Les six aveugles et l’éléphant

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Les six aveugles et l’éléphant

Permettez-moi de vous proposer ce conte hindou fort prisé dans la religion jaïn :

Un jour de grand soleil,
Six aveugles originaires de l’Hindoustan,
Instruits et curieux,
Désiraient, pour la première fois,
Rencontrer un éléphant
Afin de compléter leur savoir…

Le premier s’approcha de l’éléphant
Et, alors qu’il glissait
Contre son flanc vaste et robuste,
Il s’exclama : « Dieu me bénisse,
Un éléphant est comme un mur ! ».

Le deuxième, tâtant une défense
S’écria « Oh ! Oh !
Rond, lisse et pointu!
Selon moi, cet éléphant
Ressemble à une lance ! »

Le troisième se dirigea vers l’animal,
Pris la trompe ondulante
Dans ses mains et dit :
« Pour moi, l’éléphant est comme un serpent »

Le quatrième tendit une main impatiente,
Palpa le genou
Et fut convaincu qu’un éléphant
Ressemblait à un arbre !

Le cinquième s’étant saisi par hasard de l’oreille, dit :
« Même pour le plus aveugle des aveugles,
Cette merveille d’éléphant
Est semblable à un éventail ! »

Le sixième chercha à tâtons l’animal
Et, s’emparant de la queue qui balayait l’air,
Perçu quelque chose de familier :
« Je vois, dit-il, l’éléphant est comme une corde ! »

Alors, les six aveugles
Discutèrent longtemps et passionnément,
Tombant chacun dans un excès ou un autre,
Insistant sur ce qu’il croyait exact.
Ils semblaient ne pas s’entendre,

Lorsqu’un sage, qui passait par-là,
Les entendit argumenter.
« Qu’est-ce vous agite tant ? » dit-il.
« Nous ne pouvons pas nous mettre d’accord
Pour dire à quoi ressemble l’éléphant ! »

Et chacun d’eux lui dit ce qu’il pensait à ce sujet.
Le sage, avec son petit sourire, leur expliqua :
« Vous avez tous dit vrai !
Si chacun de vous décrit l’éléphant
Si différemment,
C’est parce que chacun a touché
Une partie de l’animal très différente !
L’éléphant à réellement les traits
Que vous avez tous décrits. »
« Oooooooh ! » s’exclama chacun.

Et la discussion s’arrêta net !
Et ils furent tous heureux d’avoir dit la réalité,
Car chacun détenait une part de vérité.

Explication du conte

Ce conte est utilisé pour expliquer que la vérité peut être appréhendée de façon différente sans que celui qui donne sa version soit forcément malhonnête. Il faut donc être tolérant et ouvert pour essayer de comprendre en quoi la compréhension d’un autre peut avoir une motivation juste et un résultat différent de la nôtre.
Ce qui m’intéresse le plus est de tirer de ce conte une autre analyse.

La fragilité du savoir

Il est dans notre nature profonde et mondaine de nous fier à nos connaissances car, disposer de certitudes permet de s’affranchir de la faiblesse d’avoir à résister à une personne plus compétente que nous. En effet, dans ce monde de violence mimétique, celui qui n’est pas en haut de la pile sociale n’a d’autre choix que de se résigner à faire allégeance, en espérant la mansuétude du dominant, ou que fuir pour éviter les représailles.
C’est pourquoi nous sommes naturellement « programmés » pour disposer de certitudes que nous sommes capables d’affirmer avec force et, quand il s’avère que nous nous sommes trompés — quelque en soit la raison — il n’est pas rare que la mauvaise foi vienne à notre secours pour justifier cette erreur et en faire une presque vérité.
Quand on entre en catharisme, on apprend que notre incarnation nous met dans l’incapacité de détenir la vérité car, étant amnésique de nos connaissances antérieures, nous ne disposons que d’une vue biaisée et partielle des choses, en leurs tenants et aboutissants, qui ne peut nous conduire qu’à des analyses erronées. Cela n’est pas très grave quand on est sympathisant ou croyant, mais cela le devient quand on est novice ou Bon-Chrétien. En effet, le refus du mensonge étant un des piliers de la doctrine cathare, les revêtus et ceux qui aspirent à l’être, doivent faire en sorte de ne pas mentir, fut-ce par omission. C’est pourquoi, les textes nous montrent deux attitudes très claires visant à éviter le risque du mensonge. La première et la plus connue est la forme d’expression qu’utilisaient les cathares pour s’exprimer sans risque. Il s’agissait tout simplement d’employer des formules périphrastiques permettant d’éviter des affirmations directes. Les « À ce qu’il me semble… », « Si Dieu veut… », « Pour autant que je le sache… », etc. abondaient et évitaient le risque de mensonge involontaire. Une autre méthode visait à veiller que le bon interlocuteur s’exprime et qu’un Bon-Chrétien ne parle que de ce qu’il connaissait. Ainsi, on voit dans les textes un consolé mettre en garde les croyants quant au questionnement insistant qu’ils pourraient imposer à un consolé, au risque de le pousser à mentir dans le souci de répondre à leurs interrogations.
Mais, le monde moderne n’est pas le monde de l’hésitation ou du doute. Aujourd’hui, l’assurance de détenir la vérité est un critère mondain extrêmement répandu et nous sommes tous victimes de cette arrogance liée, notamment, au fait que chacun peut espérer évoluer sans réelle barrière sociale contrairement à ce qui se passait au Moyen Âge. Et pourtant, nous ne sommes pas plus compétents que nos ancêtres. Nous aussi, aimons affirmer ce à quoi ressemble un éléphant sans vouloir admettre qu’il ne s’agit que d’un point de vue potentiellement erroné car ne résultant que d’un angle d’analyse.
Alors, quand nous nous attaquons à la compréhension du catharisme, selon nos prérequis issus de notre culture, de notre éducation, de nos références, sans oublier également la volonté de nous persuader que notre cheminement antérieur était en accord avec ce que nous voulons aborder, nous sommes tentés de croire et de vouloir affirmer que nous sommes dans voie droite et juste et que les autres n’y sont pas. Et ce n’est pas parce que nous avons accumulé de nombreuses années de recherches que nous sommes à l’abri des erreurs. Certes, acquérir de la connaissance variée et profonde, permet en général de réduire la marge de ces erreurs. Mais ce n’est pas suffisant.

