L’âme et l’esprit
La grande variété qu’induit la manipulation des concepts aboutit régulièrement à une grande confusion. L’âme et l’esprit en sont une illustration saisissante, au point qu’aujourd’hui un micro-trottoir sur ce sujet donnerait des résultats extravagants. En outre, ces concepts ont très peu de prise sur le monde réel, qui les a d’ailleurs détourné afin de leur donner une réalité objective en faisant de l’esprit un élément caractériel et de l’âme la partie centrale de certains objets.
En fait le champ d’expression de ces substantifs se limite à la philosophie et à la théologie.
Je voudrais donc essayer ici de les penser et de les étudier de façon à comprendre ce qu’ils définissent individuellement et de cerner les contours de leurs interactions éventuelles, voire de leurs relations. Bien entendu, si j’évoque les concepts philosophiques et théologiques les plus variés qui me sont connus, c’est vis-à-vis de la philosophie et de la théologie cathare que j’orienterai finalement ma réflexion.
L’âme et l’esprit dans le monde matérialiste
On s’aperçoit qu’en fait le sujet de l’âme et de l’esprit est assez étranger au monde où nous vivons. Ce monde est matérialiste et ses références le sont logiquement aussi.
C’est pourquoi rares sont ceux qui savent trouver les mots pour exprimer ce que serait l’âme et l’esprit d’un point de vue non spirituel. Ou plutôt leur définition se superpose et s’approche de l’idée d’une essence primordiale. L’âme serait en quelque sorte l’élément princeps de la matière et l’esprit en serait le concept abstrait. Mais dans le même temps l’âme conserve une sorte de préciosité qui fait que beaucoup répugnent à accepter d’en doter des objets sans vie, y compris parmi les plus rationalistes et athées : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? » (Alphonse de Lamartine « Milly ou la terre natale »).
En fait, comme le fait entendre le poète, la dotation d’une âme à la matière serait surtout un comportement réflexif visant à expliquer les élans émotionnels de la nôtre.
Dans cette approche l’âme serait donc l’apanage des éléments animés — le mot n’est pas anodin — et cependant, même sous cet angle l’attribution de l’âme semble être dépendante du degré de comparaison que nous attribuons à ces éléments animés. L’âme du ver de terre nous pose question quand celle de notre animal de compagnie nous paraît évidente.
Finalement, le monde matérialiste, loin de faire de l’humain le centre de sa réflexion, finit par le marginaliser en raison de sa volonté à ne pas le voir comme l’aboutissement d’un dessein divin.
L’âme chez les philosophes et les croyants
On trouve à peu près autant de définitions que de théories philosophiques ou religieuses.
Chez les philosophes antiques l’âme serait l’élément animateur du corps, intimement liée à ce dernier et souvent assimilée au sang. L’âme meurt donc en même temps que le corps.
Chez les judéo-chrétiens l’âme est le souffle divin insufflé dans la matière inerte par Dieu lors de la création mais cependant liée à ce corps qu’elle anime au point qu’à la mort de ce dernier elle demeure “veuve” de ce dernier jusqu’à la fin des temps où le corps sera recomposé ou glorifié selon les cas et l’âme lui sera de nouveau associée.
Pour nous, croyants cathares, il y a deux âmes. C’est du moins ainsi que nos prédécesseurs médiévaux imaginaient un composé tripartite spirituel qui était le pendant du composé tripartite mondain : esprit, âme et corps.
Ainsi, lors de la chute des âmes — également appelée grande perturbation —, c’est l’âme spirituelle qui est entraînée (ou qui suit volontairement selon les cas) par le démiurge qui l’incorpore dans le corps mondain où se trouve déjà l’âme mondaine, animatrice de ce dernier. Dans cette nouvelle situation l’âme spirituelle devient l’esprit prisonnier de ce monde. Sur le plan spirituel, le corps spirituel n’est pas affecté et l’esprit spirituel est resté fermement ancré dans la création divine dans l’attente du retour de l’âme spirituelle qui signera le mariage mystique.
Comme nous le voyons, chez les cathares âme et esprits sont étroitement liés, quel que soit le plan dans lequel on les imagine. C’est d’ailleurs le sujet principal de l’histoire de la tête d’âne que racontaient les cathares médiévaux et que j’ai traité ici.
Chez les philosophes et les judéo-chrétiens, l’esprit ne semble pas directement lié à l’âme. Il est le plus souvent considéré comme une sorte d’inspiration supérieure, divine à l’occasion, voire comme une forme d’interventionnisme divin dans le plan mondain.
Chute et incorporation
On le voit, traiter le sujet de l’âme et de l’esprit amène à évoquer une double problématique.
La première est la situation initiale avant que le Mal ne vienne séparer la création divine et la seconde est la situation actuelle et son devenir.
