Le miroir aux alouettes

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Le miroir aux alouettes

« À une vérité toute plate, je préfère un mensonge exaltant. » Aleksandr Sergueievitch Pouchkine

« Chacun tourne en réalités,
Autant qu’il peut, ses propres songes.
L’homme est de glace aux vérités ;
Il est de feu pour les mensonges. » Jean de la Fontaine (Le statuaire et la statue de Jupiter)

Comme le rappellent ces citations, face à une vérité terne ou démotivante nous sommes naturellement poussés à lui préférer un mensonge rassurant ou motivant. C’est notre nature humaine qui le veut afin de nous éviter les affres de l’angoisse à la découverte des réalités qui nous entourent. Aussi, quand le monde nous semble terrible, quand nous pensons n’être que des insectes dans une fourmilière diabolique, notre déraison nous pousse à nous imaginer un destin glorieux, une origine magique, un avenir prometteur.
Ce miroir aux alouettes ne se contente pas d’attirer notre regard, il nous aveugle et supprime la vision des autres possibles et des dangers environnants que recèle le choix qu’il nous offre, tout comme l’appât attire les oiseaux qui ne voient pas les filets ou les chasseurs et leurs fusils.

Les raisons de ce choix

Le refus de la souffrance

Un des moteurs de cette anesthésie intellectuelle est le refus de la souffrance. Nous avons beau savoir que l’on n’accouche pas de quelque chose d’important sans effort et sans souffrance, l’idée même de cette possible souffrance, quelque soit son intensité et sa durée, nous est insupportable et nous pousse vers des solutions apparemment simples, faciles et indolores.
Pourtant, le commun des mortels sait qu’il ne peut atteindre des vérités profondes sans devoir ahaner sur des routes pentues et mal commodes. Les grandes conversions spirituelles nécessitent de grands chamboulements dans nos confortables certitudes et nous renvoient à des moments d’incertitude où l’on se sent nu comme un ver dans un froid hiver boréal et où l’on ne sait plus comment faire pour retrouver le douillet confort de nos erreurs passées.
Si la souffrance physique, quand elle dépasse un certain seuil ou une durée raisonnable cesse d’être un avertisseur pour devenir un destructeur de l’humain qu’elle rend pantelant et animal, la douleur spirituelle est un élément indispensable de l’élévation de l’esprit qui tend naturellement à se laisser dominer par ses passions sensuelles et le conformisme auquel il aspire.
La douleur psychologique déshumanise quand la douleur spirituelle force à rebattre les cartes de ses certitudes pour arriver à faire des choix cohérents afin de construire un avenir à ses espérances.

Mais si l’on peut comprendre l’intérêt de cette souffrance, bien peu acceptent ce qu’elle implique, c’est-à-dire le retour à l’incertitude du quotidien, la révélation que rien n’est jamais joué jusqu’à l’instant ultime où, comme l’ouvrier de la onzième heure, nous devront mériter notre salaire tout autant que ceux qui œuvrent depuis bien plus longtemps que nous. Or, tout dans notre vie mondaine s’oppose à cette forme de devenir. Nous naissons nus et fragiles, nous croissons sous la bienveillante protection de nos parents qui nous « préparent » pour une vie que l’on sait dure et âpre. Mais une fois parvenu au bout de cette première sélection — si peu naturelle en fait — nous devons entamer un nouveau combat. Cette fois c’est seul que nous luttons pour nous faire une place dans un monde où l’homme est un loup pour l’homme. Nous souffrons pour gravir les échelons d’une réussite sociale qui constitue le Graal de toute vie humaine. Une fois parvenus au faîte de notre groupe social nous devons lutter contre ceux qui veulent prendre notre place si durement gagnée et affermir notre position pour lui assurer la pérennité indispensable à notre confort. Et c’est là qu’il faudrait tout abandonner pour voir tout l’édifice dégringoler et revenir plus bas que d’où nous sommes partis ?
Si encore on nous promettait une félicité garantie sur facture, gravée dans le marbre comme le font si bien ces religions qui prophétisent l’inversement des structures sociales dans l’au-delà pour faire patienter les pauvres et les démunis et limiter la rapacité des nantis. Mais que nenni, rien n’est sûr ; ce n’est qu’une fois au bout de la route que nous saurons si nos choix furent les bons ou si nous avons pris des vessies pour des lanternes.
Alors effectivement, dans ces conditions, la souffrance paraît difficilement acceptable. Sauf bien entendu pour ceux qui se sentent poussés par une force irrépressible ; mais combien sont-ils en fait ? Bien peu et il suffit de voir notre monde pour s’en convaincre.

