égarées qui, elles non plus, ne sont pas de ce monde.