Qui est l’Antéchrist ?
Ce personnage récurrent des textes bibliques et néo-testamentaires est considéré généralement comme l’opposant direct de Christ. On considère qu’il viendra progressivement détourner l’homme de Dieu au point de remplacer Christ dans l’inconscient collectif. Bien entendu, il ne le fera pas de manière brutale, au risque d’être rejeté, mais subrepticement de façon à ne pas être découvert jusqu’à ce qu’il ne soit plus en mesure d’être éliminé.
Certains l’ont imaginé comme un être humain investi par le Mal d’un pouvoir de corruption des hommes ; d’autres l’ont considéré comme la somme de plusieurs entités, potentiellement multiples elles aussi. C’est de cette dernière hypothèse qu’est venu le nombre 666 représentant le Mal absolu. En effet 6 est le chiffre de l’imperfection — par opposition au 7 qui représente la finitude accomplie —, et l’Antéchrist serait la combinaison de trois formes maléfiques qui combineraient leurs efforts pour vaincre l’idée de Dieu dans l’humanité.
Aujourd’hui, comment pouvons-nous concevoir la possibilité de l’Antéchrist et, par conséquent, en cas de réponse positive, sous quelle forme pouvons-nous l’imaginer ?
Mammon
L’étymologie du nom est encore inconnue, mais selon les langues retenues elle tourne autour des concepts de richesse et de possession. Mammon est donc la manifestation chez l’homme du désir de possession de biens, excédentaires à ses besoins réels, dans le but d’acquérir du pouvoir sur les autres hommes en raison de sa capacité à leur nuire en les privant de ce dont ils ont besoin pour une vie confortable.
Comment définir l’origine de Mammon ?
La volonté de prendre le pouvoir sur l’autre est quasi originelle de toutes les espèces vivantes, végétales et animales. Mais en général cette volonté relevait de l’instinct de survie : une plante s’assure une meilleure alimentation en nutriments et en lumière en éliminant d’autres plantes susceptibles de restreindre son accès à ces éléments essentiels. Avec l’homme les choses vont changer.
Comme nous le rappelle fort bien René Girard dans son ouvrage, désormais célèbre[1], si les animaux ont la capacité de développer un désir mimétique pour ce que d’autres possèdent, l’homme est le seul à pouvoir développer un désir mimétique pour ce que d’autres espèrent posséder. Cette différence est fondamentale puisqu’elle autorise le concept de thésaurisation et de commerce dématérialisé.
En effet, des origines jusqu’au début de la civilisation, l’homme se contentait d’acquérir ce dont il avait besoin pour sa survie et, si une ressource lui était offerte en surplus, il s’en servait comme monnaie d’échange pour une autre qui lui faisait défaut. Ce commerce basé sur le troc se limitait aux besoins à court terme puisque les biens se conservaient très mal dans la durée.
C’est à Sumer, qui inventa la civilisation en même temps que l’écriture, que ce concept changea. Le troc avait un inconvénient majeur. Quand un bien était valorisé de façon importante, le troc créait une disproportion importante dans l’échange nécessaire pour compenser sa valeur. Ainsi, imaginons qu’aujourd’hui un éleveur de poulets veuille acheter une voiture par le simple troc. Il lui faudrait trouver un vendeur de voiture qui accepterait de recevoir des centaines de poulets, de les stocker et de les transporter avant de les échanger à son tour en fonction de ses besoins.
Du troc à la Bourse
Pour résoudre le problème du troc, les sumériens eurent l’idée de graver des jetons d’argile représentant le bien à échanger. Ainsi, chacun venait au marché avec dans sa poche deux plaquettes d’argiles soudées sur trois côtés qui contenaient les jetons des biens à vendre. Il suffisait alors d’échanger ses jetons avec ceux du vendeur du bien désiré. Pour reprendre l’exemple de l’achat d’une voiture, nous n’avons fait que développer ce système en valorisant notre production (poulets, travail, etc.) sous la forme d’argent et en allant acheter la voiture avec la liasse de billets — qui remplacent les jetons d’argile — représentant les poulets vendus. Une innovation a même été inventée : la banque ! Vous déposez vos billets sur votre compte bancaire et vous donnez au vendeur de voiture un bout de papier griffonné dont la valeur, indiquée sous forme de chiffres et de lettres, n’est limitée que par les avoirs de votre compte. Aujourd’hui on peut même remplacer ce papier par une carte en plastique ou par un code tapé sur un site Internet.