L’attrait de la facilité

Je viens de le dire, quand deux voies semblent s’ouvrir à nous, pourquoi choisirions-nous celle qui promet des cris et des pleurs, sauf à sentir que seule celle-là est la bonne. Sinon, comme nous le faisons toujours et dans tous les domaines, c’est la voie facile, droite et en pente douce qui nous attire. L’effort ne nous est pas naturel et notre incarnation nous pousse volontiers dans le sens du vent. Aussi envisager de tirer des bords contre la bourrasque nous semble ridicule et ceux qui le font sont regardés de façon méprisante ou moqueuse, comme ces personnes s’évertuant à avancer sur un tapis roulant circulant à contresens au lieu de faire comme les autres qui économisent leurs efforts en suivant le sens imposé.

Notre nature profonde est ainsi faite pour nous empêcher d’aller vers ce qui pourrait nous permettre de comprendre l’incroyable montage dont nous sommes prisonniers, et quand nous le comprenons, tout nous pousse à le nier ou à le combattre. À l’instar de l’homme de la caverne de Platon, nous préférons rester enchaînés à notre mur que de gravir la pente vers le feu qui fait souffrir et qui oblige à renoncer à nos chimères pour affronter une réalité bien moins fantasmagorique que les illusions qui dansaient en ombres chinoises sur le mur de la caverne. Pire, si l’un d’entre nous, moins couard et plus motivé, revient vers nous fort de ses découvertes, nous serons de ceux qui le molesteront, jusqu’à la mort si nécessaire, pour l’empêcher de détruire notre illusion si confortable.

Qui pourrait penser que cette conformation de notre incarnation obéit en fait à un plan machiavélique ourdi par celui qui veut nous empêcher à tout prix de comprendre ce que nous et où nous sommes. Il faut dire qu’il avait échoué lamentablement avec sa création débutante, car si l’on en croit la Genèse il s’était avéré incapable d’empêcher le serpent de conduire l’homme et la femme à l’arbre de la connaissance et de la vie. Depuis il a compris la leçon et c’est avec plus de ruse encore qu’il nous éloigne de la connaissance en créant les conditions du refus de s’instruire et d’agir. La souffrance et l’attrait de la facilité sont des armes faciles et efficaces.

Cette voie de la facilité nous pousse à nous mentir à nous-mêmes et à inventer des théories spirituelles et philosophiques qui ne sont que des prétextes. L’une de celles qui a le plus de succès est celle selon laquelle, chacun de nous dispose des capacités d’appréciation nécessaires à évaluer ce qui est bien ou pas. L’argument de la conscience intérieure qui permettrait à tout un chacun de fixer ses propres limites sans risque de se tromper est fallacieux. Comme si l’on disait à un enfant ou à un adolescent qu’il peut fixer lui-même les règles de vie familiale et sociale selon son bon vouloir sans risquer de se tromper.
Cette lecture erronée, quand elle s’applique au Catharisme, confond le fait que l’absence de dogme laisse une part à la réflexion et à l’évolution doctrinale, et celui que l’adhésion à un choix spirituel nécessite le respect de l’ensemble des règles librement consentis de ses membres. Le Catharisme n’est pas une auberge espagnole où chacun viendrait avec ses prérequis personnels et refuserait de suivre la règle commune établie, en conscience et en Bienveillance, par les plus avancés dans l’Esprit que sont les Bons-Chrétiens.

En fait, l’idée de la conscience personnelle supérieure à la conscience collective est un fruit de la Réforme protestante qui, même chez ceux qui pensent en être dégagés, perturbe encore le jugement en raison de son apparente plasticité. En effet, ce mouvement dissident du Catholicisme a détaché l’homme des règles pour le placer seul face à son Dieu et a introduit la notion d’une réformation permanente. Même si son fond reste strictement judéo-chrétien et ses dogmes intacts, cette apparente liberté — qui explique d’ailleurs l’extrême diversité des courants religieux qui en émanent —, peut se laisser confondre parfois avec la liberté que le Catharisme propose à ses croyants. Mais en fait, le fossé reste abyssal entre ces deux courants religieux. Nombreux sont d’ailleurs les chercheurs de confession protestante qui se sont intéressés au Catharisme et qui se sont fourvoyés du fait de leurs propres convictions. Et cela continue aujourd’hui. De ce point de vue, ceux qui viennent du Catholicisme ont moins de mal à « couper le cordon ombilical » tant ce dernier courant chrétien peut sembler caricatural parfois.

Non, le Catharisme n’est pas la voie de la facilité, non il ne suffit pas de sentir dans le vrai en conscience pour être dans le bon cheminement. Un des fondamentaux du Catharisme, lié à la règle de justice et de vérité, est l’humilité et son corollaire, l’obéissance due à ceux qui ont cheminé mieux et plus loin que nous.

