La frustration, frein de la mondanité

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La frustration, frein de la mondanité

La frustration nous pousse à vouloir réaliser nos désir le plus vite possible, fut-ce au prix du non respect de certaines règles.
En matière spirituelle le problème est le même et, pour éviter de tomber dans ce piège, la solution est de développer l’humilité qui nous fait tant défaut.

La consommation sans frein

De tout temps l’humanité avait appris à vivre dans l’attente de la satisfaction potentielle et tardive de ses envies. Le plus souvent pour des raisons économiques, parfois pour des raisons de morale sociale, mais en fait parce que cela faisait partie de notre éducation, nous avions appris qu’un désir ne pouvait être comblé immédiatement et que sa satisfaction demandait des efforts et de la patience.
En France, l’après-guerre a rebattu les cartes en montrant à une génération, les fameux baby-boomers, que ses parents qui avaient respecté toutes les règles sociales et qui avaient espéré en retirer les fruits, se retrouvaient désormais renvoyés au bas de l’échelle en raison des ravages de la guerre. Du coup, face à cette précarité qui devenait palpable, face aux monstruosités et aux multitudes de morts disparus sans avoir assouvi leurs rêves, cette génération décida de vivre ses rêves sans attendre. En fait ce phénomène s’était déjà manifesté après la première guerre mondiale sous le terme d’années folles. Mais, à l’époque, les débuts de l’ère industrielle avaient tenu à l’écart de cette débauche les pauvres qui venaient gagner leur vie dans le mirage des usines. L’après-guerre vit l’émergence de la volonté de vivre sans frein et sans limites, hormis celles imposées par l’argent. Mais là aussi les choses se mirent à changer. L’explosion de la consommation créa des secteurs économiques nouveaux et vit émerger des réussites financières qui ne dépendaient plus des critères anciens, basés sur l’apprentissage long et les efforts soutenus. On le voit très bien par exemple dans le domaine musical où les artistes de l’entre-deux-guerres ou du début de l’après-guerre (Brel, Brassens, Aznavour, etc. pour la France) avaient dû travailler longtemps pour être reconnus, alors que ceux nés juste à la fin de la guerre firent des carrières fulgurantes et immédiates dans l’ère du rock’n’roll et du yéyé.
Au-delà de la musique, la vie quotidienne fut facilitée par les découvertes technologiques d’autant plus accessibles que les femmes qui avaient fait vivre les pays en guerre pendant que les hommes combattaient refusèrent de rentrer à la maison et, en continuant à travailler, apportèrent un supplément financier qui permit d’augmenter les capacités de consommation. Arts ménagers, déplacements, loisirs, tous les domaines de la vie furent bouleversés par cette révolution sociale et la consommation immédiate devint la norme. Aujourd’hui, les choses n’ont pas changé malgré la crise. La frustration est combattue à tous les niveaux. Quels que soient les revenus, les dépenses demeurent orientées vers ce qui permet de satisfaire les désirs immédiatement. L’explosion des crédits et le surendettement sont devenus des outils de consommation qui repoussent les envies dans les limbes d’esprits entièrement obnubilés par la satisfaction immédiate du moindre désir, qui entraîne forcément tout aussi rapidement l’apparition d’une nouvelle frustration à combattre sans attendre.
La révolution numérique et celle plus récente des télécommunications pousse ce concept dans les extrêmes. Tout aujourd’hui doit être consommable immédiatement et la moindre attente est vécue comme une frustration intolérable. Plus aucun secteur de la vie humaine n’est à l’abri et même la relation intime et amoureuse passe au crible destructeur de cette manie de l’instantanéité. La relation amoureuse doit être rapide et stéréotypée, via des systèmes de rencontres permettant un tri rapide des partenaires potentiels, une consommation immédiate, un refus de la moindre frustration de couple via la séparation rapide et l’adultère automatisé. Bien entendu, même la suprême frustration, celle de la connaissance de notre finitude, est combattue par le moyen d’outils permettant de nous leurrer sur notre vieillissement et pourquoi pas un jour en nous laissant l’espoir d’une vie éternelle. C’est notre tour de Babel moderne, approcher Dieu, non pas en montant vers le ciel, mais en le tenant à distance.

