Le jeune homme et la grand-bête

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Le jeune homme et la grand-bête à tête d’homme

Une autre lecture (C. Benne)

La première interprétation que j’ai faite de ce conte me paraît aujourd’hui erronée, et j’aimerais, ici, vous présenter le résultat de mes nouvelles réflexions, en espérant qu’elles susciteront des réactions de votre part.

Cette réécriture de la pièce de Sophocle donne à penser l’aveuglement de l’être humain face aux dogmes; je me propose ici de tenter de le démontrer.

En fait,  ce n’est pas en s’intéressant aux  similitudes de narration entre « Œdipe roi » et  « Le jeune homme et la Grand’bête à tête d’homme » que l’on peut appréhender le sens profond du conte. C’est au contraire dans ce qui distingue les différents personnages. 

Les personnages

 Si comme Œdipe le jeune homme ne connaît pas ses parents, ce dernier n’est pas, lui,  animé par une quête d’identité. C’est simplement le  désir d’acquérir des biens matériels qui le  fait agir. Ce qui laisse entrevoir déjà  une certaine superficialité du héros. 

 Œdipe refuse d’écouter la vérité énoncée par Tirésias. Le héros Œdipe se construit dans la douleur d’une lente progression vers la vérité étroitement liée à sa quête d’identité. Œdipe doit s’opposer pour naître. Encore voyant, à l’inverse de Tirésias, il refuse de croire et ne rencontrera la vérité qu’une fois la vue perdue.  Dans son affrontement avec la Sphinge, c’est par sa mètis [1] qu’il triomphera d’elle.

Le jeune homme du conte, lui, suit aveuglément les conseils de l’archevêque. Malgré l’intelligence qu’on lui prête, il n’y a jamais en lui le moindre signe de questionnement ou de quête d’un quelconque savoir. Il ne demande pas par exemple à la Bête pourquoi ce que celle-ci lui ordonne de faire est important. Il est pourtant, là, question de la sauvegarde d’un savoir; quelle magie rend possible une telle réussite à venir ? Il obéit à la Bête dans l’unique but de pouvoir jouir  de son trésor. Ce comportement n’est pas sans nous rappeler les agissements des conquistadores espagnols exterminant tout un peuple pour s’emparer de son or. Dans son affrontement avec la Grand’Bête, c’est par son hubris [2] , par la violence ( tels Agamemnon, Achille,  Héraclès, Thésée ou Persée, etc… ) qu’il triomphera d’elle. Son comportement démesuré face à la possibilité d’amasser encore plus de trésor une fois la Bête vaincue est révélateur  de son manque de sagesse.  

Les origines culturelles et religieuses. 

La sphinge grecque

C’est, selon Marie  Delcourt[ 3] une image double; à la fois réalité physiologique (la bête féroce) et spécificité d’ordre religieux relative à l’esprit désespéré qu’elle incarne. Mélange d’une part entre la force et la férocité exprimées par le corps du lion, et d’autre part l’intelligence et la réflexion représentées par la tête humaine. Cet être hybride est un incube [4] ou plus exactement un succube  de nature malfaisante, mangeuse d’hommes ou femme fatale ayant un pouvoir de vie et de mort sur les hommes . Avide de sexualité violente, elle soumettrait les jeunes hommes séduits pour leur voler leur sperme afin de  fabriquer d’autres hybrides. Vous imaginez aisément combien cet être fantastique a pu inspirer la  psychanalyse depuis S. Freud jusqu’à nos jours. De plus ce monstre se retrouve aussi dans le bestiaire mythologique  spirituel; âme en peine dont la dimension spirituelle est symbolisée par ses ailes, mais aussi dépositaire d’une révélation mystérieuse, garante d’un rite initiatique permettant d’accéder à la sagesse du « Connais-toi toi-même », d’où son  énigme. On peut la retrouver encore comme inspiratrice de la mythologie populaire européenne dans la Serpolnica de Róheim.[ 5] Enfin, on a rapproché aussi sa science maléfique de celle des sirènes avec qui elle partage  le choix   du suicide  face à l’échec. Si l’on retient donc finalement son caractère malveillant,  la Grand’Bête  de notre conte nous semble vite inoffensive.

La Grand’Bête  n’a rien de directement maléfique dans le sens où, terrée dans sa grotte,  elle ne menace aucun être, aucune ville. Elle ne fait que défendre son trésor, trésor métaphorique qui pourra être remis en partie à la personne qui s’en montrera digne par sa sagesse. Elle se  révèle donc, elle aussi dépositaire d’une révélation mystérieuse permettant d’accéder à un accomplissement de soi, détentrice d’un savoir qu’il faut aller chercher. Au centre de son énigme, il y a l’être humain, et ses secrets et ses connaissances cachées, tout comme dans le mythe d’Œdipe. Dans  son nom déjà réside tout son sens; la grand bête à tête d’homme:  elle représente l’AUTRE, l’alter ego en face, différent. Son trésor est une autre culture, un autre savoir, une autre croyance, mais  humains aussi. On peut y voir la religion païenne dans son ensemble, qui n’a alors que le tort d’ être différente de celle de notre héros. Apparaît  ici le motif du double miroir: le monstre est en fait un autre homme, et en le tuant le jeune homme se rend coupable de la disparition d’un savoir.   Inversement, le héros devient le monstre qui veut à tout prix imposer son savoir, sa culture, ses croyances comme seuls vrais. On y voit ici , à peine voilées, les différentes campagnes  » forcées »   d’évangélisation catholique , qui sous le fallacieux prétexte d’apporter La vérité à travers le monde,  aboutirent plusieurs fois et dans des lieux divers sur la planète à l’extermination pure et simple de tribus entières. 

