Mythe de la tête d’âne

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Le mythe de la tête d’âne

Ce mythe, retrouvé dans les témoignages devant l’Inquisition, peut sembler difficile à appréhender complètement, malgré l’explication fournie dans le texte initial. Essayons de l’étudier ensemble.

La source

25 juin 1324 — Interrogatoire de Peyre Maury par Jacques Fournier inquisiteur à Pamiers[1].

Philippe d’Alayrac raconte cette histoire au cours de l’été 1303 :
Il y avait une fois deux croyants à côté d’un ruisseau. L’un d’eux s’endormit. L’autre resta éveillé, et il vit quelque chose qui ressemblait à un lézard qui, sortant de la bouche du dormeur traversa subitement le ruisseau par une planche ou une tige qui était tendue d’un côté du ruisseau à l’autre.
Il y avait là une tête d’âne décharnée, dans laquelle la chose entrait et sortait, en courant par les trous de la tête. Puis elle revenait par la planche jusqu’à la bouche du dormeur. Cette chose fit cela une ou deux fois. Ce que voyant, celui qui était éveillé, alors que la chose était passée de l’autre côté du ruisseau vers la tête, enleva la planche, pour l’empêcher de passer et de revenir à la bouche du dormeur. La chose, sortie de la tête d’âne et arrivée au ruisseau, ne pouvant traverser, parce que la planche était enlevée, et le corps du dormeur s’agitant fortement sans pouvoir se réveiller, bien que celui qui était éveillé le secouât, ce dernier finit par remettre la planche. La chose traversa par la planche et entra dans la bouche du dormeur.
Il s’éveilla aussitôt, et dit alors à son compagnon qu’il avait beaucoup dormi. L’autre lui dit qu’en dormant il avait eu un grand trouble et s’était beaucoup agité. Le dormeur répondit qu’il avait beaucoup rêvé. Il avait rêvé en effet qu’il avait traversé un ruisseau par une planche, puis qu’il était entré dans un grand palais, où il y avait beaucoup de tours et de chambres ; quand il avait voulu revenir, la planche avait été enlevée du ruisseau, et il ne pouvait pas passer ; mais il venait au ruisseau, et reculait, de peur de se noyer ; il en avait été très troublé, jusqu’à ce que la planche soit remise sur le ruisseau, et qu’il ait traversé. Celui qui était resté éveillé lui raconta ce qu’il avait vu, et les deux croyants en furent dans un grand étonnement.

Ils allèrent ensuite trouver un bon chrétien (c’est-à-dire un hérétique), et lui racontèrent la chose. Il répondit que l’âme de l’homme restait toujours dans son corps jusqu’à la mort du corps, mais l’esprit de l’homme entrait et sortait, comme ils avaient vu ce lézard sortir de la bouche du dormeur, entrer dans la tête d’âne, et rentrer dans la bouche du dormeur.

L’analyse (É. Delmas)

Ce mythe est destiné à expliquer un concept qui peut sembler extrêmement abscons à des hommes de cette époque, particulièrement s’agissant de personnes sans instruction comme l’est ce berger.
Il permet d’expliquer comment la créature divine peut être prisonnière de la création maléfique tout en conservant la faculté de la quitter pour s’en retourner au sein de la création divine.
L’être humain était considéré comme composé de trois parties distinctes, disposant d’un état et d’un rôle précis.
Le corps matériel, création maléfique par excellence, est le réceptacle de l’esprit saint dérobé à la création divine.
L’âme matérielle est une création maléfique dont la mission est d’assurer le fonctionnement du corps et de maintenir l’esprit prisonnier dans ce dernier. Les cathares médiévaux l’assimilait au sang.
L’esprit-saint spirituel est la part divine prisonnière ici-bas. Il est donc contraint par l’âme et le corps, ce qui explique le trouble s’il ne parvient pas à revenir dans ce dernier.
Mais la créature divine était également composée de trois parties selon les cathares.
Un corps spirituel dont on ne dit rien mais qui semble destiné à rassurer les croyants quant au fait que les créatures divines ont une « apparence » comparable aux créatures mondaines.
Une âme divine (esprit-saint) qui correspond à la partie arrachée à la création divine et dont la fonction dans la création divine n’est pas définie.
Un Esprit spirituel (Esprit unique) qui est la partie essentielle de ce composé spirituel, au point d’ailleurs que les cathares ne veulent imaginer qu’il puisse chuter lui aussi.
L’âme divine ayant chuté devient ici-bas l’esprit du composé mondain.