La frustration, alarme mondaine

Cette course effrénée est le résultat d’une volonté mondaine de lutter contre ce qui est vécu comme une violence faite à notre incarnation, la frustration. Comme la douleur physique, la frustration est une alarme psychologique qui nous informe d’un désordre lié à un sentiment d’insatisfaction d’un besoin réel ou ressenti. Notre mondanité est ainsi faite qu’elle ne supporte aucun retard dans la satisfaction de ses désirs, et ce, indépendamment de la situation extérieure et des capacités à assurer sa pérennité. L’exemple le plus connu concerne l’alimentation. Notre nature mondaine est restée programmée sur la période paléolithique qui se caractérisait par une disponibilité aléatoire de la nourriture. Du coup, dès que cela était possible, le préhumain se gavait afin d’anticiper sur les périodes de vaches maigres qui ne manqueraient pas de survenir. Aujourd’hui que l’accès à la nourriture est facile, nous continuons à nous gaver au lieu d’adapter notre alimentation à nos besoins réels et cela explique l’explosion de l’obésité au fur et à mesure que notre mode de vie est de plus en plus sédentaire alors que la nourriture est de plus en plus riche.
Dans le domaine psychologique, les choses sont les mêmes. Nos désirs mimétiques créent des frustrations qui visent à nous positionner de façon favorable au sein de l’ensemble du groupe où nous vivions. À l’époque où la renommée s’acquérait aux fins d’un long processus social, réservé à une élite, cette frustration était plus ou moins bien contenue et les choses allaient leur train. Maintenant que les classes sociales se sont plus ou moins effondrées, et que l’espoir d’arriver en haut de la pyramide semble promis à tous, la frustration n’est plus qu’un désagrément dont il convient de se séparer. Mais pour monter sur la tête des autres, il faut parfois, surtout quand on n’a pas de talent particulier, envisager d’enfreindre les règles sociales et morales. Qu’à cela ne tienne, chacun est plus ou moins prêt à s’autoriser des comportements qu’il réprouverait chez les autres, à la seule fin d’accéder enfin à la situation qui lui paraît lui revenir de droit.
La frustration, initialement destinée à nous donner le désir de nous battre pour améliorer notre situation mondaine, est devenue au fil du temps une pathologie psychologique dont l’élimination nous pousse à tous les excès. Mais la frustration n’était pas qu’un moteur. Couplée à un système social réglementé, elle devenait un outil d’apprentissage qui nous montrait que la patience et la modération permettaient d’atteindre un objectif raisonnable pour une meilleure satisfaction. En effet, la satisfaction immédiate du moindre désir ne fait qu’augmenter la dose de désir et crée un cercle vicieux où la frustration devient de plus en plus prégnante puisque son seuil de déclenchement s’abaisse d’autant plus qu’elle s’élimine facilement.
Cet ensemble de phénomènes a complètement inversé les valeurs sociales et morales. Plus la technologie nous permet de pallier nos insuffisances et plus l’expérience apparaît comme inutile, voire ridicule. Du coup, l’ancienneté et la vieillesse ne sont plus des facteurs valorisants mais des handicaps. Le rejet des valeurs anciennes signe la maîtrise et la compétence et la moindre opinion novatrice balaie des siècles de valeurs validées par des générations d’individus considérés comme surannés et obsolètes.

La spiritualité, victime de la frustration non maîtrisée

Dans le domaine spirituel, les choses ne vont pas autrement. Il suffit qu’une pensée religieuse comporte des obligations ou des difficultés pour que l’on décide de s’en affranchir. À l’inverse, ceux qui se sentent exclus du monde qui ne leur fait pas la place dont ils rêvaient se laissent embrigader dans des groupes qui leur laissent croire que la simple obéissance servile est le gage du salut espéré et d’une supériorité à venir que le présent leur refuse. Au total, par le simple don de vivre ici et maintenant, la tentation est forte de considérer que l’on maîtrise mieux les concepts que ceux qui ont vécu antérieurement et dont les considérations dérangent nos désirs d’accomplissement.
La frustration, considérée comme un cancer, est combattue à tout prix et l’impatience devient une vertu. L’avancement par l’expérience est tenu comme un signe de faiblesse et le respect de ceux qui ont pris le temps de vérifier longuement les théories pour en ôter toutes les scories a disparu. Si un point de vue tend à revenir à des choix éprouvés, qui nous dérangent dans notre désir d’être tout de suite en haut de l’échelle, il est rejeté sans discussion par le moyen d’un discrédit méprisant qui en fait un élément aussi rétrograde qu’inutile. Bien entendu, pour justifier cet abandon il faut proposer quelque chose qui puisse sembler valable et dont il ne soit pas nécessaire d’éprouver la fiabilité. Face à un groupe qui partage cette envie de satisfaction immédiate, la solution est simple. Le meilleur moyen de tout s’autoriser est de considérer que le seul baromètre valable est celui de la conscience personnelle. En effet, qui d’entre nous pourrait considérer qu’il est incompétent en conscience ? Qui d’entre nous pourrait considérer qu’il est malveillant en conscience ? Donc, si mes envies sont satisfaites et si mon ego est apaisé, je suis, en conscience, certain d’avoir fait le bon choix et je peux renvoyer dans leurs limbes les anciens dont je prétends être le rejeton spirituel.
Il est clair qu’un tel choix est classiquement celui que nous préférons appliquer puisqu’il permet de tout résoudre sans attendre. Le catharisme n’a pas fait exception. On ne compte plus le nombre de personnes qui, en conscience, ont jugé pouvoir s’attribuer une compétence de Bon-Chrétien, voire d’évêque cathare, et qui ne comprennent pas que l’on ne les reconnaisse pas comme tels. Bien entendu, ce refus crée une nouvelle frustration qui est résolue en dénigrant ceux qui prétendent rappeler les règles de base de la doctrine cathare et de l’organisation ecclésiale de référence. Le catharisme n’était-il pas une religion sans dogmes et sans interdits ? Alors, de quel droit pourrait-on me refuser la reconnaissance de mes choix, quand bien même ils n’auraient pas de connexion valable avec ceux des Bons-Chrétiens médiévaux, forcément anachroniques et rétrogrades. Je ne prétendrais pas avoir été épargné par ce genre de pensée. Et aujourd’hui encore il m’arrive d’envisager des options dont je m’aperçois, pas forcément immédiatement d’ailleurs, qu’elles sont frappées du sceau de cette impatience qui me taraude comme les autres.
C’est alors que je m’interroge sur la dérive de notre époque et sur les vertus de la frustration, pour peu qu’on sache l’utiliser à la satisfaction de légitimes désirs spirituels et non pas mondains.

