Cosmogonie cathare
Prêche publié du 13 février 2022, par Guilhem de Carcassonne
Au Moyen Âge, les cathares ne disposaient pas des connaissances scientifiques et des hypothèses que l’astronomie nous offre aujourd’hui. Ils se basaient donc sur les éléments à leur disposition, composés pour l’essentiel de textes religieux juifs de la Torah. Sur cette base assez ténue, ils avaient essayé de calquer les éléments que leur conception doctrinale leur faisait valider. Mais aujourd’hui, nous pouvons essayer d’aller plus loin dans notre compréhension et proposer des hypothèses plus avancées en utilisant nous aussi les apports de la science et parfois même ceux de ses failles.
La cosmologie, la cosmogonie et les cathares
Le cosmos est l’espace hypothétique occupé par l’Univers — c’est-à-dire l’espace naturel contenant notre univers observable — et tout ce que nous ne pouvons pas observer, mais que nous supputons par raisonnement logique. En effet, depuis que nous observons notre univers nous avons remarqué que sa « naissance » s’est appuyée sur des phénomènes physiques qui devaient logiquement exister avant lui. Comment expliquer l’apparition de ces phénomènes sans imaginer qu’ils se sont créés et développés dans un espace plus grand ? L’autre raison est que notre univers est en expansion. Or, pour se dilater, notre univers a besoin d’un « contenant » plus grand que lui qui lui donne la place de sa dilatation.
La cosmologie est une science visant à étudier le cosmos et les corps qui s’y trouvent, y compris leur formation et origine. D’un point de vue étymologique, elle constitue un discours sur l’« ornement » (cosmos) céleste. Ce terme est donc généralement réservé à l’approche scientifique et athée du sujet.
La cosmogonie est une approche théorique expliquant la formation de l’Univers et des corps célestes le constituant. La séparation des termes est déjà une forme de discrimination entre une science, c’est-à-dire quelque chose de forcément fiable et impartial et une théorie, c’est-à-dire quelque chose de discutable donc d’imprécis.
La plupart des religions sont régulièrement en conflit avec la science, car elles essaient de faire coïncider leurs textes de référence sur la cosmogonie et les éléments factuels que propose la science. Or, cela s’avère difficile, voire impossible. Le cathare se distingue une fois de plus, car sa cosmogonie ne prétend pas proposer une vérité, mais simplement des hypothèses qui essaient d’être cohérentes et logiques. Cela fait que la, ou plutôt les, cosmogonies cathares ne sont jamais en porte-à-faux avec la science et qu’il leur arrive même de proposer des réponses à des situations que la science ne parvient pas à expliquer.
La grande et la petite perturbation
Quand la Torah juive, reprise dans l’Ancien Testament validé par l’Église catholique, imaginait un Dieu créateur de l’Univers et des êtres le peuplant, tout en faisant porter sur l’homme la responsabilité de l’imperfection de cette création, les cathares proposaient une lecture nettement différente.
L’ange, premier-né de la création divine, porteur de lumière (Lucifer), était accusé d’avoir préféré le Mal au Bien et d’avoir voulu égaler Dieu dans sa puissance, ce qui l’avait amené à le trahir.
Pour les cathares cela posait problème. En effet, ainsi que l’explique clairement Jean de Lugio, comment imaginer qu’une créature divine, forcément parfaite dans le Bien comme son créateur comme l’impose la philosophie des Principes d’Aristote, forcément ignorante du Mal, lequel est totalement absent de la sphère divine, aurait-elle pu préférer le Mal qu’elle ne connaissait pas au Bien qui constituait la totalité de son univers ?
Le libre arbitre des hommes est également rejeté puisqu’il suppose une relative imperfection de Dieu et de sa création qui est en totale contradiction avec la perfection absolue de Dieu. Donc, les cathares considéraient que Satan, Lucifer ou le diable, selon les façons de le désigner, était une créature du Mal, lui-même appelé Satan. Cet ange mauvais aurait créé un monde mauvais afin, soit de tenter d’égaler la création spirituelle de Dieu, soit de lui nuire. Mais cette création, contrairement à celle de Dieu, ne disposant pas de l’Être — état de permanence absolue transmise de Dieu à sa création par émanation —, était soumise à la corruption temporelle. C’est pour tenter de l’empêcher, ou tout au moins, de la retarder le plus possible que Lucifer eut l’idée de dérober une partie des esprits saints composant l’empyrée spirituel divine. En effet, ces esprits saints — formant un tout que nous appelons l’Esprit —, sont parfaits dans le Bien et éternel comme leur créateur dont ils partagent la substance.
Ce « rapt » réalisé par le diable fut suivi d’un mélange entre la part mondaine, constituée d’un corps matériel et d’une âme matérielle, et la part spirituelle, appelée âme spirituelle quand elle se trouve auprès de Dieu et esprit ou esprit saint quand elle est prisonnière dans le monde du Mal. La part de l’Esprit demeuré auprès de Dieu était considérée par les cathares comme le « corps » spirituel auprès duquel les esprits saints aspiraient à revenir, réalisant ainsi le mariage mystique.