Héros ou anti-héros ?

Non content de détruire ce savoir autre en tuant la Bête, le jeune homme nous montre l’étendue de sa vénalité en emportant tout le trésor. Ce qui nous interroge finalement, c’est la mort de la Grand’Bête. 

Comment notre héros du départ, si intelligent, si « avisé »  a-t-il pu s’abaisser à un tel acte de violence alors qu’on était en droit d’attendre de lui qu’il épargne la Bête. C’est là, en effet qu’aurait eu lieu le vrai lâcher- prise cathare. La violence, et d’autant plus la violence extrême  qui se permet d’éliminer  une vie n’est pas concevable . 

Ma plus grande erreur fut  de penser le départ du jeune homme pour la grotte comme un lâcher prise possible. En effet, il est facile de voir que cette décision, qui ne manque pas certes d’un certain courage,  n’a toutefois rien à voir avec le lâcher prise cathare qui implique de se retrouver seul  face à la décision irréversible, comme cette image très juste souvent citée par Guilhem, d’Indiana Jones face au pont invisible, ou encore celle de « l’homme de toutes couleurs » se lançant dans le vide pour atteindre l’autre rive de la rivière profonde . Rien de tout cela, en effet, pour le jeune homme du conte qui part « bardé » de recommandations et de réponses toute prêtes qu’il n’aura plus qu’à réciter au moment venu. Il n’est jamais vraiment seul dans son aventure, si ce n’est pour inventer ces énigmes approximatives. Ce héros finalement, au fil du récit apparaît plutôt comme un « anti-héros », une piètre créature qui ne gagne aucune épaisseur spirituelle, se laissant souffler toutes les réponses  lui qui était si « avisé », obéissant aveuglément à l’archevêque tout d’abord puis à la Grand’Bête mourante qu’il aurait dû épargner mais qu’il  sacrifie sans se soucier de sa science. 

Ce héros est finalement l’archétype  de la foi du charbonnier. Il symbolise l’aveuglement humain face  au dogme (ici catholique). Cet aveuglement, par ailleurs, ne se fait pas sans une perte d’un savoir. 

 Cette perte de savoir peut être  déplorée  par les cathares d’aujourd’hui , face au peu d’écrits qu’il nous reste après les exactions  commises par  l’ Église catholique et  sa malheureuse Inquisition dans leur époque la plus sombre où elles prétendaient  vouloir imposer  leur vérité. La tristesse me gagne à l’idée que j’ai peu de chance aujourd’hui de trouver un document écrit , comme une exégèse par exemple,  d’une Bonne Dame ou d’un Bon Homme qui pourrait m’aider à comprendre quel enseignement nos ancêtres cathares auraient tiré de ce conte. 

Mais vous,  amis cathares d’aujourd’hui qui pouvez parler, vos avis m’intéressent. Venez donc vous exprimez sur le forum!  

 


Notes

[1] mètis ( n f ) : littéralement « le conseil de la ruse », c’est chez les grecs anciens une  forme d’intelligence particulière, un ensemble d’attitudes mentales et de comportements intellectuels qui combinent diverses qualités dont le flair, la sagacité, la souplesse d’esprit, une expérience longuement acquise, etc… On parle de la mètis d’Ulysse 

Chantal Benne – 02/01/2023


[2] hubris (n f ) : c’est tout ce qui dans le comportement humain est considéré par les dieux comme démesure, orgueil, et,  devant appeler vengeance. Les actions et sentiments violents  inspirés par les passions, particulièrement l’orgueil et l’arrogance, mais aussi l’excès de pouvoir participent de l’hubris. Les grecs lui opposaient la tempérance et la modération qui sont d’abord connaissance de soi et de ses limites. On parle de l’hubris dAgamemnon, ou dAchille dans l’Iliade.

[3] Marie Delcourt ( 1891-1979 ). Philologue, helléniste et historienne de la littérature belge francophone. Elle a coécrit avec Conrad Stein « Œdipe ou la légende du conquérant» et effectué de nombreuses études sur les dieux et héros de l’Antiquité. Son étude sur la Sphinge est une étude iconographique, c’est-à-dire essentiellement basée sur les vases, bas-reliefs et statuettes antiques.

[4incube (n m ) : dans le folklore populaire, c’est un démon mâle qui prend une apparence humaine pour abuser des femmes endormies. Le succube   bien que de genre masculin aussi , est néanmoins le démon femelle lui correspondant. 

[5] Géza Róheim ( 1891-1953 ) : Anthropologue et psychanalyste. Parmi ses ouvrages figure  « L’énigme du sphinx » dans lequel il montre la correspondance mythologique entre la Sphinge antique et la serpolnica , personnage de la démonologie européenne.

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