L’éveil spirituel cathare
Il est un point qui est souvent très difficile à comprendre quand on n’est pas consolé ou croyant. En effet la dialectique moderne tend à dénaturer le sens des mots qui sont alors utilisés à tort et à travers. On observe que nombreux sont les domaines intellectuels, existentialistes et plus ou moins spirituels qui utilisent le terme d’éveil à des fins très variées, voire contradictoires.
En matière de catharisme, ce terme est strictement spirituel et implique des concepts qui sont propres à cette religion. C’est pourquoi je tiens ici à vous présenter ce sujet de façon aussi complète que possible.
L’éveil dans la mondanité
L’éveil, une affaire d’esprit-saint
Dans sa déposition devant l’Inquisition, Pierre Maury raconte un prêche de Philippe d’Alayrac, chrétien consolé à propos de la différence entre l’âme et l’esprit. Nous connaissons ce texte sous le nom de parabole de la tête d’âne. En voici le texte figurant dans le registre inquisitorial :
« Il y avait une fois deux croyants à côté d’un ruisseau. L’un d’eux s’endormit. L’autre resta éveillé, et il vit quelque chose qui ressemblait à un lézard qui sortant de la bouche du dormeur traversa subitement le ruisseau par une planche ou une tige qui était tendue d’un côté du ruisseau à l’autre.
Il y avait là une tête d’âne décharnée, dans laquelle la chose entrait et sortait, en courant par les trous de la tête. Puis elle revenait par la planche jusqu’à la bouche du dormeur. Cette chose fit cela une ou deux fois. Ce que voyant, celui qui était éveillé, alors que la chose était passée de l’autre côté du ruisseau vers la tête, enleva la planche, pour l’empêcher de passer et de revenir à la bouche du dormeur. La chose, sortie de la tête d’âne et arrivée au ruisseau, ne pouvant traverser, parce que la planche était enlevée, et le corps du dormeur s’agitant fortement sans pouvoir se réveiller, bien que celui qui était éveillé le secouât, ce dernier finit par remettre la planche. La chose traversa par la planche et entra dans la bouche du dormeur.
Il s’éveilla aussitôt, et dit alors à son compagnon qu’il avait beaucoup dormi. L’autre lui dit qu’en dormant il avait eu un grand trouble et s’était beaucoup agité. Le dormeur répondit qu’il avait beaucoup rêvé. Il avait rêvé en effet qu’il avait traversé un ruisseau par une planche, puis qu’il était entré dans un grand palais, où il y avait beaucoup de tours et de chambres ; quand il avait voulu revenir, la planche avait été enlevée du ruisseau, et il ne pouvait pas passer ; mais il venait au ruisseau, et reculait, de peur de se noyer ; il en avait été très troublé, jusqu’à ce que la planche soit remise sur le ruisseau, et qu’il ait traversé. Celui qui était resté éveillé lui raconta ce qu’il avait vu, et les deux croyants en furent dans un grand étonnement.
Ils allèrent ensuite trouver un bon chrétien (c’est-à-dire un hérétique), et lui racontèrent la chose. Il répondit que l’âme de l’homme restait toujours dans son corps jusqu’à la mort du corps, mais l’esprit de l’homme entrait et sortait, comme ils avaient vu ce lézard sortir de la bouche du dormeur, entrer dans la tête d’âne, et rentrer dans la bouche du dormeur. »
Le point qui nous intéresse aujourd’hui dans ce texte est la notion qui veut que si l’âme mondaine — nous parlerions plutôt de système de commande du corps —, est fixée à ce dernier et disparaît à la mort de ce dernier, l’esprit tombé dans la matière — que j’appelle esprit-saint —, n’est pas attaché à la matière et dispose d’une relative capacité d’autonomie. C’est fondamental si l’on veut comprendre la possibilité d’un éveil spirituel.