L’organisation du Mal et l’apparition de Lucifer étaient nommées la première ou petite perturbation, alors que la chute des âmes spirituelles dans le monde du Mal était appelée la seconde ou grande perturbation.
Cette vision permettait d’expliquer les textes de référence universels, comme la Genèse qui fait état de deux créations distinctes de l’homme par Iahvé.
Tentative d’explication cosmogonique moderne
L’univers est la création du Mal
« Ainsi tout bon arbre fait de beaux fruits, et l’arbre pourri fait de mauvais fruits. » (Matth. 7, 17). Cette affirmation vise à illustrer le concept des principes que l’on trouve largement expliqué dans La métaphysiqued’Aristote. Ce concept pose comme incontournable le fait que tout se rattache à des principes qui sont uniques et ne peuvent produire que des conséquences elles aussi uniques. Ainsi, le principe du Bien ne peut produire que du bien et le principe du Mal ne peut produire que du mal. Tout composé peut et doit donc être rapporté aux principes dont émane chacune des parties qui le composent.
L’existence du Mal oblige donc à considérer l’existence d’un principe du Mal, ce qui ne veut pas dire que ce principe est l’égal du principe du Bien. En effet, si le Bien est éternel, le Mal l’est forcément aussi, mais le Bien dispose de par sa nature de la capacité à laisser émaner un Bien éternel, alors que le Mal n’a pas cette compétence, car il est dépourvu d’Être, ou plus précisément il est un néant d’Être. Ne pouvant laisser émaner du Mal, il doit le créer provoquant de ce fait l’apparition d’un phénomène corruptif que l’on appelle le temps. Or le temps, s’il signe l’apparition des choses il leur impose également une fin. Il en résulte que le Mal produit une création imparfaite, puisqu’émanant d’une absence d’Être et corruptible, puisque créée dans le temps.
Cette lecture est acceptable à notre époque, comme elle l’était au Moyen Âge, puisqu’il est facile de constater à la fois l’imperfection et la corruptibilité du monde où nous vivons. La problématique principale, qui était insupportable aux esprits catholiques, est l’idée que le diable ait pouvoir de création. Jean de Lugio l’expliquait fort bien dans son Livre des deux principes que vous pouvez retrouver dans l’ouvrage de René Nelli : Écritures cathares.
En fait, ce qui définit Dieu, c’est-à-dire le principe du bien n’est pas la faculté créatrice, mais la capacité à laisser émaner de l’Être, sorte de consubstantialité à la fois éternelle et incorruptible.
Dieu ou le principe du Bien
Les cathares appellent Dieu, le principe du Bien, mais on ne trouve quasiment aucune explication sur ce qu’il est. Déjà les cathares étaient très attachés à l’idée que Dieu est inconnu et étranger à notre monde. En outre, nul ne l’a connu sinon Christ qu’il a envoyé pour nous éveiller. Cela permet déjà d’invalider la divinité de Yahvé qui s’est donné à voir aux hommes à quelques occasions[1]. En effet, Christ nous dit clairement que « Tout m’a été livré par mon père, et personne ne sait qui est le Fils, sinon le Père ni qui est le Père, sinon le Fils et celui à qui le Fils veut le dévoiler. » (Luc 10,22). Ce dernier point introduit une interrogation sur le fait de savoir si Paul n’aurait pas eu la révélation du Père par le Fils comme semble être dit dans la seconde lettre aux Corinthiens (12, 2-5) ? La volonté de modestie et d’humilité de Paul rend cependant le texte ambigu.
Donc, comme un Socrate moderne, tout ce que nous savons sur Dieu… c’est que nous ne savons rien et que Yahvé n’est pas Dieu puisqu’il s’est fait connaître des hommes alors que Christ nous affirme que jamais Dieu ne s’est fait connaître directement des hommes.
Alors, comment définir Dieu ? On pourrait dire qu’il est indicible, car il représente ce qui dépasse notre imagination la plus débridée : le Bien dans sa forme la plus pure et la plus absolue, ce qui n’existe pas ailleurs qu’en Dieu. En outre, comment définir ce qui n’obéit à aucune représentation compréhensible pour nous ? Un principe n’a pas de forme, or Dieu est le principe du Bien ce qui double l’impossibilité de le représenter.
Faute de pouvoir définir Dieu, peut-être pouvons-nous définir le Bien ?
Et là il faut éviter le piège béant de définir le Bien par rapport à notre conception personnelle. Le Bien n’est pas ce qui nous semble bien, mais ce qui est un bien universel et sans la moindre exception. Cela rend l’exercice infiniment plus délicat, car tel bien ici peut être un mal ailleurs. Je peux m’offrir ce qui me fait plaisir, c’est donc un bien, mais pour le fabriquer et me le fournir combien de personnes ont-elles dû souffrir d’une dégradation de leur environnement, de conditions de travail et de vie déplorables, de conditions de transport polluantes et d’un différentiel de niveau de vie injuste ? Tout ce qui ne m’est pas essentiel à ma vie lèse forcément la vie que quelqu’un de plus mal loti. De façon métaphorique Christ le dit aux apôtres qu’il envoie évangéliser : « Il leur dit : Ne prenez rien pour le chemin, ni bâton, ni besace, ni argent, et n’ayez pas chacun deux tuniques. » (Luc 9, 3). En effet, pour le voyage que nous entreprenons — celui qui nous mènera au salut par la grâce de Dieu —, nous devons avancer sans quoi que ce soit qui puisse entraver notre cheminement.
