Le corps, l’’âme et l’Esprit
« Si nous avons une âme, elle est faite de l’amour que nous portons aux autres. » Oblivion (2013).
La grande variété qu’induit la manipulation des concepts aboutit régulièrement à une grande confusion. Le corps, l’âme et l’Esprit en sont une illustration saisissante, au point qu’aujourd’hui un micro-trottoir sur ce sujet donnerait des résultats extravagants.
Je voudrais donc essayer ici de les penser et de les étudier de façon à comprendre ce qu’ils définissent individuellement et de cerner les contours de leurs interactions éventuelles, voire de leurs relations.
Comment appréhender l’« espace » spirituel ?
De tous temps les hommes sont restés ignorants de ce que la notion d’« espace » spirituel pouvait représenter. Pour essayer de le comprendre ils ont alors cédé à la facilité d’en faire une représentation comparable à l’espace mondain.
Mais si les démêlés conjugaux de Zeus et Héra nous ont souvent distrait, si l’idée de cieux organisés en mille-feuille à sept (hebdomade) ou huit (ogdoade) niveaux nous donne une idée du salut comparable à l’escalade d’une montagne enneigée, nous savons au fond de nous que ces idées ne sont absolument pas représentatives de ce qui nous attend après la mort.
Cela démontre à la fois l’extrême pauvreté de l’imagination humaine, qui ne peut concevoir l’extraordinaire qu’en se référant à ses expériences personnelles, et la richesse de l’ouverture que propose l’éveil en matière de compréhension de notre environnement.
Le film dont je cite un des derniers dialogues en début de ce prêche est une représentation de cela. Au départ nous avons deux humains, un homme et une femme, en mission sur terre pour surveiller le bon fonctionnement de stations de pompages destinées à produire de l’énergie pour alimenter la population humaine, exilée sur la lune de Saturne Titan, à la suite d’une apocalypse nucléaire causée par l’attaque d’une entité extraterrestre. En fait les extraterrestres pillent les ressources en eau des planètes qu’ils croisent après avoir éliminé la population indigène. Cela nous dit que ce qui nous est directement et facilement perceptible est une illusion, projetée à nos yeux pour nous rassurer et nous maintenir dociles et confiants.
Pour appréhender l’espace spirituel il faut donc être disposé à abandonner la fausse sécurité de ce que nos sens et notre intellect nous donnent à voir… il faut lâcher prise.
Ce qu’il faut retenir c’est que l’espace spirituel n’est pas un espace au sens où nous l’entendons, puisqu’il ne semble pas avoir de dimensions, du moins comparables aux nôtres, et que ce faisant il n’a pas de localisation à proprement parler. Le royaume de Dieu, le paradis, n’est pas en haut ou en bas, mais il est autour de nous et en nous. Nous verrons plus loin comment nous nous situons par rapport à cet espace spirituel.
Le corps
D’un point de vue général, du moins au regard des religions qui nous intéressent, de la société et de la philosophie, le corps est un élément matériel visible et palpable. Son origine est issue de l’organisation d’éléments atomiques selon les chercheurs mondains et est une création totale ou partielle selon les juifs et les judéo-chrétiens. L’Ancien Testament nous propose en effet deux options pour la création de l’homme : soit une création ex nihilo (Gen. 1, 27) et une autre réalisée à partir de la poussière du sol et par insufflation d’une âme (Gen. 2, 7) sans oublier la fabrication secondaire de la femme à partir de la côte de l’homme, mais sans insufflation d’une âme cette fois (Gen. 2,22).
La première « création » indique que Iahvé fait l’homme et la femme simultanément et à son image. Cela pose des problèmes. Si nous considérons Dieu (Iahvé pour les juifs) comme parfait en toute chose, il est difficile de nous croire à son image. Cette « création » semble n’être que l’œuvre de la volonté toute-puissante de Dieu. Rien d’autre ne semble nécessaire pour rendre l’homme et la femme « opérationnels ».
La seconde création est encore plus problématique. On est là dans une sorte de création artistique, de travail manuel d’un Dieu clairement ouvrier façonnier de son œuvre. En outre, la création de la femme, nettement plus tardive, laisse entendre qu’elle n’a pas eu droit à un souffle divin, d’où l’interrogation qui s’est poursuivie pendant des siècles pour savoir si les femmes étaient dotées d’une âme et pour confirmer que, en tout état de cause, elles ne pouvaient être les égales des hommes puisque crées à la demande d’Adam pour assister l’homme.
