Docétisme et mythisme ?
Le docétisme
Le docétisme est une théorie qui pense que Jésus n’était pas à la fois Dieu et homme, comme le propose la doctrine chrétienne catholique initiale, conservée malgré les schismes par les orthodoxes et les réformés. Il y a donc deux formes de docétisme : celui qui ne voit en Jésus qu’un Dieu et celui qui ne voit en lui qu’un homme. Rappelons que les Judéo-chrétiens, avec leur mythe de la Trinité divine, considèrent Jésus et le Saint-Esprit comme pleinement divins, à l’instar de Dieu lui-même. Cela a longtemps posé problème à nombre de chrétiens qui avaient du mal à imaginer Dieu dépossédé de son statut exceptionnel, ce qui revenait à leur yeux à le faire tomber de son piédestal.
De nombreux courants de pensée vont naître de ces deux hypothèses que propose le docétisme. Parmi ceux qui ne voient en Jésus qu’un homme, figurent les adoptianistes. Jésus, homme et seulement homme, s’est fait remarquer de Dieu par ses qualités et, ce dernier l’a adopté. On retrouve là une vision qui ne manque pas de rappeler un système existant dans la mythologie gréco-latine. En effet l’enfant d’un dieu et d’un mortel n’est pas dieu lui-même, mais par ses prouesses de héros, il peut arriver qu’il soit élevé au rang de dieu après sa mort. À cheval entre les deux théories se trouve un courant chrétien qui fut très influent avec d’être dénoncé comme hérétique : les nestorianisme. Pour les adeptes de Nestorius, en Jésus cohabitaient sans mélange les deux natures, humaine et divine. À l’opposé des adoptianistes se trouvent les monophysites qui considèrent que Jésus fut uniquement divin et que son existence apparente fut un leurre.
Certains auteurs considèrent que les écrits de Paul et l’Évangile selon Jean comportent des éléments de docétisme, mais celui qui fut considéré comme le premier à émettre cette hypothèse fut Cérinthe qui ne voyait en Jésus qu’un homme. Ménandre, dont la doctrine le fait considérer par plusieurs chercheurs comme le premier gnostique, aurait de fait validé un docétisme monophysite en détachant la création du monde de la compétence de Dieu. Il est également présenté comme un disciple de Paul, influencé par l’évangile johannique.
Enfin, s’il est un personnage dont le docétisme est affirmé, c’est bien Marcion de Sinope. En effet, dans son travail de reprise des documents pauliniens qu’il considéraient comme fortement remaniés et adultérés par les scribes judéo-chrétiens, soucieux d’empêcher Paul de servir de base à un Christianisme autre que le leur, il proposa notamment un Évangile paulinien, partiellement appuyé sur celui de Luc qui manifestait dès son premier chapitre un docétisme affirmé. Je vous renvoie pour cela à son Evangelion. Or, nous le savons maintenant, les marcionites ont clairement influencé les pauliciens, dont il est fort probable qu’ils ont même initié leur religion par le biais d’un diacre qui aurait évangélisé Constantin, le créateur du Paulicianisme, lors d’une rencontre près de Mananalis. De même, les pauliciens ont probablement été à l’origine du Bogomilisme et du Catharisme languedocien et italien, comme je l’explique dans mon livre, ce qui explique que le docétisme ait logiquement imprégné tous ces Christianismes.
Le docétisme cathare
Pour les cathares le docétisme est un prolongement logique de deux éléments de leur doctrine : l’origine du monde et la nature de l’émanation divine.
En effet, tous les cathares considèrent que le monde matériel est une création du démiurge, le disciple du principe du Mal, également appelé le diable. De ce fait, il ne peut y avoir de connexion ou de convergence entre le monde et Dieu. En outre, la « création » divine chez les cathares n’est pas à proprement une création, au sens d’une fabrication, mais une émanation consubstantielle qu’ils comparaient déjà à leur époque avec le soleil et ses rayons. Et, en raison de leur fondamental doctrinal qu’était l’humilité, ils considéraient cette émanation comme un tout unique dont l’apparente division visible ici-bas n’était qu’un leurre.
Ces deux points amènent à une réflexion logique et cohérente qui valide le docétisme visant à faire de Jésus un être divin qui ne s’est jamais incarné. En effet, la parcelle d’esprit — que j’appelle par commodité un esprit saint — qui est venue au contact des autres esprits saints prisonniers de la matière mondaine, ne diffère en rien de ces derniers. Donc, s’il s’était incarné, il aurait forcément subi le même sort et serait tombé sous l’emprise du démiurge. Comment imaginer, dans l’idée que tous les esprits saints sont identiques par nature, même si leurs missions diffèrent, qu’il puisse y en avoir de plus puissants ou résistants que d’autres ? Cela serait une grave entorse au principe de la Bienveillance divine qui s’applique uniformément sur toute sa « création ».