L’humilité et la modestie, remparts contre la mondanité

L’humilité est un des fondamentaux de la doctrine cathare. C’est même le premier de tous car il est directement lié à la Bienveillance qui nous indique que nous ne sommes ni plus ni moins importants que les autres. Nous n’avons aucun droit sur le monde puisque nous savons qu’il n’a pas été fait par Dieu pour notre usage, comme le prétend l’Ancien Testament, mais qu’il est en fait un des éléments de notre prison. Cette compréhension nous amène donc, tout naturellement, à supprimer les conceptions hiérarchiques, donc à ne pas chercher à nous valoriser. Cette humilité nous oblige aussi à apprendre à mieux nous connaître, à ne pas céder à la vanité que nous instillent les appréciations flatteuses et les titres valorisants. En réalité, nous abandonnons tout le système de valeur que notre société valorise à l’extrême. Dans la France médiévale, la classification en trois ordres (nobles, clergé et peuple) limitait les espérances d’ascension sociale. De nos jours, chacun peut rêver atteindre des sommets malgré une extraction sociale modeste. Il est donc normal que le conflit mimétique soit plus prégnant encore.
L’humilité nous apprend donc que nous sommes des esprits saints prisonniers en cet enfer, mais des esprits saints égaux avec tous les autres et partie d’un tout qui nous relie et nous fortifie. Elle nous enseigne la vanité de la recherche d’une quelconque reconnaissance, fut-ce au sein d’un groupe donné, et l’importance de garder à l’esprit le fait que notre isolement spirituel fait de nous des croyants relativement en retard par rapport à ceux qui côtoyaient les Bons-Chrétiens et qui profitaient de leur enseignement. Aussi importante que soit notre culture « cathare », elle ne nous permet pas de toucher du doigt ce que les Bons-Chrétiens maîtrisaient, eux qui étaient en permanence dans la spiritualité alors que nous en sommes constamment distraits.
La modestie est donc de mise et elle n’est pas fausse quand elle reconnaît ce que je viens d’écrire. Elle doit être un outil permanent de notre réflexion quand nous essayons d’aborder les sujets difficiles de la vie spirituelle et de la vie pratique des Bons-Chrétiens. N’oublions pas que, si à notre époque la tendance habituelle est de considérer que la modernité porte le sceau d’un plus par rapport à ce qui est ancien, et que si la norme est de considérer ce qui est ancien comme ringard, anachronique, voire rétrograde, ce n’est qu’une tendance récente liée à une volonté d’abandon des références anciennes à l’occasion d’une libération sociale qui montre déjà ses limites.
La modestie était permanente chez les cathares et le respect de la tradition et des anciens n’était pas une manie médiévale. À cette époque aussi la sagesse et l’ancienneté étaient remises en question par la suprématie du pouvoir de l’argent et de la force brutale. Non, les cathares restaient attachés au respect des anciens et de la tradition, dont ils ne manquaient pas d’occasion de rappeler à quel point elle était pour eux la référence de leur choix chrétien. Aussi, devons-nous faire preuve de la même modestie et d’une humilité sans faille envers celles et ceux qui ont parcouru un chemin que nous peinons encore à entrevoir.
Voilà ce que nous dit ce conte, à nous qui le lisons — non pas comme les jaïns qui l’ont diffusé — mais comme des croyants cathares. Et de cette lecture il nous faut tirer des enseignements et des conclusions en vue d’un cheminement serein et sain afin d’éviter les dérives qui mettraient la résurgence cathare en danger d’échouer une fois encore.