Du bon usage de la frustration

De la même façon qu’un bricoleur va utiliser un bas de femme en remplacement d’une courroie dans le moteur de sa voiture, il est possible d’utiliser un outil à usage mondain dans le cadre spirituel. La frustration permet normalement de réfréner l’impatience face à un désir impérieux. Elle s’appuie sur un ensemble de règles mondaines qui permettent de démontrer l’inanité d’une satisfaction immédiate en raison des dangers qu’elle recèle. Dans le domaine spirituel, quand la frustration apparaît, c’est l’humilité qui va devenir son outil permettant de canaliser une envie immodérée de résolution d’un problème impérieux. Or, nous le savons, l’humilité est la première manifestation de la Bienveillance. C’est donc bien en totale application de ce seul commandement de Christ que nous allons réfréner nos envies et faire de la frustration générée un moyen d’amélioration et de progression spirituelle.
Nous voudrions déjà expérimenter la vie des Bons-Chrétiens alors que nous sommes au mieux que des croyants débutants ? Cette envie légitime est renforcée par deux concepts aussi erronés l’un que l’autre qui sont la pensée qu’une telle expérimentation ne peut qu’améliorer notre situation spirituelle en nous permettant de faire des choix efficaces d’une part, et que notre conscience forcément éclairée sera un garde-fou efficace contre toute dérive d’autre part. Il faut faire le choix inverse. L’étude des textes nous montre que les Bons-Chrétiens n’autorisaient pas les simples croyants à pratiquer la plupart des rituels en autonomie. En mettant en avant notre humilité, nous devons accepter cette décision forcément plus sage que notre désir puisque émanant de personnes qui avaient pris le temps d’avancer sur ce chemin difficile qu’est la voie cathare. Faisons les choses dans l’ordre. Étudions les choix des Bons-Chrétiens, sans chercher à les critiquer stérilement ou à l’aune de nos certitudes d’aujourd’hui. Seuls les arguments permettant de faire le tri entre des choix guidés par des connaissances avérées sont recevables. Pour le reste, y compris et surtout si nous ne pouvons pas aujourd’hui comprendre les ressorts de certains de leurs choix, nous devons respecter l’opinion de ceux qui sont nos références et dont nous présentons faire resurgir la spiritualité au lieu de la mimer grossièrement dans une approche prétendument novatrice mais détachée de ses contraintes. Cela s’est déjà vu dans le domaine de la philosophie quand Romains et judéo-chrétiens se sont affranchis des contraintes de vie philosophique grecque pour créer des courants strictement intellectuels appelés néo-platonisme, néo-pythagorisme, etc. Ne faisons pas de néo-catharisme, mais prenons le temps d’être les dignes héritiers des cathares dont nous voulons faire réapparaître la spiritualité enfouie sous les gravats de l’Histoire depuis trop longtemps certes, mais qui peut resurgir dans sa splendeur originelle aujourd’hui.

Éric Delmas – 08/02/2016

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