L’écharde dans la chair : un pas vers le salut ?
Aujourd’hui, je voudrais évoquer devant vous un point qui est peu développé dans la réflexion cathare, souvent trop orientée vers les considérations hautement intellectuelles, voire métaphysiques.
Deuxième lettre de Paul aux Corinthiens (chap. 12) :
7 – Et de peur que ne m’élève l’excellence de ces dévoilements, une écharde dans ma chair, un ange de Satan m’a été donné pour me souffleter, de peur que je ne m’élève.
8 – Trois fois j’ai fait appel au Seigneur pour qu’il l’éloigne de moi.
9 – Il m’a dit : ma grâce te suffit, car ma puissance est accomplie par la faiblesse. Je prendrai encore plus de plaisir à me vanter de mes faiblesses pour que la puissance du Christ m’abrite.
10 – Voilà pourquoi je suis content des faiblesses, des outrages, des nécessités, des persécutions, des angoisses pour le Christ, car lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort.
Pour avancer vers la grâce qui ouvrira la porte du salut, nous devons créer un clivage entre notre part mondaine et notre part spirituelle. Pour y parvenir, nous avons deux axes de progression : l’un qui relève de notre intellect et l’autre qui relève de notre corps.
Comme nous l’avons déjà évoqué, le premier portera sur l’assimilation intégrale de concepts qui nous posent souvent problème au début, comme la non-violence absolue ou l’abandon de tout espoir de sauver ce monde.
Aujourd’hui, je voudrais évoquer le second dont on croit que l’ascèse seule peut vaincre l’obstacle, ce qui nous paraît finalement abordable. Cependant, il ne faut pas oublier que notre corps suit sa propre route vers la déchéance et vient nous le rappeler régulièrement.
La souffrance asservit
Nous le savons bien pour l’avoir tous vécu, la douleur physique vient vite à bout de notre volonté de résistance. Mais la douleur comporte des éléments divers qui vont du ressenti au pressenti.
En effet, la douleur aiguë nous submerge momentanément, mais nous avons des moyens de l’atténuer, voire de la supprimer. Si elle atteint des niveaux paroxystiques, elle peut dépasser nos moyens de résistance au point que, dans les cas extrêmes, certains patients se suicident pour lui échapper.
La douleur chronique introduit un autre champ d’action, celui de la psychopathologie, car sa durée et sa puissance finissent par venir à bout de notre résistance. En outre, l’expérience de la douleur crée un état de pressenti par lequel ce que l’on appelle le seuil de déclenchement du ressenti douloureux est abaissé, car la peur de la douleur en favorise l’apparition.
L’expérience douloureuse, quand elle dure ou qu’elle se répète sans pouvoir être contrecarrée, crée un véritable asservissement qui obscurcit les capacités intellectuelles tant elle devient prégnante, que la douleur soit effectivement présente ou qu’elle soit simplement crainte et attendue. Nous en avons certainement tous fait l’expérience.
Mais Paul nous dévoile une fonction nouvelle de la souffrance que peu d’entre nous auraient pu imaginer. Alors que notre nature mondaine tend à nous pousser vers la vanité et l’égotisme, la douleur vient stopper cet élan en nous rappelant notre misérable condition humaine d’être pantelant soumis à une incarnation imparfaite et corruptible. Mais cette approche n’est pas celle de tout le monde ; seuls ceux qui savent intellectualiser leurs ressentis peuvent l’envisager sous cet angle. Et c’est là que Paul remplit pleinement son rôle d’apôtre et de guide. En nous ouvrant la porte qui dépasse la douleur comme un ressenti pathologique pour en faire un outil d’inversion de notre nature mondaine au profit de notre aspiration spirituelle, il nous montre que notre appartenance à l’empirée divin supplante en tout point les vicissitudes de notre incarnation maligne.
La souffrance permet l’avancement vers le salut
Comme nous le savons, celui qui souffre à tendance à se recroqueviller sur sa douleur et à s’isoler des autres. Celui qui n’a pas encore atteint le stade de l’éveil se trouve alors dans une impasse. En effet, l’animal humain est un être grégaire ; sans les autres, il n’est rien et s’il s’isole il dépérit. Le spirituel au contraire sait profiter de l’isolement pour approfondir son cheminement. Certes, il est plus facile de le faire quand l’isolement est choisi et non subi, mais plutôt que laisser la souffrance nous enfermer dans une bulle négative, en faire une occasion d’introspection permet de lui donner un sens.