Cheminer à son tour

La voie du pire

Même si nous comprenons bien ce qui pousse à envisager des choix erratiques plutôt qu’à accepter des options plus cohérentes, il faut casser ce cercle vicieux qui ne fait qu’aggraver les choses.
C’est assez comparable à la situation des personnes très pauvres qui jouent à des jeux d’argent, basés sur le pur hasard, dans l’espoir de devenir riches. Cela signe deux problématiques. D’abord celle du désespoir qui ne permet plus de chercher et d’entrevoir d’issue à une situation. Puis celle de l’aveuglement qui ne permet plus de comprendre que les statistiques garantissent une aggravation de l’appauvrissement sans la moindre chance d’en sortir. Il en est de même en matière de foi. En fait les gens sont pris aussi entre deux situations apparemment inconciliables : la compréhension que les options proposées par les grandes religions sont fallacieuses et l’incapacité à en rejeter certains dogmes rassurants.

À notre époque il est de plus en plus difficile d’accepter un Dieu vengeur, acariâtre, menteur, inconstant et violent — y compris envers ses propres créatures — comme nous le montrent les textes de l’Ancien Testament. Ce constat valide donc le rejet du caractère divin de ce monde dont le développement valide au contraire le caractère maléfique. En effet, ceux qui essaient d’être bons, honnêtes, raisonnables, compatissants sont le plus souvent dévalorisés, spoliés, moqués, voire agressés quand ceux qui sont rapaces, avides, brutaux, menteurs et malhonnêtes s’avèrent souvent en tirer profit et atteindre les plus hauts niveaux de la reconnaissance associés à une vie heureuse et luxueuse. Comment dans ces conditions valoriser les valeurs saines par rapport aux conceptions les plus viles ? Ce désespoir spirituel fait écho au désespoir social que traverse notre monde où les valeurs traditionnelles : études, travail, respect, constance, effort, sont bafouées au quotidien.
Or, contrairement à un cataclysme dont on entrevoit l’issue comme une guerre, une catastrophe naturelle ou un accident industriel, l’effondrement des valeurs et l’inversion des règles sociales et économiques semblent ne devoir qu’empirer et durer. C’est pourquoi l’on remarque que les indicateurs sociaux et psychologiques sont orientés vers le pire. Les théories apocalyptiques font florès, les escroqueries basées sur des promesses d’argent faciles pullulent, les agressions aux motifs futiles, voire sans motifs envahissent nos bulletins d’information et la météo laisse entrevoir les conséquences de notre comportement imbécile des dernières décennies.
Comme un malade, qui voit sa mort venir, préfère s’en remettre à des charlatans qui lui promettent une guérison miraculeuse au lieu de se recentrer sur ses fondamentaux, celui dont l’espoir social et spirituel est mort préfère croire à des hypothèses stupéfiantes censées lui garantir un avenir personnel merveilleux sans avoir à faire le moindre effort ou à souffrir la moindre gêne. Là aussi des indicateurs existent comme le montre le milieu artistique où certains se découvrent une compétence magique qui leur donne accès à un monde et à un statut personnel bien au-delà de la condition humaine basique moquée et caricaturée. D’autres auteurs nous montrent des êtres venus d’ailleurs possédant tous les atouts que nous aimerions voir au point que certains pourraient souhaiter leur ressembler même si cela nécessitait d’acquérir leurs particularités physiques parfois peu ragoutantes.

Mais cela mène dans un mur. Comme pour le malade, l’issue n’est pas dans l’évasion intellectuelle, mais dans la prise en mains de son quotidien et dans le développement de sa compréhension du monde, pour en tirer les seules conclusions qui sont acceptables.
De même, les théories basées sur la capacité personnelle à trouver la bonne voie, sur la base de sa propre conscience, sont extrêmement séduisantes car elles permettent d’éviter les affres d’une recherche et d’une formation, souvent comprise comme longue et ardue, et offrent l’espoir d’atteindre le but rapidement et facilement. Penser que l’on fait bien si ce que l’on fait convient à notre conscience revient à nier la notion d’évolution spirituelle et d’apprentissage en matière de religion. Cela peut être un choix volontaire et je le respecte, mais le Catharisme ne se situe pas dans cette voie. Il ne suffit pas de se rassurer pour tout se permettre. Si Paul a bien dit : « Tout m’est permis[1]… », ce qui veut dire que tout est possible à chacun, il ajoute aussitôt : « … mais tout ne profite pas. », ce qui confirme qu’il ne suffit pas de s’autoriser quelque chose pour être dans le bon chemin. Au contraire, se croire assez fort pour s’affranchir de l’étude, de la recherche, de l’obéissance aux plus avancés que soi, ne peut que faire perdre la voie qui mène vers le salut. L’ignorant est toujours persuadé en savoir suffisamment et le sage est celui qui reconnaît son ignorance, comme le rappelle Cicéron à propos de Socrate : « Tout ce que je sais c’est que je ne sais rien[2] ».