Ce système a permis à certains de commencer à spéculer quand la situation du moment le permettait. Si un agriculteur avait beaucoup de blé, mais que peu de meuniers en avaient besoin, ces derniers pouvaient être tentés de dévaloriser le blé et ainsi faire un bénéfice en vendant la farine au même prix. Au final, ce sont les intermédiaires qui ont su se positionner de telle façon qu’en ne produisant rien eux-mêmes, ils s’enrichissaient du travail des uns et des besoins des autres. On le voit l’accumulation d’argent, bien que par définition non affecté à un besoin précis, a permis de créer des richesses, donc de faire entrer Mammon dans nos vies.
Ce qui a provoqué la prise de pouvoir de Mammon sur l’humanité est intervenu au 13e siècle. Tout d’abord, un bourgeois de Bruges (Van der Buerse) en Belgique, avait créé un hôtel où vendeurs et acheteurs pouvaient se rencontrer pour échanger leurs biens. Ce lieu fut appelé hôtel de Buerse, qui devint très vite Hôtel de la Bourse. Mais c’est en France, à Toulouse précisément, qu’en 1250, furent créés les premiers titres boursiers échangeables (Uchaux) par la société des Moulins de Bazacle. Ces titres avaient la particularité de voir leur valeur évoluer selon la conjoncture.
À partir du moment où la valeur d’un titre n’était plus forcément corrélée à celle du produit qu’il représentait, la fluctuation des cours pouvait être influencée par divers mécanismes plus ou moins contrôlables. Surtout, ce fut l’occasion pour les plus malhonnêtes de s’enrichir en manipulant les cours, comme ce fut le cas de la crise du sucre qui ruina tant de petits épargnants dans les années 1960.
La Bourse est donc l’outil par lequel Mammon — c’est-à-dire le désir de possession et de pouvoir —, réussit à prendre, petit à petit la place que Dieu avait chez les hommes. La peur de la ruine a supplanté la peur du châtiment divin et la croissance de l’athéisme a suivi de près la courbe de la croissance de la spéculation boursière. On ne pouvait croire à la fois dans le profit et en Dieu. C’est ce que nous rappelle Matthieu : « Personne ne peut s’asservir à deux seigneurs : car où il détestera l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez vous asservir à Dieu et à Mammon. » (6, 24).
Pourquoi Mammon serait l’Antéchrist ?
Parmi les vices de l’humanité, pourquoi faire de Mammon celui qui représenterait le mieux l’idée que nous avons de l’Antéchrist ?
D’abord, il correspond bien aux critères qui définissent l’Antéchrist. Il s’est insinué dans l’humanité de façon sournoise et subrepticement. Il a acquis une emprise toujours grandissante sur l’humanité au point de bouleverser à la fois ses valeurs et sa logique. Aujourd’hui des sociétés disposant de biens immobiliers et de matériel, voire de stocks vendables, se retrouvent sous cotées à la Bourse et disparaissent au seul profit d’investisseurs malhonnêtes. Inversement, des sociétés quasiment sans valeur mobilière et immobilière se voient surévaluées par des effets qui s’apparentent clairement à la mode. C’est le cas de sociétés agissant sur Internet. D’ailleurs, bien souvent surévaluée avant leur entrée en Bourse, leur valeur dégringole dès l’ouverture du marché, ruinant au passages les petits investisseurs les plus fragiles.
