Diagnostic de foi
La vie du croyant, du novice et du chrétien est traversée de crises. Cela ne doit pas nous surprendre, car quand l’engagement est aussi total que celui d’une foi qui nous pousse à une totale cohérence entre nos sentiments, nos conceptions doctrinales et nos pratiques — dans cette vie et surtout au-delà —, la sérénité serait à considérer comme de l’inconscience.
Je ne fais pas exception à cette règle et j’ai voulu utiliser mon expérience personnelle pour vous montrer les étapes de mon cheminement. Au fil de ce cheminement j’ai pu vérifier la validité de cette évolution et confirmer certains points que l’on m’avait « prédits ». Certes il me reste un bon bout de chemin à parcourir, mais vu ce que j’ai déjà fait, je peux considérer comme évident ce que je vous présente comme prolongement de mon cheminement. Les crises que j’ai traversées m’ont aidées à avancer en sachant que j’étais bien sur la route qui me convenait.
De la connaissance à la foi
Sans doute que la première crise se manifeste quand, grâce à la connaissance que nous acquérons de la conception doctrinale cathare, nous prenons conscience de l’énorme mensonge et de la manipulation dont l’humanité est victime depuis son origine. Comment ne pas être choqué quand tout ce sur quoi est fondée notre vie s’avère n’être qu’une horrible manipulation visant à nous emprisonner dans une prison maligne ? Pour autant, malgré ce choc, certains ne peuvent franchir le cap d’accepter cette information et d’en tirer les conclusions qui s’imposent. La perspective d’avoir à tout reprendre à la base et à accepter d’avoir été bafoué au point où nous le sommes, peut provoquer une sorte d’anesthésie intellectuelle faisant considérer la vérité révélée comme fausse et le mensonge comme vrai. Un peu comme dans le syndrome de Stockholm où l’on voit l’otage défendre, soutenir et parfois aider son ravisseur.
Pour celles et ceux qui parviennent à surmonter ce traumatisme et qui en acceptent la cohérence, le cheminement vers la foi cathare n’est pas forcément une évidence. En effet, le catharisme a compris que l’éveil qui ouvre à la foi nécessite un effort, souvent douloureux, qui heurte l’individu dont la part spirituelle est encore trop faible dans son emprisonnement charnel. L’âme mondaine se déchaîne pour tenter d’empêcher l’éveil spirituel, car c’est sa fonction première de maintenir l’esprit prisonnier et inconscient de son état, pour assurer la pérennité de ce monde imparfait. Ceux qui ne parviennent pas à surmonter cette étape restent dans une sorte d’entre-deux spirituel ; ils sont partagés entre une conviction réelle de la validité d’une doctrine simple, claire et implacable dans ses conclusions, mais la conséquence logique de cette analyse et de cette compréhension leur semble insurmontable. Ils essaient alors de choisir ce qu’ils croient être le « meilleur des deux mondes » en acceptant l’idée que ce monde est diabolique tout en refusant de le rejeter comme tel. On trouve notamment dans ces sympathisants celles et ceux qui essaient de se convaincre qu’il serait envisageable de rendre ce monde beau et bon, alors que tout montre au contraire qu’il s’enfonce inexorablement dans le Mal. Souvent ils se pensent croyants cathares en raison de leur raisonnement logique et ne comprennent pas que leur pratique est en contradiction totale avec ce raisonnement, ce qui leur interdit clairement cet éveil de croyant.
La foi ne se décrète pas et le sympathisant ne peut espérer que l’éveil soit une sorte de cadeau auquel il pourrait prétendre. L’éveil est l’apanage d’un ensemble d’éléments qui vont de la volonté d’acquérir la connaissance complète du sujet à son acceptation pleine, entière et sans réserve. Il ne s’agit pas d’ânonner quelques phrases constituant un credo qui s’apparente plus à une méthode Coué qu’à un engagement solennel librement consenti. Il faut que la conscience que nous permet d’acquérir la connaissance débouche sur une évidence absolue de ce que signifie cette découverte et que, de cette évidence, naisse la totale adhésion à ces concepts doctrinaux et aux conséquences pratiques qui en découlent.