Mais alors, comment expliquer le choix des cathares médiévaux pour proposer l’idée d’un Christ ayant toutes les apparences de l’incarnation, y compris dans son adombrement[1]en Marie, sans en avoir la nature physique ?
Il faut se placer dans le contexte de l’époque, car l’ignorer conduit inévitablement à appliquer à une pensée ancienne des critères modernes, ce qui fausse complètement l’analyse. En effet, du IVesiècle au siècle des Lumières, la notion d’athéisme est quasiment inexistante. On appartient forcément à une religion, souvent définie par une zone géographique et un système politique. Cette situation rend à peu près impossible la compréhension de concepts très éloignés de la pensée générale. Donc, les cathares ne pouvaient pas nier l’existence physique apparente de Jésus alors même qu’elle était en opposition totale avec leur conception doctrinale, comme je l’ai expliqué ci-dessus. C’est pourquoi ils ont fait le choix de l’apparence physique convaincante. Pour autant cette idée reposait sur des éléments que les judéo-chrétiens ne pouvaient critiquer puisqu’on les trouve dans le Nouveau Testament. Quand Jésus ressuscité se donne à voir aux disciples, à deux reprises, la première fois sans Thomas et la seconde en sa présence, il a toutes les apparences d’une incarnation. Mieux encore, Thomas va toucher son « corps physique » en mettant le doigt et la main dans ses blessures[2]. De même, quand Christ rencontre les deux apôtres en voyage en direction d’Emmaüs[3], ils ne le reconnaissent pas, mais ils vont partager le pain avec lui, ce qui atteste une apparence mondaine poussée. Et ensuite, il va apparaître également aux onze à qui les deux pèlerins sont venus rendre compte[4]. Là également, pour attester sa mondanité il va manger du poisson devant eux. Donc, proposer un Jésus non incarné bien que parfaitement visible et ayant des attitudes et des capacités pouvant faire totalement illusion, n’a rien d’irréaliste pour des hommes de leur époque.
Le docétisme cathare aujourd’hui
Le Catharisme, issu d’une longue lignée de doctrines chrétiennes évolutives, n’a aucune raison de rester figé dans son état médiéval au motif que nous le connaissons comme tel. Il ne faut pas oublier que la plupart des chercheurs qui l’ont révélé étaient des judéo-chrétiens, notamment catholiques et protestants, dont la logique doctrinale les poussait naturellement à avoir une conception figée des choses. Cela explique que ces chercheurs et même des théologiens modernes préfèrent élaborer des hypothèses complexes en accord avec leurs vues plutôt que d’accepter ce qui relève de la doctrine cathare elle-même. On le voit notamment dans la genèse du Catharisme que les catholiques ont pendant longtemps attribué au Manichéisme et que les Protestants ont ensuite attribué à l’Origénisme.
Mais le Catharisme dispose de son identité propre, issue d’une lignée pagano-chrétienne, et le docétisme y est inscrit depuis ses origines comme je l’ai montré plus haut. C’est pourquoi nous pouvons et nous devons continuer à proposer des réflexions et des hypothèses sur ce sujet. Notamment, est-il impensable que l’apparente incarnation de Jésus soit un mythe ? En effet, les recherches les plus poussées montrent une part non négligeable d’incohérence dans l’idée d’un Jésus ayant eu une vie mondaine apparente. En effet, les témoignages extérieurs au milieu des premiers chrétiens montrent qu’il y avait bien des personnes se réclamant de Christ — Jésus n’est presque jamais cité —, ce qui est la preuve de l’existence d’une religion, mais pas celle du personnage que certains décrivent. En outre, attribuer à ce personnage les miracles qu’il aurait réalisés pose le problème du silence des sources extérieures à ce sujet. Pourtant, la résurrection de Lazare aurait dû provoquer un véritable séisme social ! Pourtant, on n’en trouve aucune trace chez les autorités juives et romaines de l’époque. Cela est très étonnant, car un tel miracle aurait logiquement pu être craint comme offrant de vrais risques de troubles sociaux.
Donc, si la preuve de l’apparence physique de Jésus n’existe pas, et disons-le honnêtement la preuve inverse fait également défaut, pourquoi vouloir se rattacher à ce qui n’est qu’un point de vue défendu par les judéo-chrétiens pour qui cette existence physique est essentielle à leur propre doctrine ? Les cathares n’ont en rien besoin d’un Jésus apparent puisqu’il leur est impossible d’accepter son incarnation.