En effet, notre nature charnelle, notre sensualité — dans l’acception des stimulations issues des cinq sens —, et notre situation sociale tendent à nous éloigner des considérations spirituelles, d’autant plus que le monde moderne nous crée bien des obligations et de nécessités qui s’y opposent. C’est pourquoi nous voyons de moins en moins de personnes prêtes à considérer leur état d’être spirituel et donc à consacrer du temps et des efforts à approfondir leur réflexion sur cette nature spécifique à l’homme et encore moins à chercher comment faire pour se préparer à l’inéluctable moment où sa prise en compte deviendra prégnante.
Cette situation crée naturellement un profond déséquilibre entre notre double situation : charnelle et spirituelle, qui est le fonds de la majorité d’entre nous. Et nous le voyons bien au quotidien quand nous échangeons avec nos semblables sur des points aussi essentiels que la réalité d’une transcendance, le devenir de notre être au-delà de la mort et les conditions requises pour aborder cet instant essentiel de notre vie que beaucoup d’entre nous auront la chance de vivre pleinement, contrairement à notre naissance dont personne n’a conservé le moindre souvenir puisque le développement neurologique de l’homme rend impossible toute conservation mémorielle avant l’âge de trois ans minimum.
Il ne faut donc pas négliger cette chance que nous donne la douleur de mettre paradoxalement à l’écart notre nature mondaine au profit de notre part spirituelle.
En outre, la douleur étant un phénomène régi par notre système nerveux et conceptualisé par notre cerveau, introduire dans notre intellect une réflexion tournée vers le spirituel permet de mobiliser ce cerveau, au moins partiellement, pour autre chose que le ressenti physique et émotionnel de la douleur.
Certes, la douleur à elle seule ne saurait nous faire avancer vers le salut, contrairement à ce que pensent certains groupes religieux qui, au fil des siècles, ont fait de l’auto-administration de souffrances un outil de reconnaissance et d’avancement accéléré vers le salut. L’avancement vers le salut relève de bien d’autres nécessités et le seul bénéfice de la douleur est juste de nous permettre de détourner notre attention vers ce sujet.
La douleur, un vécu personnel
Quand la religion permet d’unir des individus qui se reconnaissent dans une même spiritualité, la douleur ne peut être partagée. Elle nous est personnelle, tant par sa nature en termes de ressenti que par la gestion pratique que nous lui appliquons. Nous sommes uniques dans notre nature mondaine.
Et d’ailleurs, si j’aborde ce sujet aujourd’hui, ce n’est pas hasard. Ayant eu une expérience douloureuse intense ces derniers jours, j’ai résisté à qui en d’autres temps m’aurait sans doute poussé à exiger une prise en charge ultime en secteur hospitalier, comme cela m’est arrivé dans le passé, ce qui me montre combien ma nature mondaine est aujourd’hui plus influencée par ma nature spirituelle qu’elle ne l’était auparavant.
Mon expérience professionnelle dans la santé et ma relative maîtrise du sujet de la douleur — que j’ai même enseignée à des collègues à une période —, en raison de mon activité dans le domaine de l’anesthésie, me donne des outils intellectuels pour mieux comprendre ce qui se passe et pour apprécier la profondeur et les risques que ma propre douleur provoque en moi. En outre, j’ai accompagné dans ses dernières semaines un ami que vous connaissez peut-être, Yves Maris, qui avait réfléchi de son côté et dans le cadre de ses compétences en matière de philosophie, sur ce sujet en utilisant le même extrait de Paul dont il était un spécialiste. Je n’ai pas retrouvé son article sur le thème de l’écharde dans la chair, mais je sais que son expérience en ce domaine a largement accompagné sa vie mondaine depuis le début de l’âge adulte.
C’est pourquoi j’ai souhaité apporter ma modeste pierre à l’édification de ce sujet dans sa dimension spirituelle. En effet, les philosophes l’ont étudié dans tous les sens, de Socrate aux stoïciens comme Épictète, et je n’ai donc rien à rajouter à ces éminents penseurs d’hier à aujourd’hui. Par contre, le spirituel étant un domaine personnel, je pense pouvoir m’exprimer avec une légitimité qui ne prétend pas s’appliquer aux autres, mais qui cherche à s’ancrer dans la compréhension cathare du rapport entre le corps et l’esprit.