Celui qui veut avancer sur la voie cathare doit donc éviter ces pièges et s’interdire de brûler les étapes pour faire un choix humble et obéir à la règle de justice et de vérité, construite et validée par les Bons-Chrétiens.

La voie saine

Que l’on ait la foi ou pas, peu importe. Ce qui compte c’est d’être logique et cohérent dans son analyse et dans ses choix. La foi ne vient que proposer une orientation un peu différente en fonction d’objectifs dépassant le strict cadre mondain.

Ce qui est important, c’est de ne pas se laisser aveugler par le miroir aux alouettes et regarder le monde en face. Il est dur, violent, injuste et il se serait idiot d’en espérer une amélioration alors que depuis des millénaires et selon notre degré d’optimisme, il ne fait que se maintenir ainsi, voire il s’aggrave. Ce n’est donc pas en s’épuisant à croire que tout va s’arranger que l’on peut avancer. Ce qui compte c’est de se situer dans ce monde sans s’illusionner, ni sur lui ni sur nous. Car nous ne sommes pas parfaits non plus. Nous ne sommes pas des magiciens, nous ne sommes pas des super-héros venus d’une autre planète. Nous sommes des mortels, à l’espérance de vie assez courte comparée à d’autres espèces, et nous allons tous mourir un jour. Certes nous pouvons croire que notre destinée n’est pas écrite, que notre vie terrestre n’est qu’une vie parmi d’autres, qu’un monde meilleur existe. Mais au total, il faut quand même organiser et mener ici et maintenant une vie en accord avec nos principes. C’est-à-dire qu’il faut accepter d’être des perdants dans ce monde puisque ses valeurs sont opposées aux nôtres. Ce n’est pas de la résignation que de refuser d’obéir à des règles iniques fut-ce au risque d’en subir les conséquences. Au contraire c’est le plus grand courage qui soit, de refuser d’abuser de ses atouts pour écraser les autres et d’accepter de subir la violence de ceux qui en abusent largement.

Certes le croyant est un peu avantagé dans cette situation. Lui il considère que ce temps de souffrance ne durera pas et qu’après la mort il sera récompensé par une nouvelle vie. Encore faut-il que sur son lit de mort il ne se dise pas qu’il a cru à des chimères. Or, pour cela, il convient que sa foi soit affermie dans une doctrine logique et saine. Sinon il aurait l’impression d’avoir été dupe deux fois. Dupe dans sa vie et dupe dans sa mort.
L’athée lui n’espère rien pour l’au-delà. Il souffre d’autant plus de ne pouvoir atteindre le bonheur dans cette vie. Cependant, n’est-il pas plus important d’être en accord avec sa morale que de vivre bien pour se dire, sur son lit de mort, que l’on a complètement raté sa vie ?
Le croyant cathare lui est dans une sorte de voie médiane. Il est moins dans l’espérance immédiate que le croyant classique, car il ne sait pas si cette vie sera la dernière pour lui aux mains du principe du Mal. Par contre il a l’avantage sur le croyant classique et sur l’athée de savoir qu’un terme positif viendra clore cette période difficile et cette foi il la base sur une doctrine saine, débarrassée de scories fantasmagoriques, d’espérances miraculeuses et de dogmes incohérents. Il espère, car il considère que sa capacité d’introspection fait de lui un être à part dans ce monde et donc un être dont une part au moins dépasse les limites ridicules de ce monde. Pour autant, il sait que ce terme lui incombe en partie et que le travail à mener est loin d’être évident. Il ne suffit pas d’ânonner un credo ou de mimer des rituels pour être assuré du salut. Au contraire, tout ce qui ne va pas dans le bon sens éloigne du but. Aussi faut-il se reprendre et revenir aux fondamentaux en acceptant de reconnaître ses erreurs et, comme le fils prodigue, reprendre la bonne voie sans prétendre à rien, afin de simplement pouvoir de nouveau arpenter le chemin qui mène au salut.

Ce qui importe pour tous c’est de se donner une capacité de dépasser l’aveuglement du miroir dont le but est de nous faire chuter pour tracer une route qui dépasse ce piège quand bien même elle risque d’être difficile et porteuse de souffrances.

Éric Delmas – 12/07/2012


[1] Première lettre de Paul aux Corinthiens (VI – 12)
[2] Cicéron : Acadomia

 

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