C’est en raison de cette relative indépendance de l’esprit-saint qu’il s’avère possible de l’informer de son état de prisonnier et de lui ouvrir, ou plutôt entrouvrir la porte qui lui permettra de développer sa spiritualité. Dans le film Matrix®, que je prends souvent en exemple, la scène culte des deux pilules est très stricte et sert d’ailleurs de références aux milieux complotistes. En effet, le personnage de Morphéus propose au héros Néo de choisir entre le confort de l’ignorance (la pilule bleue) et le merveilleux univers de la connaissance et de la vérité (la pilule rouge). C’est en fait un choix entre la lâcheté et le courage. Dans le catharisme, les choses sont différentes. Nous avons au cours de notre vie des moments où nous sommes absorbés par nos obligations et où nous ne sommes pas intellectuellement disponibles pour autre chose. On pourrait dire en référence au mythe de la tête d’âne que ce sont des moments où l’esprit-saint n’est pas dans la tête d’âne. À d’autres moments, nous nous interrogeons, car l’esprit-saint influe sur l’intellect dans le sens où il crée des moments d’interrogations qui ne sont pas forcément clairement identifiés, mais qui manifestent une certaine opposition avec l’âme mondaine. Ce sont des moments où l’esprit-saint est dans la tête d’âne.
L’éveil, un moment de retournement spirituel
Dans ce moment de conflit relatif, nous confrontons notre savoir intellectuel avec la connaissance spirituelle qui diffuse de l’esprit-saint. Celui-ci est sensible à nos interrogations, à notre psychologie et à notre approche philosophique qui bien qu’étant des compétences intellectuelles sont en mesure de lui ouvrir une voie d’émergence partielle. Le contrôle de la pensée profonde a toujours été un rêve des dictatures et l’âme mondaine n’y fait pas exception.
Chez la plupart d’entre nous et depuis longtemps ces émergences partielles retombent vite sous la prégnance de l’âme mondaine, ce qui explique que nous n’ayons toujours pas réussi à quitter cet enfer mondain.
Par contre, dans de rares cas, cette émergence est interprétée intellectuellement comme une évidence spirituelle. Pour que cela soit possible, il faut que l’intellect soit capable de comprendre ce qu’est la spiritualité, ce qu’est l’éveil et ce qu’est la connaissance. Alors un terreau favorable à l’éveil spirituel va se mettre en place. Pour autant tout n’est pas gagné.
L’esprit-saint est encore sensible aux injonctions de l’âme mondaine qui par le biais des outils que lui donne la sensualité va pouvoir le tromper sur la validité de son ressenti ou le dériver vers des notions mondaines parées d’attributs spirituels. Ce dernier cas est à mon avis clairement exprimé dans les extrémismes religieux qui appliquent à la religion les constantes morales de la mondanité : égocentrisme, vanité, violence morale et physique, etc. Dès lors l’argutie religieuse sert de support aux pires comportements mondains.
Mais, dans de rares cas, l’intellect bien formé par l’acquisition d’une connaissance éprouvée peu se trouver en adéquation avec l’esprit-saint prisonnier. Dès lors, ce dernier va pouvoir se libérer partiellement de sa gangue mondaine et commencer un travail de révélation qui imprégnera la part intellectuelle malgré les tentatives de l’âme mondaine et les incompétences du corps. On passe d’un état de dépendance du spirituel au mondain à celui d’une indépendance et même d’une forme de prise de contrôle partiel de certains éléments mondains, sans quoi atteindre le salut est illusoire. C’est un retournement total du système initial qui maintenait l’esprit-saint prisonnier.
L’éveil spirituel à proprement parler
Ce sujet qui, vous l’avez compris est central puisqu’il détermine la possibilité pour l’esprit-saint d’emprunter la voie du salut n’apparaît pas dans les sources. Du coup, les historiens — même ceux qui ont des compétences en philosophie — ne l’abordent pas dans leurs écrits ! Cela démontre les limites de la recherche sur un sujet comme la religion qui nécessite un travail approfondi de la part de chercheurs ayant une maîtrise des sujets spirituels. Malheureusement, la plupart étant très imprégnés de judéo-christianisme, on en trouve peu qui savent faire abstraction de leurs propres convictions pour se mettre à la hauteur de celles des cathares.
Cela vous expliquera pourquoi j’ai consacré un chapitre complet à l’éveil dans mon livre[1] et pourquoi je l’ai lié à la connaissance et au salut.
Les prémices de l’éveil
Pour les cathares, l’éveil ne s’acquiert pas de façon exogène ; c’est petit à petit qu’il se fait jour en nous, grâce à l’étude du catharisme spirituel. Contrairement au concept judéo-chrétien de la foi du charbonnier qui dès le 16e siècle considérait que le croyant devait se contenter de croire « ce que l’Église croyait », le catharisme milite pour une foi éclairée et une conviction intime appuyée sur des arguments solidement étayés par des sources.