Notre statut mondain fait de nous de grands handicapés intellectuels. Il est très difficile de projeter notre imagination au-delà de structurations totalement dégagées de nos prérequis habituels. Et quand un auteur de science-fiction y parvient, il est généralement considéré comme génial.
Ce problème est clairement visible dans les approches qui furent tentées en ce qui concerne notre origine en ce monde et notre devenir. Certes les athées peuvent sembler plus à l’aise que les croyants mais, à l’analyse, ils sont tout autant gênés que nous. En effet, la théorie du big-bang est un montage simplifié d’une impasse scientifique qui pêche sur de nombreux points. En effet, si cet univers eut un début, qu’y avait-il avant et d’où proviennent les lois physiques qui ont présidé à son avènement ? Si cet univers est en expansion continue, dans quel élément cette expansion se produit-elle et que restera-t-il une fois l’univers disparu ?
Les croyants qui seraient tentés de sourire doivent se rappeler qu’ils ne sont pas mieux lotis.
Le principe d’une création divine ex nihilo n’échappe pas à la question du : qu’y avait-il avant ? Sans parler de la question de l’éternité et de celle de Dieu.
Le christianisme s’appuie soit sur les bases du judaïsme, soit sur un flou artistique qui ne semble pas mériter une trop grande attention.
En effet, et c’est là à mon avis une des grandes qualités du catharisme d’avoir compris que la recherche fine d’une réponse introuvable était une erreur fondamentale. De fait, chercher à expliquer ce qui nous dépasse et dont nous n’avons pas la moindre idée ne peut mener qu’à des impasses construites sur un anthropomorphisme récurrent qui montre combien la prégnance de ce monde présent obère nos capacités à entrevoir ce qui le dépasse.
C’est pourquoi les cathares firent appel à la philosophie, et notamment à Aristote, pour expliquer la cosmogonie initiale. Le concept de « Principe » présente le double intérêt de définir clairement la position de l’élément de référence sans tomber dans l’anthropomorphisme. Dieu n’a pas à être défini avec des qualités humaines et il n’a pas à être doté d’éléments qui se rapporteraient forcément à une anatomie humaine. Il en va de même du Mal.
Une fois réglé le problème du Principe, se pose le problème créationniste. Si dans un système désincarné il est assez simple de concevoir l’idée de consubstantialité c’est plus compliqué de l’appliquer à une création matérielle. C’est pourquoi les théories créationnistes attachées à la mise en œuvre de ce monde tombent toutes dans l’imagerie naïve d’un Dieu bricoleur constituant ses créatures par accumulation d’éléments.
Les cathares ne furent pas plus efficaces de ce point de vue car, si leur concept initial était assez intelligent, dès qu’ils se sont attaqués à la création — aussi bien spirituelle que mondaine —, ils sont tombés dans ce travers anthropomorphique.
Du coup il devenait nécessaire de doter la création d’un statut corporel comparable à celui que l’on imaginait ici-bas.
C’est sur cette dérive que reposent entièrement les propositions concernant la chute des âmes et l’incarnation.
Les problèmes des conceptions anthropomorphiques
La lecture des différentes versions de la chute montrent nombre d’incohérences ou laissent dans l’ombre des points essentiels.
D’abord il y a hésitation pour savoir si la chute intéresse un tiers des créatures divines ou la tierce partie de toutes les créatures divines. Ce point révèle une faille majeure qui est celle de la compréhension de l’interaction entre le Mal et le Bien.
Dans un système ordonné et clair comme la création divine par émanation consubstantielle, l’apparition du Mal crée un trouble ingérable. Qu’il existe un Principe du Mal comme il existe un Principe du Bien peut s’imaginer à la rigueur. Il devient même nécessaire à la vue des conséquence et c’est ce qu’explique bien Jean de Lugio dans son Livre des deux Principes. En fait c’est la notion d’Être qui permet de différencier le Bien du Mal. Déjà nous observons là un glissement sensible entre la conception judéo-chrétienne des attributs divins qui place le pouvoir de création en première position, alors que le système cathare y met l’Être.
Jean de Lugio avait déjà fortement entamé le caractère divin de la création et la science d’aujourd’hui menace de le mettre définitivement à bas quand on voit à quel point les scientifiques approchent de cette compétence créatrice qui devrait être surmontée dans quelques années.
Si nous en restons à l’approche cathare, une fois admis que seul Dieu — ou plutôt le Principe du Bien — dispose de l’essence divine que représente l’Être, et que c’est grâce à cela qu’il peut laisser émaner de son Être une « création » disposant du même attribut que lui et ce de toute éternité, se pose la question du Mal. Question insoluble quant à l’origine du Mal puisqu’il est aussi un Principe mais plus facile à comprendre concernant son incapacité à créer quoi que ce soit de durable. L’absence d’Être est son handicap, d’où sa mise en avant dans le Prologue (chapitre premier) de l’Évangile selon Jean.