De la foi à l’engagement
Le croyant cathare peut très bien ne pas se rendre compte qu’il a passé ce cap, comme l’enfant découvre parfois plus tard qu’il maîtrise telle ou telle connaissance que son professeur lui a inculquée. Mais, avec le recul, il voit la souffrance qu’il a ressenti, même si au moment crucial ce n’était pas forcément vécu comme une souffrance, en raison notamment de la sidération intellectuelle que provoque le flash de la compréhension des éléments apportés par la connaissance. Par contre ce que le croyant va ressentir alors, c’est l’impérieux besoin d’aller plus loin, comme le malade qui apprend qu’il a une maladie mortelle va, après un temps de sidération, comprendre qu’il doit faire des choix et les mettre en œuvre au plus vite pour ne pas être pris de court par sa maladie.
Le croyant cathare, de par son éveil, comprend qu’il est pris dans un cycle infernal de transmigrations qui dure depuis des millénaires et que s’il n’agit pas vite, cela va continuer. Comme il n’a pas la certitude que la connaissance qu’il a acquise sera toujours présente et de même qualité dans la prochaine vie, il comprend qu’il lui faut tout mettre en œuvre pour que cette prison mondaine soit la dernière qui retienne sa part spirituelle. En effet, même si le catharisme nous apprend qu’à la fin des temps, l’Esprit sera de nouveau réuni et reviendra auprès de Dieu, ainsi que nous le rappelle la parabole de la brebis perdue, quel prisonnier souffrant de l’injustice de son emprisonnement, attendrait un temps improbable d’être libéré s’il voit devant lui la possibilité de s’évader définitivement ? L’éveillé est convaincu que le cheminement cathare est le seul qui lui convient pour faire sa bonne fin. Il doit donc tout faire pour remettre en état une structure où il pourra trouver l’aide nécessaire à son propre avancement.
Cette impérieuse volonté d’agir pour que l’Église cathare redevienne fonctionnelle constitue un autre temps de souffrance, car le croyant sait que cela sera difficile et long, au point qu’il risque de n’en pas voir l’aboutissement dans cette vie. Or c’est pour cet aboutissement qu’il veut agir de peur que sa prochaine vie soit moins propice à son cheminement. Cette souffrance ne doit pas être l’occasion d’une agitation stérile ; le croyant doit apprendre la patience et la confiance. Combien de nouveaux « convertis » ont voulu précipiter les choses et se sont, soit découragés, soit imaginés s’être trompés de voie ? Le découragement mène à l’abandon et à un retour à l’état d’ignorant qui ne peut plus jouir de la vie comme avant la connaissance, mais qui ne peut ressentir la plénitude du cheminement. Il se retrouve entre deux mondes aussi insupportables l’un que l’autre et convaincu de ne plus avoir la moindre prise sur ses choix. L’autre va se convaincre que la difficulté du catharisme l’exclut d’office de cette voie et cherche autre chose qui ne le satisfera pas pour autant pleinement. S’il a changé de voie pour de mauvaises raisons il gardera à jamais le sentiment d’échec au risque d’en comprendre le fondement sur son lit de mort.
Restent ceux qui ont compris qu’ils s’engageaient dans un cheminement long et difficile, mais porteur d’un tel espoir qu’il méritait tous leurs efforts. Pour autant, la plupart voient leur désir de cheminement contrarié par des obstacles mondains qu’ils ne peuvent éliminer sans déroger aux obligations morales de leur foi. Les engagements mondains ne peuvent tous être rompus au seul désavantage du croyant qui les accepteraient alors bien volontiers. Parfois cela se heurte à la souffrance qu’il pourrait infliger à des proches, ce qui n’est pas acceptable tant que le proche concerné n’agit pas par malignité. Il faut alors remplir les obligations contractées avant l’éveil, aussi longtemps que nécessaire, au risque de manquer du temps nécessaire pour parfaire son cheminement. Cela n’empêche pas d’œuvrer différemment aux missions de l’Église cathare. Cela n’empêche pas non plus de parfaire son cheminement spirituel en ce monde par la mise en œuvre d’une forme de morale personnelle. Et c’est bien pour cela que les cathares avaient mis en place le sacrement de la Consolation aux mourants. Non pas un sacrement de rattrapage d’une vie dissolue, mais un sacrement d’entrée tardive mais formelle en vie chrétienne pour un croyant très avancé, empêché de faire ce dernier pas de son vivant.