C’est pour cela que les cathares faisaient tout leur possible pour éduquer les auditeurs, que nous appelons sympathisants, par le biais de prêches et qu’ils traduisaient en langue vernaculaire les documents mis à disposition de ceux qui pouvaient les lire.
Aujourd’hui nous ne faisons rien d’autre. Le site au titre éponyme du livre offre de nombreux documents qui permettent de découvrir et d’approfondir le catharisme, car il est essentiel que chacun puisse le comprendre à la hauteur de son intellect personnel et ne jamais admettre quelque notion que ce soit de façon automatique.
Ce travail d’étude et d’information permet d’acquérir un savoir qui permettra à chacun de savoir précisément pourquoi il pense et dit ce qu’il veut du catharisme. Mais cette acquisition de savoir est insuffisante. Comme pour toute construction de qualité elle n’est que la fondation de la connaissance qui se construira en mettant en accord le savoir et l’intime conviction. C’est la mise en accord de l’intellect et de l’esprit-saint prisonnier dont je parlais plus haut.
La mort de l’Adam primordial
La cosmogonie judéo-chrétienne nous parle d’Adam comme le premier homme. Bien entendu il s’agit d’une présentation imagée qui marque l’apparition d’un animal spécifique, porteur d’un souffle divin, au sein d’un monde déjà doté d’animaux dépourvus de cette étincelle divine. D’un point de vue cathare, il s’agit de l’illustration de la chute des esprits-saints dans la matière démoniaque. Cet Adam est donc un animal, dominé par son instinct et sa sensualité, doté d’une part spirituelle qu’il peut mettre en avant s’il en a conscience et s’il en ressent la nécessité.
L’Adam primordial est adapté à ce monde et rejette ce qui tendrait à mettre en danger cet équilibre dont il ne perçoit pas la malignité. Pour en revenir à Matrix®, c’est le Néo, trafiquant de logiciels informatiques et employé peu docile qui cherche à échapper à ce qu’il croit être une sorte de police qui le traque pour ces motifs.
C’est par l’étude et l’acquisition de savoirs que le sympathisant va remettre ses évidences et vérités antérieures en question. Or, cela va lui montrer que les règles mondaines de pouvoir, de volonté de vivre et de représentation vaniteuse sont sans objet. Cela revient à une sorte de suicide que de suivre la voie qu’ouvre la pilule rouge. Dans un de mes textes antérieurs, je présentais cela sous l’image de deux hommes pris dans un tourbillon aquatique et incapables de distinguer quoi que ce soit d’utile. L’un va s’accrocher à son statut, d’autant qu’ayant pu accrocher une souche d’arbre il espère que cela le sauvera. L’autre fait un choix apparemment incohérent, puisqu’il lâche la souche et nage à contre-courant pour tenter de rejoindre la rive. Ce faisant il va se sauver, car le tourbillon aboutit à un siphon qui va tuer son compagnon.
Nous aussi nous devons faire spirituellement ce choix de laisser mourir en nous notre nature mondaine, notre Adam primordial, car il ne peut nous mener au salut.
L’éveil : résurrection du Christ
Le savoir acquis va, chez certains d’entre nous, provoquer un choc intellectuel qui nous permettra de voir l’inanité de ce que nous pensions infaillible jusque là. De ce choc vont émerger de nouveaux paradigmes qui vont annuler nos anciennes convictions et faire de la voie de cheminement cathare la seule adaptée à notre propre salut. J’insiste sur l’importance de différencier un sentiment de la justesse de la voie cathare en raison de sa doctrine sensée et logique et de sa pratique cohérente, et la conviction personnelle que cette voie spirituelle est la seule capable de nous assurer le salut. On retrouve très clairement ce dernier sentiment dans les interrogatoires d’Inquisition de croyants cathares médiévaux.
Ce sentiment absolu distingue le sympathisant du croyant, car l’adhésion à une spiritualité ne peut être valide que si elle n’accepte aucune autre option pour soi. C’est ce que nous appelons la résurrection de Christ en chacun de nous. En effet, pour les cathares Jésus — s’il a existé —, n’a jamais eu de corps physique et sa crucifixion est donc un leurre au mieux et une forgerie judéo-chrétienne destinée à émerveiller les populations crédules au pire. Mais la résurrection, inutile pour un Jésus jamais mort doit être comprise dans le sens de la foi. L’épisode de Lazare dans le Nouveau Testament reprend ce concept. Lazare, ancien ami et proche de jésus, frère de Marthe et Marie Madeleine, est déclaré mort. Jésus survient et le ressuscite. En fait, c’est la foi en Jésus de Lazare qui était morte et qui est ressuscitée. Certes, c’est moins claquant que la résurrection charnelle. De la même façon la mort de Saphire et Ananias dans les Actes des apôtres est également un signe d’exclusion de la communauté et non pas une mort provoquée par Dieu.