Ce qui ressort de tout cela c’est que le corps est un outil destiné à rendre l’homme adapté à son environnement. Si l’on en croit les scientifiques, l’homme est en fait un animal, résultat d’une évolution génétique qui s’est étalée sur plusieurs millions d’années depuis les premières cellules apparues dans l’eau.
Donc, le corps ne semble pas porter en lui le moindre élément susceptible d’être d’origine spirituelle. Mais les cathares médiévaux avaient noté ces différences entre les deux chapitres de la Genèse. Ils en avaient conclu que le premier chapitre traitait de la « création » spirituelle et le second de la création mondaine
L’âme et l’esprit dans le monde matériel
On s’aperçoit qu’en fait le sujet de l’âme et de l’esprit est assez étranger au monde où nous vivons. Ce monde est matérialiste et ses références le sont logiquement aussi.
C’est pourquoi rares sont ceux qui savent trouver les mots pour exprimer ce que serait l’âme et l’esprit d’un point de vue non spirituel. Ou plutôt leur définition se superpose et s’approche de l’idée d’une essence primordiale. L’âme serait en quelque sorte l’élément princeps de la matière et l’esprit en serait le concept abstrait. Mais dans le même temps l’âme conserve une sorte de préciosité qui fait que beaucoup répugnent à accepter d’en doter des objets sans vie, y compris parmi les plus rationalistes et athées : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? » (Alphonse de Lamartine « Milly ou la terre natale »).
En fait, comme le fait entendre le poète, la dotation d’une âme à la matière serait surtout un comportement réflexif visant à expliquer les élans émotionnels de la nôtre.
Dans cette approche l’âme serait donc l’apanage des éléments animés — le mot n’est pas anodin — et cependant, même sous cet angle, l’attribution de l’âme semble être dépendante du degré de comparaison que nous attribuons à ces éléments animés. L’âme du ver de terre nous pose question quand celle de notre animal de compagnie nous paraît évidente.
L’âme chez les philosophes et les croyants
On trouve à peu près autant de définitions que de théories philosophiques ou religieuses.
Chez les philosophes antiques l’âme serait l’élément animateur du corps, intimement liée à ce dernier et souvent assimilée au sang. L’âme meurt donc en même temps que le corps.
Chez les judéo-chrétiens l’âme est le souffle divin insufflé dans la matière inerte par Dieu lors de la création mais cependant liée à ce corps qu’elle anime au point qu’à la mort de ce dernier elle demeure “veuve” de ce dernier jusqu’à la fin des temps où le corps sera recomposé ou glorifié selon les cas et l’âme lui sera de nouveau associée. Cette idée initiale est remplacée aujourd’hui par le concept d’une âme créée par Dieu à chaque conception.
Pour nous, croyants cathares, il y a deux âmes. C’est du moins ainsi que nos prédécesseurs médiévaux imaginaient un composé tripartite spirituel qui était le pendant du composé tripartite mondain : esprit, âme et corps.
Ainsi, lors de la chute des âmes — également appelée grande perturbation —, c’est l’âme spirituelle qui est entraînée (ou qui suit volontairement selon les cas) par le démiurge qui l’incorpore dans le corps mondain où se trouve déjà l’âme mondaine, animatrice de ce dernier. Dans cette nouvelle situation l’âme spirituelle devient l’esprit-saint prisonnier de ce monde. Sur le plan spirituel, le corps spirituel n’est pas affecté et l’esprit spirituel est resté fermement ancré dans la création divine dans l’attente du retour de l’âme spirituelle qui signera le mariage mystique.
Comme nous le voyons, chez les cathares âme et esprits sont étroitement liés, quel que soit le plan dans lequel on les imagine. C’est d’ailleurs le sujet principal de l’histoire de la tête d’âne que racontaient les cathares médiévaux et que j’ai traité sur le site et dans mon livre.
Chez les philosophes et les judéo-chrétiens, l’esprit ne semble pas directement lié à l’âme. Il est le plus souvent considéré comme une sorte d’inspiration supérieure, divine à l’occasion, voire comme une forme d’interventionnisme divin dans le plan mondain.
Les cathares, eux, firent appel à la philosophie, et notamment à Aristote, pour expliquer la cosmogonie initiale. Le concept de « Principe » présente le double intérêt de définir clairement la position de l’élément de référence sans tomber dans l’anthropomorphisme. Dieu n’a pas à être défini avec des qualités humaines et il n’a pas à être doté d’éléments qui se rapporteraient forcément à une anatomie humaine. Il en va de même du Mal.