De l’engagement au salut
Beaucoup croient que l’entrée en noviciat est l’antichambre du salut. En fait, je pense qu’il s’agit plutôt de l’épreuve de confirmation du statut de croyant. En effet, jusques là le croyant vit dans une relative insouciance. Sa foi le porte, mais elle ne lui impose aucune contrainte. Non pas que le catharisme soit une religion qui impose quoi que ce soit, mais le croyant qui connaît tous les points que j’ai énoncés plus haut se sent lié à ses choix, quand bien même il les a définis en totale liberté.
En choisissant d’entrer en maison cathare, le croyant se trouve face à lui-même. Fini de se bercer d’illusions ! Maintenant il va devoir mettre en œuvre sa spiritualité et sa pratique 24 heures sur 24 et 365 jours par an. Cela explique deux phénomènes très importants. D’abord, comme cela s’observait aux débuts du christianisme, l’engagement en vie chrétienne se faisait assez tardivement, car il n’y a qu’une seule perspective au bout : une vie d’ascèse et de spiritualité sans pause ni retour en arrière possible si l’on veut atteindre le salut. Donc, chez les cathares aussi, l’engagement en vie chrétienne se faisait tardivement et après une longue réflexion quant aux motivations réelles du futur novice. Ensuite, l’entrée en vie chrétienne constitue une réelle transformation de la vie du novice. Ce changement radical ne se comprend pas forcément du point de vue d’un croyant ou d’un sympathisant. En effet, dans notre vie quotidienne nous sommes régulièrement amenés à accepter des accrocs à notre engagement de fond, pour diverses raisons. Mais une fois devenu novice, il faut s’astreindre à un respect rigoureux de la règle. Et ce ne sont pas les rares aménagements qu’elle autorise qui vont simplifier la vie. D’autant que le novice en viendra spontanément à éviter de s’écarter de la vie la plus proche de l’idéal spirituel, même si la règle lui permet une adaptation liée à une situation particulière.
Nous avons là une nouvelle source de souffrance que va ressentir le croyant qui se croit prêt à passer le cap qui va le mener de la vie séculaire à la vie régulière. Comment ne pas être en proie au doute face à un tel changement ? Et cela ne s’arrêtera pas au premier jour de noviciat. Pendant toute sa durée le novice sera amené à comprendre que la foi n’est pas acquise une fois pour toute. Plus on avance dans la pratique de novice, plus on ressent fortement les péchés que l’on commet. Cela renvoie à la remarque des Bon Chrétiens médiévaux qui disaient que seuls les consolés peuvent pécher car ils connaissent le Bien. Sans entendement du Bien pas de péché possible. Mais quand on approfondit son noviciat, l’entendement du Bien commence à se développer en nous, ce qui explique cette souffrance du pécheur que l’on ressent.
Si le novice souffre, le consolé doit souffrir aussi, car nous sommes en permanence sur la corde raide. Le catharisme n’assure aucunement le salut en soi. Comme les jeunes filles en attente de l’époux des évangiles, il faut veiller et garder sa lampe allumée jusqu’au dernier instant. Certes le consolé est bien « entraîné », mais il ne doit jamais relâcher sa vigilance, car le diable est là au quotidien, prêt à profiter de la moindre faille pour nous renvoyer au fond du trou.
En fait, le meilleur diagnostic que l’on puisse faire de sa foi quand on est croyant, novice ou consolé, est le doute et la souffrance morale liée au constat de notre imperfection. Or, nous venons de le dire, ce constat s’amplifie au fur et à mesure de l’avancement. Le cathare ne peut donc pas espérer le repos spirituel comme il arrive à atteindre le repos sensuel. C’est en remettant sans cesse nos certitudes sur le tapis, en assumant nos fautes en pleine conscience et en appréciant la meilleure façon de ne plus les reproduire, que le cathare pourra avancer efficacement.
Éric Delmas, le 20 juillet 2020.