Le croyant : un sympathisant cathare éveillé
Quand survient cet éveil spirituel cathare, que rien ni personne d’autre que l’intéressé ne peut provoquer, ce dernier quitte le statut de sympathisant pour devenir un croyant. Lui seul en prend conscience, spontanément ou à l’occasion d’un échange avec un chrétien consolé qui a su observer son changement mieux qu’il ne l’a fait lui-même.
Quels sont les changements qui vont affecter ce nouveau croyant débutant ?
D’abord, la certitude qu’il n’y a pas d’autre voie spirituelle pour lui que le catharisme. Ensuite, l’impérieuse nécessité de tout mettre en œuvre pour cheminer selon cette voie. Enfin, la recherche du salut qui ne peut se faire qu’au sein d’une Église cathare organisée et efficace.
Le croyant cathare en chemin
Dès qu’un croyant cathare comprend la réalité de son éveil, il sait qu’il va devoir entamer un long et parfois difficile cheminement.
Il va devoir se livrer à une introspection personnelle pour déterminer les points de sa personnalité et de son mode de vie qu’il va devoir mettre en priorité afin de les rendre compatibles avec le catharisme. Mais il ne s’agit pas pour lui de se forcer à agir ou de feindre d’agir comme il sait qu’il faut le faire. Tout le cheminement du croyant sera consacré à étudier, comprendre la justesse et appliquer petit à petit les préceptes cathares afin qu’ils deviennent pour lui évidents et nécessaires et non pas forcés et feints.
On le voit, ce cheminement risque d’être long puisque rien n’est forcé, mais une fois que le croyant aura acquis des éléments de la Règle de justice et de vérité, il sera bien mieux à même d’éviter les échecs et les tentations contrairement à ce que l’on voit dans d’autres religions qui imposent des comportements au lieu de laisser leurs adeptes les intégrer à leur rythme.
Le cheminement cathare
Le croyant va donc cheminer dans son for intérieur et il va continuer à acquérir des savoirs afin de pouvoir être les porte-paroles de l’Église auprès de sympathisants et de curieux désireux de mieux s’informer. Par contre, il devra s’abstenir de tout prosélytisme, car les cathares savent qu’il y a d’autres possibilités de salut et que chacun doit trouver la sienne.
En effet, à titre personnel, l’étude du catharisme, le suivi des prêches et des échanges internes et l’introspection spirituelle vont transformer des savoirs en connaissance. Et c’est cette connaissance qui permettra au croyant de progresser dans son cheminement.
En outre, le croyant va pouvoir associer certaines pratiques rituelles et un mode de vie qui lui sembleront convenir à son nouvel état. Tout cela est libre et mobile à l’exception de l’Amélioration que tout croyant doit effectuer quand il est en présence d’un chrétien consolé, si l’environnement le permet.
Attention à ne pas trop en faire, car l’excès de zèle est aussi néfaste que l’absence d’action.
La recherche du salut
Le croyant cathare sait et ressent que son salut passe obligatoirement par un noviciat et une Consolation. Le succédané de Consolation aux mourants, mis en place au Moyen Âge, ne garantit rien, car pour être en état de recevoir la grâce divine il faut un travail spirituel intense qui est difficile à mener en dehors d’une vie évangélique.
Donc, le croyant cathare sait qu’en se mettant tout entier au service de l’Église il participe à son propre cheminement vers le salut. Pour autant il ne peut pas abandonner ses obligations mondaines si ces dernières sont susceptibles de causer un dommage à des personnes innocentes envers qui il se serait engagé précédemment.
J’espère que ce prêche vous aura permis de mieux comprendre ce qu’est l’éveil spirituel cathare et qu’il vous servira, si le moment se présente, à évaluer votre propre situation spirituelle.
Guilhem de Carcassonne.
[1] Catharisme d’aujourd’hui – Éric Delmas, éd. Catharisme d’aujourd’hui à Carcassonne (2015).