Les aveugles de Bram

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Les aveugles de Bram

Bram 1210

Au printemps 1210, après avoir repris Montlaur et Alzonne, Simon de Montfort mit le siège devant Bram. Après trois jours il lança l’assaut et vainquit la résistance des habitants.

Désireux de semer l’effroi chez les résistants encore actifs et dans l’espoir que les villes se rendent sans combattre, il fit prendre une centaine d’hommes parmi les prisonniers et les fit mutiler. On leur coupa le nez et leur creva les yeux, sauf à l’un d’entre-eux que l’on éborgna seulement. Ensuite, on les envoya sur les routes, guidés par ce borgne, vers Cabaret.

Si les motivation de Simon de Montfort n’ont rien à voir avec notre compréhension de ce monde, l’image de ces suppliciés errant dans la campagne nous en dit long sur notre propre situation.
En effet, non seulement nous sommes de pauvres aveugles qui errent ici ou là, mais quand nous croyons voir c’est en fait pire qu’à travers un épais brouillard.
Comme des handicapés nous finissons par nous habituer à notre situation et, parfois nous l’oublions et pensons agir en pleine possession de nos moyens.
Nous nous basons sur des éléments que nous devrions prendre avec beaucoup de précautions et en tirons des conséquences souvent bancales que nous affectons de croire indiscutables.

Or, il ne faut pas oublier que la plupart des témoignages qui nous sont parvenus sont le fait de simples témoins de circonstances, souvent de sympathisants pas forcément bien au fait des détails de la vie des bons-chrétiens et dans de plus rares cas de croyants dont la maîtrise du sujet s’étiole au fil de la persécution inquisitoriale.
Au mieux certains croyants citent les paroles des bons-chrétiens, mais tant en raison de leur mémoire et du temps passé qu’en raison des vraisemblables altérations dues à leur choix de dire ce qui leur semble judicieux de dire ou des choix opérés par le scribe, souvent un notaire peu au fait des subtilités du catharisme, ces témoignages doivent être considérés avec une certaines distances.

Comment penser la vie chrétienne évangélique aujourd’hui ?

Gardons à l’esprit que malgré nos recherches et nos études, malgré notre culture générale et notre pratique de la philosophie, de l’histoire et de la théologie, nous ne sommes au mieux que des croyants privés de bons-chrétiens pour leur enseigner les rudiments du catharisme et pour redresser nos chemins tordus.

Même si la prégnance mondaine d’aujourd’hui s’exerce différemment de celle du Moyen Âge, ne croyons pas qu’elle est moins puissante. Au contraire, je crois que les facilités qui nous sont faites en matière d’apprentissage et d’accès à l’information favorise l’égo et la vanité.
En outre, la découverte relativement récente d’une possible résurgence cathare, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Yves Maris1, a levé chez nous tous un immense enthousiasme d’autant plus fort que l’attente était longue. Pour parfaitement légitime qu’il soit cet élan est un facteur favorable à une emprise mondaine qui va pousser notre orgueil à nous laisser penser et nous convaincre que nous sommes finalement des croyants avancés et capables de comprendre ce qui est nécessaire, voire de corriger des bons-chrétiens dont le jugement peut parfois nous paraître erroné, ne serait-ce qu’en raison de l’époque lointaine à laquelle ils vivaient.

Les fondamentaux de la vie évangélique cathare

N’oublions pas que ces bons-chrétiens, quelle qu’ait pu être leur connaissance scientifique à l’époque, n’en demeuraient pas moins de redoutables penseurs et des spirituels de haut vol.
Ils ne l’étaient pas par hasard ou par une onction divine spécifique mais parce qu’ils avaient suivi un long apprentissage, qui dans les périodes les plus difficiles de sa mise en œuvre n’était pas inférieur à trois carêmes — c’est-à-dire une année calendaire — et qui durait assez régulièrement environ trois ans. Ce noviciat était alors suivi, dès la réception dans la communauté des bons-chrétiens via le Consolamentum, d’une période de compagnonnage destinée à poursuivre la formation et à définir les compétences du nouveau bonhomme en vue de son affectation à une mission adaptée.
Ce compagnonnage consistait à occuper la place de socius ou socia (nous pourrions dire le second en quelque sorte) auprès d’un autre bon-chrétien qui assurait la formation avant d’en rejoindre un autre, et ainsi de suite pendant plusieurs années.
Le temps n’a pas la même valeur chez les bons-chrétiens que pour nous. Peu importe qu’il faille trois, cinq ou dix ans pour former un bon-chrétien. Ce qui importe c’est la qualité et la fermeté dans sa foi du ministre ainsi formé.