Intégrer ces informations à notre vie de croyant

L’humilité et la modestie dans nos relations aux autres

Conscient de notre état parfaitement identique aux autres, il nous faut apprendre à développer notre Bienveillance pour que nos relations soient dégagées de cette tendance au rapport mimétique qui nous pousse à vouloir dominer pour exister. L’humilité est essentielle et est la première marche de notre cheminement cathare. Mais, une fois franchie, il nous faut y revenir sans cesse car elle est notre source rafraîchissante quand la vie nous tend ses pièges de mondanité égoïste et de vanité. Même si nous pensons avoir acquis des connaissances réelles dans le domaine du catharisme, il nous faut nous rappeler que la connaissance n’est pas tout et que nous pouvons avoir la surprise de rencontrer une personne qui en sait moins que nous sur le plan théorique mais qui a saisi des éléments spirituels qui nous échappent encore.
C’est pourquoi il faut faire preuve de modestie et ne pas confondre connaissance et avancement spirituel. Certes, nous rencontrons régulièrement des gens dont la mondanité prégnante les amène à porter des affirmations et des jugements qui reflètent une totale absence de maîtrise du sujet cathare, ce qui peut donner envie de répondre un peu durement afin de remettre « les pendules à l’heure » comme on dit. Il faut s’en garder et essayer d’apporter des éléments de connaissance, si cela est accepté, car ainsi nous aidons un frère d’esprit à franchir un cap de son cheminement de vie, alors qu’une critique peut le faire régresser. De même, si nous croyons voir, dans un de nos frères en catharisme, une personne particulièrement avancée, rappelons-nous que notre appréciation est de peu de valeur, car justement nous ne sommes pas si avancés que cela. En outre, à force d’affirmer à quelqu’un son apparente supériorité spirituelle on risque de lui porter préjudice en favorisant chez lui une forme d’immodestie, voire de la vanité.
Le catharisme est un cheminement souvent solitaire, même si nous devons maintenir au maximum l’altérité. Il faut donc se forger des bases solides pour perdre nos conditionnements mondains et les remplacer par une humilité qui n’a rien en ce monde.

L’humilité et la modestie dans notre avancement de croyant

La première erreur, et forcément la plus grave, que nous commettons tous, est de croire que nous sommes à même d’apprécier notre avancement en notre situation actuelle de croyants vivant pleinement dans le monde. Cette erreur est le reflet typique de notre culture moderne où chacun fixe ses propres références et tend à vouloir y plier le monde, plutôt que de considérer ce que faisaient les anciens et de nous y plier. Cette modernité est cause d’une attitude hautement néfaste : l’impatience !
L’impatience nous susurre en permanence que l’apprentissage long et minutieux n’est plus justifié, que les choix que nous ne comprenons pas sont forcément erronés ou archaïques — terme d’ailleurs devenu péjoratif de nos jours — et que l’on doit tordre ce qui ne nous satisfait pas ou qui nous semble astreignant afin de l’adapter à nos envies et à nos faiblesses. C’est ainsi qu’ont fait les philosophes latins quand ils ont découvert la philosophie grecque. Ils l’ont amoindrie et en ont fait un simulacre de philosophie qui n’avait aucun sens. Et c’est cela qu’on nous enseigne aujourd’hui !
Nous sommes des enfants qui, regardant vivre les adultes, se disent qu’ils pourraient très bien se débrouiller seuls et qui réclament une indépendance qui les conduirait au drame si leurs parents, qui sont passés par là, ne les réfrénaient pas. Nous aussi nous voudrions déjà être des Bons-Chrétiens, quitte à remanier les pratiques des anciens quand elles nous semblent incompréhensibles ou astreignantes. Et ce piège est d’autant plus dangereux qu’il n’y a pas de Bon-Chrétien pour nous dire comme le faisaient Pierre Authié ou Guillaume Bélibaste : Halte-là ! Ceci n’est pas de votre compétence ni de votre ressort. Accepter cela c’est se prémunir davantage de dérives très graves car fondatrice d’un néo-catharisme qui n’aurait rien de commun et de comparable avec le catharisme authentique. C’est pour cela aussi que les cathares attachaient tant d’importance à la pureté spirituelle des officiants et qu’ils annulaient les Consolations données par des revêtus suspects de n’avoir pas été au mieux de leur pureté évangélique lorsqu’ils les avaient conférés.
Acceptons que nous devrons attendre encore longtemps avant de comprendre le bien-fondé de certains choix des nos anciens, que ce soit dans les rituels comme dans la vie quotidienne. Seuls les cas où nous pouvons avérer que ces choix étaient fondés sur une connaissance mondaine erronée peuvent être revus. Je n’en connais qu’un à ce jour, celui de la consommation de poissons, crustacés et autres fruits de la mer.
Abandonnons la voie de la facilité et reprenons notre labeur d’étude et de méditation pour forger notre mental à l’aune de notre esprit. Cessons d’être comme les aveugles du conte, sûrs de nos vérités boiteuses, et devenons comme le sage capable d’embrasser les différents points de vue pour en comprendre la ligne directrice.

Éric Delmas – 26/04/2016

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