Une fois réglé le problème du Principe se pose le problème créationniste. Si dans un système désincarné il est assez simple de concevoir l’idée de consubstantialité, c’est plus compliqué de l’appliquer à une création matérielle. C’est pourquoi les théories créationnistes attachées à la mise en œuvre de ce monde tombent toutes dans l’imagerie naïve d’un Dieu bricoleur constituant ses créatures par accumulation d’éléments.
Les cathares ne furent pas plus efficaces de ce point de vue car, si leur concept initial était assez intelligent, dès qu’ils se sont attaqués à la création — aussi bien spirituelle que mondaine —, ils sont tombés dans ce travers anthropomorphique.
Du coup il devenait nécessaire de doter la création spirituelle d’un statut corporel comparable à celui que l’on imaginait ici-bas.
C’est sur cette dérive que reposent entièrement les propositions concernant la chute des âmes et l’incarnation.
Les problèmes des conceptions anthropomorphiques
La lecture des différentes versions de la chute montrent nombre d’incohérences ou laissent dans l’ombre des points essentiels.
D’abord il y a hésitation pour savoir si la chute intéresse un tiers des créatures divines ou la tierce partie de toutes les créatures divines. Ce point révèle une faille majeure qui est celle de la compréhension de l’interaction entre le Mal et le Bien.
Dans un système ordonné et clair comme la création divine par émanation consubstantielle, l’apparition du Mal crée un trouble ingérable. Qu’il existe un Principe du Mal comme il existe un Principe du Bien peut s’imaginer à la rigueur. Il devient même nécessaire à la vue des conséquences et c’est ce qu’explique bien Jean de Lugio dans son Livre des deux Principes. En fait c’est la notion d’Être qui permet de différencier le Bien du Mal. Déjà nous observons là un glissement sensible entre la conception judéo-chrétienne des attributs divins qui place le pouvoir de création en première position, alors que le système cathare y met l’Être.
Jean de Lugio avait déjà fortement entamé le caractère divin de la création et la science d’aujourd’hui menace de le mettre définitivement à bas quand on voit à quel point les scientifiques approchent de cette compétence créatrice qui devrait être surmontée dans quelques années.
Si nous en restons à l’approche cathare, une fois admis que seul Dieu — ou plutôt le Principe du Bien — dispose de l’essence divine que représente l’Être, et que c’est grâce à cela qu’il peut laisser émaner de son Être une « création » disposant du même attribut que lui et ce de toute éternité, se pose la question du Mal. Question insoluble quant à l’origine du Mal puisqu’il est aussi un Principe mais plus facile à comprendre concernant son incapacité à créer quoi que ce soit de durable. L’absence d’Être est son handicap, d’où sa mise en avant dans le Prologue (chapitre premier) de l’Évangile selon Jean.
Mais alors, comment le Mal va-t-il s’y prendre pour concevoir ce monde où nous vivons et qui semble bien réel pourtant ?
Les écrits nous montrent que les hommes n’ont jamais su ou pu se dégager d’une approche plus ou moins anthropomorphique mettant en œuvre des sentiments, des modifications caractérielles, des actions visant à séduire et à combattre avant de provoquer des séparations de type physique.
Il va sans dire que cela n’est pas très satisfaisant.
Comment le Mal fait-il pour séduire des entités divines forcément parfaites, donc inaltérables ? Si le Mal n’a pas la capacité de produire une création durable, faute d’Être, comment peut-il créer des esprits démoniaques dépourvus d’âme divine comme certains auteurs le pensaient ? S’il peut le faire pourquoi a-t-il besoin de dérober des âmes divines ?
Si le Bien ne s’oppose pas au Mal, pourquoi ce dernier n’a-t-il dérobé qu’une partie de la création divine ?
Pourquoi ce vol ne se serait-il produit qu’une fois et pourquoi devrait-il cesser un jour ?
Comme nous le voyons les problèmes relatifs à la création, à la chute et à l’incarnation sont légion. Du coup la réalité de l’âme et de l’esprit l’est tout autant.
Mais peut-être que l’on peut essayer de réfléchir autrement.