Enfin, il est pour beaucoup devenu un Dieu, éclipsant l’autre, au point que certaines religions ont fait le choix de justifier le gain d’argent dans leur doctrine, comme le zoroastrisme qui, en Inde aujourd’hui au sein de la communauté Parsi, fait de la réussite financière un signe de bénédiction divine. Mais le judéo-christianisme est assez ambigu sur ce point lui aussi. Si les catholiques affectent un mépris de l’argent, ils tendent souvent à laisser les meilleures places dans leurs églises aux personnalités de pouvoir et d’argent. Les dons largement médiatisés pour la reconstruction de Notre Dame de Paris, sont clairement en opposition totale avec l’évangile de Matthieu ; « Toi, quand tu fais l’aumône, que ta gauche ignore ce que fait ta droite. » (6, 3) et : « Toi, quand tu pries, entre dans ta resserre, ferme ta porte et prie ton père qui est dans le secret, et ton père qui voit dans le secret, te le rendra. » (6, 6). Au lieu de cela les riches donateurs font de la publicité à leur action, sans oublier de la rentabiliser sur le plan fiscal, et l’Église met en œuvre ouvertement des actions caritatives estampillées de sa marque. Sans oublier que les riches et les puissants ont droit aux premières places dans la nef quand les pauvres en sont réduits à mendier leur pitance sur le parvis.
Cette totale inversion des valeurs n’est-elle pas la meilleure démonstration que je puisse faire ?
Mais cela pourrait sembler insuffisant si Mammon n’agissait que dans le domaine de l’argent et des placements financiers. C’est oublier un peu vite, ce que ces manigances induisent sur les ressources naturelles de la planète. Si l’on a puisé de façon intensive et folle les énergies fossiles polluantes que sont le charbon, le gaz et le pétrole c’est pour faire tourner une industrie destinée à produire des biens mis sur le marché boursier. Si l’atome a peu servi dans sa forme militaire destructrice, il s’est bien rattrapé dans le domaine de l’énergie où il a permis de favoriser une surconsommation destructrice et difficile à réfréner tout en nous laissant ses déchets dont certains demanderont plusieurs milliers d’années de stockage avant d’espérer réduire significativement leur dangerosité.
Nous polluons l’air que nous respirons et l’eau que nous buvons et après les guerres pour accéder à l’énergie, puis aux produits nécessaires à notre vie dispendieuse, nous commençons à voir se développer les conflits pour l’eau qui, depuis la fin des années 60 avec l’annexion du plateau du Golan par Israël et plus récemment avec celle du Tibet par la Chine, sont la mèche qui embrasera le monde quand de grandes puissances militaires entreront en conflit pour se procurer ce précieux liquide.
La terre si nécessaire à notre alimentation est polluée ou rendue stérile par l’agriculture intensive, ce qui pousse les hommes à détruire les forêts primaires riches d’espèces vivantes indispensables à notre survie (notamment en termes de médicaments) ; et les animaux que nous avons sélectionnés pour notre confort deviennent fragiles au risque de ne plus pouvoir participer à la pollinisation nécessaire à la production de la majorité de notre alimentation.
Conclusion
Finalement, Mammon est un bon candidat au titre d’Antéchrist. Mais pour le vaincre, il nous suffit d’en prendre conscience et d’agir comme il se doit en revenant à l’essentiel : la stricte suffisance.
Si nous continuons à dévaler la pente de plus en plus raide de la consommation à outrance et du confort égoïste, notre civilisation n’en a plus pour longtemps. Si, au contraire, nous commençons à changer notre mode de vie en revenant aux valeurs qui ont permis à notre civilisation de démarrer : solidarité, entraide, frugalité, etc., nous pouvons retarder l’échéance, histoire de nous donner le temps de faire notre cheminement spirituel.
N’agissons pas comme le scorpion qui tue la grenouille en train de le sauver pour ne pas résister à sa nature. Notre nature mondaine n’est pas notre fonds. Nous sommes avant tout des entités spirituelles !
Éric de Carcassonne, le 11 décembre 2020.
[1] Des choses cachées depuis la fondation du monde – Éditions Grasset & Fasquelle, 1978 (Paris), réédité en Livre de poche, 1983 .