Finalement, nous sommes assez peu avancés dans la compréhension de ce qu’est Dieu et le Bien. C’est tout simplement que cela ne nous est pas nécessaire pour aller vers lui. Il nous suffit d’avoir compris son message de Bienveillance et de le mettre en pratique au quotidien.
Satan, principe du Mal et le diable
Définir le principe du Mal est difficile, mais peut-être pas impossible.
Lui aussi est principiel, donc sans apparence propre. Par contre, sa nature maligne et son caractère de néant d’Être peuvent s’approcher un peu plus. Quand Dieu est stable dans le Bien, le Mal semble être plus fluctuant, car si le Bien n’a qu’une possibilité d’être Bien, c’est-à-dire le Bien absolu, il semble exister de multiples façons d’être le Mal. Le Mal peut même, à l’occasion, se donner une apparence de bien que l’on peut détecter comme je vous l’ai expliqué au chapitre précédent.
Si le Bien absolu nous semble impossible à définir, ces variantes de Mal le sont plus facilement. Un grand ami, Yves Maris, disait en souriant : « Le Mal, c’est ce qui fait mal. ». C’est déjà une définition intéressante. Si quoi que ce soit est ressenti comme du mal par qui que ce soit, c’est forcément du mal. Mais le Mal c’est aussi le néant d’Être. On trouve, notamment dans la Genèse une description qui semble correspondre : « Au commencement Élohim créa les cieux et la terre. La terre était déserte et vide. Il y avait des ténèbres au-dessus de l’Abîme et l’esprit d’Élohim planait au-dessus des eaux. » (Gen. 1, 1-2). Que nous apprend ce texte ?
L’esprit d’Élohim plane au-dessus de l’Abîme qui contient les eaux et donc au sein des ténèbres qui enveloppent tout cela. Ces ténèbres et cet Abîme sont distincts de la terre et lui sont même antérieurs. Élohim ne semble pas en être le maître et il y a de bonnes raisons de considérer que ces éléments sont représentatifs de l’absence d’Être. Sont-ils le Mal, également appelé Satan ? Nous n’en savons rien, mais Élohim semble se mouvoir au-dessus d’eux sans problème. Ils ne sont donc pas antagonistes. Ces ténèbres et cet Abîme sont une représentation très convenable de l’idée que l’on se fait du néant. On peut même se demander si les ténèbres, l’Abîme et Élohim (dont je rappelle qu’il désigne un pluriel) ne seraient pas les émanations de ce principe du Mal.
Difficile d’aller plus loin, mais nous avons néanmoins jeté quelques bases intéressantes.
La première ou petite perturbation
La cosmogonie cathare médiévale s’appuyait pour partie sur la cosmogonie judéo-chrétienne du premier siècle. Elle fait donc référence à un ange déchu venu tenter des anges bons afin de les faire tomber dans le péché. Vous en trouverez aisément le détail dans les ouvrages de Anne Brenon et Jean Duvernoy.
Ce qui pose problème à un esprit d’aujourd’hui, comme cela fut le cas d’un esprit philosophique du 13e siècle, aussi brillance que celui de Jean de Lugio, évêque cathare italien, c’est qu’il y a une incohérence majeure dans cette vision des choses.
Si les émanations divines sont aussi parfaites que le principe du Bien, elles n’ont pas connaissance du Mal et des défauts qu’il induit dans nos consciences dominées par lui. Donc, pas d’envie, de jalousie ou d’envie de domination chez ces anges parfaits dans le Bien.
Ce n’est donc pas le diable, Lucifer ange de Dieu, qui aurait développé l’envie de se doter d’un empyrée puissant et toute à sa dévotion. C’est le Mal qui aurait donc chargé une de ses émanations de réaliser son œuvre. Là les choses sont plus logiques et cohérentes. Le principe du Mal veut s’opposer au Bien, au moins dans les œuvres, puisqu’il ne peut le faire autrement en raison de l’imperméabilité de leurs espaces propres. Il charge le diable de réaliser une création apte à lui donner matière à orgueil. Et c’est que fait le diable. Mais cette création est menacée de disparaître rapidement, car elle ne dispose pas de la permanence que donne l’Être. Et c’est pour compenser ce problème que le diable va chercher une solution que nous étudierons le mois prochain.
Je vous rappelle que la cosmogonie n’est rien d’autre qu’une réflexion personnelle visant à imaginer quelque chose de cohérent et de logique à propos d’un élément invérifiable ; chacun est donc parfaitement libre d’imaginer la sienne.
[1] Abraham : Genèse 18, 1-2, David : Genèse 32, 31, Moïse : Exode 33, 11