Nous connaissons tous ce que l’on appelle l’effet placebo, c’est-à-dire la capacité du corps à stimuler ses propres capacités quand on lui fait croire qu’une aide médicamenteuse extérieure vient à son secours. Cet effet psychosomatique est puissant et bien utile, mais il n’est pas isolé. L’effet psychologique de la volonté de vivre et de sortir d’une situation critique est également très puissant. Comme bien de mes confrères, je l’ai observé souvent dans mes activités professionnelles en réanimation. On avait même coutume de dire entre nous, mais aussi aux patients, que cette volonté de guérir pouvait compter pour un tiers dans l’évolution de leur état. Dans le domaine de la douleur, il existe un phénomène pratiqué par toutes les mamans, sans qu’elles en aient conscience, que l’on appelle l’effet gate control (terme anglais que l’on peut traduire par contrôle de passage des stimuli douloureux). Il s’agit de tromper le cerveau qui reçoit une information douloureuse transmise par des fibres nerveuses de gros calibre et dénuées de gaine de myéline, ce qui ralentit la transmission de l’influx, en lui envoyant, via des fibres plus fines et myélinisées, un stimulus sensoriel à grande vitesse de propagation qui va saturer partiellement les récepteurs de transmission de la moelle épinière et du cerveau. Ainsi, le stimulus douloureux sera atténué, voire annulé. C’est typiquement le fait de souffler sur une zone douloureuse ou de frotter la peau entre la zone douloureuse et la racine du membre concerné.
Je ne sais pas si l’intellectualisation de la douleur comme moyen de détourner l’attention vers la spiritualité peut se rattacher à une ou plusieurs des méthodes décrites ci-dessus, mais cela importe peu si le résultat est là.
Et je dis qu’à titre personnel j’ai pu constater l’efficacité de ce détournement d’attention du corporel au spirituel et que cela m’a permis de passer ce cap très difficile sans avoir recours à des médicaments dont je savais qu’ils n’auraient fait qu’entretenir le cercle vicieux qui s’était mis en place.
La douleur est une opportunité occasionnelle
Pourquoi ai-je cru que ce sujet pouvait présenter de l’intérêt pour d’autres que moi ? Si Socrate pensait que le daemon qui le torturait lui donnait la capacité d’améliorer sa philosophie et si Paul pensait que l’écharde que Dieu plantait dans sa chair l’aidait à développer son humilité, pour ma part et plus modestement, j’ai trouvé dans mes douleurs un moyen supplémentaire de consacrer du temps à mon avancement spirituel.
Ce n’est donc pas par volonté de glorification de ma pratique que je souhaite agir, car elle n’a rien qui le justifie, mais comme un simple témoignage d’une pratique qui m’a aidé dans un cheminement souvent chaotique et régulièrement ressenti comme plutôt lent.
J’ai découvert dans la douleur une opportunité occasionnelle de sortir d’une expérience mondaine désagréable et d’en faire un passage vers une expérience spirituelle positive. D’ailleurs, les cathares relataient un témoignage selon lequel le christ ayant proposé à ses apôtres d’émettre un vœu les concernant pour qu’il le leur accorde, avait répondu à leur demande unanime de les mettre à l’abri de toute souffrance : « Vous ne voudriez pas que le disciple soit mieux traité que son maître ? Mais je vous promets que de toutes les souffrances que vous auriez à endurer en mon nom, je vous supprimerai les plus difficiles et, la moins difficile je l’adoucirai tant qu’elle vous semblera supportable. » Est-ce pour cela que les cathares ne craignaient pas le bûcher, au point de refuser d’abjurer ? Je ne sais pas, mais je veux croire que la seule douleur qui me semblerait insurmontable serait celle de quitter la voie spirituelle qui, je l’espère, me mènera vers mon salut.
Alors oui ! Pour moi, sans jamais la rechercher, ce qui serait une forme de vanité, j’accepte l’écharde que ce monde plante dans ma chair, car à mes yeux elle participe un peu à me guider dans la voie qui mène au salut.
Guilhem de Carcassonne.