Mettre en œuvre la vie évangélique de nos jours

Même si notre volonté mondaine nous tenaille, nous devons développer une grande modestie vis-à-vis de nos prédécesseurs et une grande humilité en regard de ce que nous croyons savoir et pouvoir afin que notre vouloir ne s’égare pas.
Résistons aux stimulations diverses qui nous donnent à penser que nous sommes aptes à guider les autres et même à prendre des décisions définitives pour ce qui nous concerne car il est fort possible que ce soient des voies sans issue qui s’ouvriront devant nous.

Gardons présent à l’esprit que nous sommes fortement handicapés par l’absence certaine de bons-chrétiens cathares aptes à nous aider dans notre avancement. Ceux d’entre-nous qui nous semblent les plus avancés n’en restent pas moins de simples croyants qui n’ont suivi aucun noviciat et qui se forment par eux-mêmes, parfois en essayant de s’assister l’un l’autre mais toujours de façon bancale.
Pour espérer qu’un jour nous puissions regarder un des nôtres comme relativement ressemblant à ce que pouvait être éventuellement un bon-chrétien débutant, il faudra lui avoir laissé plusieurs années de formation et d’approfondissement de sa foi dans le cadre d’une vie évangélique avérée et indiscutable quant à ses fondamentaux.

Pour celles et ceux qui feront ce choix de vie, il faudra résister à l’amicale pression de ceux qui pourraient être éventuellement trompés sur leur compte et croiront voir en eux des bons-chrétiens avant l’heure.
Notre monde est habitué à contracter le temps mais le catharisme d’aujourd’hui n’est pas plus dépendant du temps que ne l’était celui du Moyen Âge. À l’époque du tout nouveau tout beau et de l’obsolescence programmée, nous devons valoriser l’émergence lente et assidue et le perfectionnement durable.

J’ai l’espoir d’être un jour en mesure de faire ce choix de vie et le simple fait de l’avoir annoncé a pu — sans que je me risque à l’affirmer — donner à certains l’impression que j’étais de ce fait supérieur à eux. C’est inexact. Je reste profondément perfectible et ma mondanité est encore extrêmement prégnante.
C’est pourquoi je me préviens fortement de toutes les manifestations bienveillantes en ce sens car je connais mon pire défaut, la vanité, et je sais que pour moi, la modestie et l’humilité sont des Everest presque inaccessibles.

La recherche de guides spirituels

C’est en raison de notre angoisse vis-à-vis d’une possible évolution dans notre foi que nous avons tendance à nous chercher des guides spirituels.
En outre, nous pensons parfois qu’avec de tels guides le cheminement serait peut-être plus facile, mieux balisé, moins pentu. C’est un leurre !
Ce sont nos propres pas qui traceront la route de notre cheminement. Il faut voir les guides comme des supporters qui encouragent le marathonien du bord de la route. L’effort et le choix d’avancer ne leur appartient pas.

Les seuls guides spirituels que j’espère n’ont pas de consistance charnelle dans notre monde. C’est sur vous mes sœurs et mes frères en esprit que je compte pour m’aider à corriger mes erreurs et pour m’encourager dans mes efforts.
S’il plaît à Dieu quand j’aurai éloigné du mieux possible ma mondanité par une vie simple et essentiellement tournée vers le spirituel ; quand j’aurai surmonté les exigences de mon corps par une ascèse morale et physique permanente ; quand je sentirai sans aucun doute que votre Bienveillance m’investit d’une cohérence dans mes choix et mes actions, je pourrai peut-être considérer que j’ai suffisamment avancé pour accompagner à mon tour l’avancement des autres.

En attendant je resterai un simple croyant qui doit consacrer les prochaines années à servir sa communauté et à améliorer ses connaissances sans jamais croire possible ce qui aurait semblé ridicule à Peire Maury lui-même.
Il me semble que nous devons rester vigilants sur ce point car à vouloir avancer trop vite nous finirions par nous retrouver comme ces pauvres suppliciés de Bram, dans la position d’aveugles guidés dans la brume par des borgnes.

Éric Delmas – 05/12/2012


Note 1. La résurgence cathare – Le manifeste. Yves Maris – Éditions le Mercure Dauphinois 2007 Grenoble.

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