L’Esprit, les esprits-saints et l’empyrée divin
Tout d’abord je serais tenté de refuser toute division au sein de l’empirée divin. Le Principe du Bien est un et indivisible, donc je considère que son émanation est à son image. Nous sommes des éléments non séparés d’un tout unique. Ce concept apparemment contradictoire et abscons s’explique mieux si on l’image avec la parabole du soleil. Le Principe est le soleil et nous sommes ses rayons, à la fois apparemment séparés de lui et en même temps totalement et intimement liés à lui. Nous émanons de lui et nous nous étendons à de grandes distances sans jamais nous séparer, ni de lui, ni des autres rayons. L’Être est donc symbolisé par les réactions thermonucléaires et le Mal par l’espace froid qui l’entoure.
Or cet espace n’est pas vide. Mais son contenu n’a aucune capacité à évoluer sans l’action solaire.
La vie serait donc en quelque sorte la conséquence de la captation de la chaleur solaire comme cet univers serait la conséquence de la captation de l’Être émanant de la création divine. Mais si la chaleur se retire, la vie disparaît aussi et ne reste que des éléments froids et inertes comme on peut imaginer que si l’Être se retire, la création maléfique redeviendra ce néant qu’elle était à son origine.
Donc nous avons dans cette hypothèse une certaine cohérence qui permet de comprendre comment l’âme spirituelle (expression de l’Être) devient dans ce monde l’esprit-saint (vie spirituelle).
De la même façon nous pouvons imaginer qu’une certaine forme de création maléfique ait pu préexister à la création mondaine et puisse demeurer après la fin de ce monde. Il est même possible d’imaginer qu’il y ait un mélange — et non une osmose —, entre la part spirituelle et la part maléfique en chacun de ceux qui sont habité par l’âme divine, mais cela est-il possible pour ceux qui ne le seraient pas ?
Cela est aussi intéressant pour imaginer les interactions entre les esprits affaiblis et les âmes divines auxquelles ils restent liés dans l’Esprit unique. C’est ainsi que je conçois la grâce divine, une sorte d’intervention de l’ensemble de l’unité Principe du Bien et création divine qui rend à la partie éloignée la capacité à demeurer ferme dans sa nature. Et quand le rayon retourne à son origine, l’élément maléfique sur lequel il appliquait son action vivificatrice revient à son étant antérieur néantisé.
Si l’on peut comprendre le changement de dénomination entre Esprit et esprit-saint, simplement lié à un changement de situation, il faut aussi comprendre que cela n’est qu’une facilité de langage.
L’Esprit est unique et uniforme. Il n’y a pas en lui de division ni de sous-unités spirituelles. Quand une partie de l’Esprit fut incorporée dans la création maligne, l’Esprit n’a pas été séparé, mais simplement déplacé partiellement, comme on le voit dans le film Abbyss®, où l’entité extraterrestre se « matérialise » en modifiant la structure de l’eau pour lui donner une apparence humaine. Les esprits-saints sont donc une forme d’extension de l’Esprit hors de son espace naturel, sans modification de structure (il n’en a pas) ni de substance (elle est inaltérable). C’est pour cela qu’une fois révélé au sein de la matière, il peut revenir à son étant initial pour peu que ce qui le retient le libère. Mais cela ne peut se faire que si cette « extension » temporaire a retrouvé la conscience de son état. Dans le cas contraire ce qui le contraint peut le manipuler sans pour autant le modifier. J’image souvent cela en comparant l’Esprit unique à un réservoir rempli d’eau. Si l’on introduit des séparations étanches on divise l’eau de façon apparente, mais le retrait des cloisons suffit à lui rendre son unité naturelle.
C’est la leçon que nous enseigne le catharisme. L’esprit-saint prisonnier doit s’éveiller dans la matière et y demeurer éveillé jusqu’à l’instant où la matière le libèrera de sa prison et où il pourra revenir à son état initial. Pour s’éveiller il doit acquérir la connaissance de son état de prisonnier de la matière, ce qu’il ne peut faire que par l’acquisition d’un savoir de l’organisation des principes et de la vraie nature du monde qui nous est cachée.
La réflexion sur les éléments qui nous sont inconnus s’appuie sur une imagerie forcément inexacte, mais comme en géométrie, point n’est besoin que l’image soit juste pour que la réflexion le soit. Cette réflexion est un élément d’un savoir dont l’accumulation mènera à l’acquisition de la connaissance précise de ce qui est vrai et de ce qui est mensonger. Cela permettra l’éveil dont l’approfondissement conduira à vouloir maintenir l’état d’éveillé par le retrait, le plus complet possible, de la vie mondaine afin d’être disposé au mieux le moment venu pour retourner à notre source que nous n’avons jamais vraiment quittée.
Guilhem de Carcassonne.
Le 19/02/2023