Mais alors, comment le Mal va-t-il s’y prendre pour concevoir ce monde où nous vivons et qui semble bien réel pourtant ?
Les écrits nous montrent que les hommes n’ont jamais su ou pu se dégager d’une approche plus ou moins anthropomorphique mettant en œuvre des sentiments, des modifications caractérielles, des actions visant à séduire et à combattre avant de provoquer des séparations de type physique.
Il va sans dire que cela n’est pas très satisfaisant.
Comment le Mal fait-il pour séduire des entités divines forcément parfaites, donc inaltérables ? Si le Mal n’a pas la capacité de produire une création durable, faute d’Être, comment peut-il créer des esprits démoniaques dépourvus d’âme divine comme certains auteurs le pensaient ? S’il peut le faire pourquoi a-t-il besoin de dérober des âmes divines ?
Si le Bien ne s’oppose pas au Mal, pourquoi ce dernier n’a-t-il dérobé qu’une partie de la création divine ? Pourquoi ce vol ne se serait-il produit qu’une fois et pourquoi devrait-il cesser un jour ?
Comme nous le voyons les problèmes relatifs à la création, à la chute et à l’incarnation sont légion. Du coup la réalité de l’âme et de l’esprit le sont tout autant.
Mais peut-être que l’on peut essayer de réfléchir autrement.
Quelques hypothèses pour expliquer les concepts précédents
Tout d’abord je serais tenté de refuser toute division au sein de la création divine. Le Principe du Bien est un et indivisible, donc je considère que sa création est à son image. Nous sommes donc des éléments non séparés d’un tout unique. Ce concept apparemment contradictoire et abscons s’explique mieux si on l’image avec la parabole du soleil. Le Principe est le soleil et nous sommes ses rayons, à la fois apparemment séparés de lui et en même temps totalement et intimement liés à lui. Nous émanons de lui et nous nous étendons à de grandes distances sans jamais nous séparer, ni de lui, ni des autres rayons. L’Être est donc symbolisé par les réactions thermonucléaires et le Mal par l’espace froid qui l’entoure.
Or cet espace n’est pas vide. Mais son contenu n’a aucune capacité à évoluer sans l’action solaire.
Pour autant ce n’est pas en raison d’une quelconque motivation humaine que l’un et l’autre interagissent mais par l’équivalent de réactions que l’on pourrait comparer à des réactions physico-chimiques. En effet, quand deux fluides de densité différente entrent au contact l’un de l’autre par l’intermédiaire d’une membrane semi-perméable, celui qui est le moins dense cherche à compenser ce déséquilibre en récupérant dans l’autre des éléments capables de traverser la membrane. Le vide glacial et intersidéral agit de même en utilisant la chaleur solaire transmise par les rayons pour réchauffer sa matière froide et inerte et cela fait parfois émerger la vie. Mais que cette chaleur disparaisse et la vie disparaît car le vide ne sait pas créer son équivalent efficace. La vie serait donc en quelque sorte la conséquence de la captation de la chaleur solaire comme cet univers serait la conséquence de la captation de l’Être émanant de la création divine. Mais si la chaleur se retire, la vie disparaît aussi et ne reste que des éléments froids et inertes comme on peut imaginer que si l’Être se retire la création maléfique redevient ce néant qu’elle était à son origine.
Donc nous avons dans cette hypothèse une certaine cohérence qui permet de comprendre comment l’âme spirituelle (expression de l’Être) devient dans ce monde l’esprit (vie spirituelle).
De la même façon nous pouvons imaginer qu’une certaine forme de création maléfique ait pu préexister à la création mondaine et puisse demeurer après la fin de ce monde. Il est même possible d’imaginer qu’il y ait un mélange, non seulement en chacun de ceux qui sont habité par l’âme divine, mais aussi entre eux et ceux qui ne le seraient pas.
Voilà quelques idées que je développe pour aider mon intellect limité à construire une image acceptable, apte à m’aider dans la lecture et la compréhension de ce monde.
Cela est aussi intéressant pour imaginer les interactions entre les esprits affaiblis et les âmes divines qui les alimentent ainsi en Être. C’est ainsi que je conçois la grâce divine, une sorte d’intervention de l’ensemble de l’unité Principe du Bien et création divine qui rend à la partie éloignée la capacité à demeurer ferme dans sa nature. Et quand le rayon retourne à son origine, l’élément maléfique sur lequel il appliquait son action vivificatrice revient à son étant antérieur néantisé.
Éric Delmas – 23/07/2012