Que penser de cette symétrie ?

On peut imaginer que les bons chrétiens voyaient ce monde comme une copie malhabile de la création divine parfaite.
De ce fait, ils imaginaient que l’esprit saint[2] — création consubstantielle divine —, devait appartenir à un ensemble de même genre que l’homme, création composite et imparfaite du démiurge, l’était ici-bas.
Mais on voit que cela cause quelques problèmes.
Si le composé tripartite humain semble tenir la route : un contenant matériel assorti d’un système de commande servant à emprisonner un contenu divin, le composé tripartite divin est moins cohérent. En effet, le corps et l’âme semblent davantage servir à régler un trouble vis-à-vis de l’esprit prisonnier du corps matériel qu’à organiser rationnellement une créature divine.
Le corps spirituel n’a d’autre fonction logique que de rassurer le croyant sur le fait qu’il ne perdra pas son aspect corporel. C’est d’ailleurs aussi un problème pour l’église catholique qui insiste sur la nécessité de conserver, peu ou prou, une certaine intégrité au corps physique en vue de la résurrection. D’où la volonté de brûler les hérétiques, y compris les morts, afin de leur fermer tout espoir de résurrection.
L’âme pose le problème de la stabilité de la création divine. Même les plus convaincus des bons chrétiens, ceux qui étaient persuadés que la créature divine — qui ne connaît que le Bien — ne pouvait en aucune façon être attirée par un Mal qu’elle ne connaît pas, et encore moins le choisir par libre arbitre, semblaient avoir du mal à imaginer qu’elle ait pu tomber dans cette création maléfique. C’est pourquoi, me semble-t-il, fut imaginé une âme qui tombait mais qui laissait quelque chose de ferme et de stable dans la création divine : l’esprit.
Cet esprit, finalement, sert d’intermédiaire entre la brebis perdue et le berger.
Cette idée du composé tripartite spirituel est aussi un moyen imaginé pour expliquer l’Apocalypse de Jean qui parle du tiers des étoiles ayant chuté, ce tiers étant alors le tiers du composé, l’âme.

Le mariage mystique

Le mythe de la tête d’âne est donc l’outil développé pour expliquer le concept de mariage mystique. pourtant ce mariage n’est jamais évoqué dans ce sens dans les écritures, à mon avis.
Mais je crois que les bons chrétiens avaient peut-être du mal à imaginer un lien direct entre l’esprit saint et son créateur. Un peu à la façon du fils prodigue, le bon chrétien se sent indigne d’une totale réintégration au sein de l’unité divine, formée par le principe du Bien et sa création, et il cherche un stade intermédiaire, comme le fils prodigue propose à son père de revenir avec un statut inférieur.
Le mariage mystique devient donc un lien entre l’élément stable du composé spirituel, l’esprit et l’élément instable, l’âme.

Aujourd’hui, peut-on voir les choses ainsi ?

Je ne le crois pas. Il me semble que la cohérence voudrait que la création divine ne soit pas considérée comme « à côté » du créateur, mais bien comme consubstantielle à lui et donc, non comme une création mais bien comme une émanation éternelle.
Dans ce cas, le mariage mystique devient le symbole de la réunion entre le principe du Bien et la part de son Être absolu, momentanément éloignée de Lui.
De ce fait, il devient un concept de foi mais pas du tout mystique, car il n’y a pas de mystère à imaginer l’union du créateur et de sa création.


[1] Le registre d’Inquisition de Jacques Fournier, Tome III, traduit et annoté par Jean Duvernoy – Mouton éditeur (Paris) 1978. Seconde édition : La Bibliothèque des introuvables SE (Paris) 2006.

[2] Ne pas confondre esprit saint et Saint Esprit. L’esprit saint est la « création » divine, c’est-à-dire ce qui émane du principe du Bien de toute éternité, dont une partie est restée dans la sphère spirituelle quand l’autre est « tombée » dans la sphère mondaine. Le Saint Esprit est un esprit saint particulier chargé de remplacer Christ comme intermédiaire et intercesseur entre la sphère spirituelle et les esprits saints prisonniers. On l’appelle aussi Consolateur ou Paraclet.

 

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