C’est pourquoi j’ai étudié l’hypothèse selon laquelle Jésus n’avait pas existé du tout. Cette hypothèse n’est pas aussi mythique que certains voudraient le croire. En effet, l’idée que Christ ait pu s’adresser directement à des hommes sans passer par l’image d’une apparence physique peut sembler difficile à accepter. Pourtant nous avons un élément en faveur de cette thèse dans le Nouveau Testament lui-même. Rappelons-nous l’épisode que ce document — pourtant clairement judéo-chrétien —, nous relate. Paul, appelé Saul dans le texte, part en direction de Damas, car il sait devoir y trouver des juifs exilés après la mort d’Étienne qu’il veut arrêter pour blasphème. En route il est victime d’un éblouissement par lequel il tombe de cheval et entend la voix de Christ qui lui parle[5]. Cet événement, demeuré invisible pour les hommes qui l’accompagnent, provoque une cécité qui ne sera levée que trois jours plus tard par le baptême d’esprit que lui conféra Ananie en lui imposant les mains[6].
La question qui se pose est la suivante : si Paul a pu croire en Christ sans le voir ; s’il a pu recevoir son message et le transmettre sans avoir besoin d’une confirmation physique, est-ce que cela a pu se passer de la même façon pour les disciples qui ont dit l’avoir vu ?
La réponse n’est pas simple. En effet Paul était quelqu’un d’intellectuellement très instruit, alors que ceux dont on nous dit qu’ils ont prétendu avoir vu Jésus en chair étaient au contraire très peu éduqués ; la plupart étaient des paysans et des pêcheurs. Si l’on pense que Jésus fut inventé, cela peut s’expliquer et se justifier par la nécessité de la prédication. Comment faire admettre à une masse analphabète pour l’essentiel la validité d’un message transmis uniquement en songe ? Seul Muhammad y parviendra, mais ce sera six siècles plus tard. Il est donc possible que Jésus fut créé de toutes pièces dans ce but par un accord passé entre les premiers disciples et transmis à leurs propres disciples qui vont finaliser cette information en écrivant les textes canoniques. L’autre hypothèse est que Christ ait commencé par s’adresser à des hommes qui ne pouvaient entendre sa parole que si une apparence physique la prononçait. Il se serait alors donné cette apparence dans ce but. Mais on peut en douter, car Abraham n’a pas eu besoin d’un subterfuge aussi poussé pour croire et transmettre le message de Iahvé ; un seul buisson enflammé lui a suffit. Enfin, on peut aussi imaginer que la première hypothèse étant la bonne, les premiers disciples se sont inspirés de personnes ayant existées à leur époque pour en faire le support de leur « inspiration divine ». On sait notamment par le Sanhedrin qu’un Jésus fut condamné pour blasphème vers cette époque et exécuté par lapidation. On le voit, l’hypothèse d’une apparence physique n’a rien d’impossible, mais rien ne semble la justifier pleinement.
C’est pourquoi je suis personnellement attiré par l’hypothèse qui me semble la plus simple : celle d’une construction justifiée par la nécessité de valider devant une foule, qui aurait sans doute rejeté le témoignage d’une simple vision ou inspiration divine, l’idée d’un être d’apparence physique ayant transmis le message. Pour moi et comme Paul le faisait, Christ n’est pas une dénomination de Jésus, mais bien le seul et unique messager divin venu nous apporter la parole et la voie menant au salut.
Certains désignent cette conception comme « mythiste ». Je l’accepterais volontiers si je ne sentais pas le relent d’une volonté de décrédibiliser une hypothèse sans avoir à se donner la peine d’y réfléchir pour la critiquer. Ou alors il faudrait considérer que, face à une hypothèse « mythiste » il y a une hypothèse « incarnationiste ». Mais en quoi cela ferait-il avancer le débat ? En rien me semble-t-il. Donc, restons-en à l’hypothèse d’un Jésus incarné pour les uns, apparent pour les autres et celle d’un Christ n’ayant pas eu besoin d’un support visuel pour agir.
J’ai également eu droit à l’argument qu’un Jésus mythique s’opposerait à l’existence de Paul qui parle du ressuscité. J’avoue trouver cet argument douteux. En effet, Paul lui aussi s’adresse à une population convaincue de l’existence de Jésus. Il n’y a donc rien d’anormal à ce qu’il parle du ressuscité, puisqu’il ne veut pas parler de Jésus, mais de Christ. Lui ne connaît pas Jésus, si ce n’est pas ouï-dire. Cette façon de faire serait même, à mon avis en faveur du docétisme de Paul.
Éric Delmas – 08/12/2018
[1]L’adombrement est la théorie selon laquelle Christ aurait paru naître de Marie dont il aurait utilisé le corps pour donner l’illusion d’une naissance. Il se serait ainsi tenu dans son ombre, d’où l’origine du terme.
[2]Évangile selon Jean : 20, 19-31
[3]Évangile selon Luc : 24, 13-32
[4]Évangile selon Luc : 24, 36-43
[5]Actes des apôtres : 9, 3-9
[6]Actes des apôtres : 9, 17-19