2-2-Cosmogonie & Mythes

La jeune fille sans mains

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La jeune fille sans mains

Un conte des frères Grimm

Il était une fois, il y a quelques jours, à l’époque où la farine des villageois était écrasée à la meule de pierre, un meunier qui avait connu des temps difficiles. Il ne lui restait plus que cette grosse meule de pierre dans une remise et, derrière, un superbe pommier en fleur. Un jour, tandis qu’il allait dans la forêt couper du bois mort avec sa hache au tranchant d’argent, un curieux vieillard surgit de derrière un arbre. « À quoi bon te fatiguer à fendre du bois ? dit-il. Écoute, si tu me donnes ce qu’il y a derrière ton moulin, je te ferai riche.
— Qu’y a-t-il, derrière mon moulin, sinon mon pommier en fleurs ? pensa le meunier. Il accepta donc le marché du vieil homme.
— Dans trois ans, je viendrai chercher mon bien, gloussa l’étranger, avant de disparaître en boitant derrière les arbres. »

Sur le sentier, en revenant, le meunier vit son épouse qui volait à sa rencontre, les cheveux défaits, le tablier en bataille. « Mon époux, mon époux, quand l’heure a sonné, une pendule magnifique a pris place sur le mur de notre maison, des chaises recouvertes de velours ont remplacé nos sièges rustiques, le garde-manger s’est mis à regorger de gibier et tous nos coffres, tous nos coffrets débordent. Je t’en prie, dis-moi ce qui est arrivé ? » Et, à ce moment encore, des bagues en or vinrent orner ses doigts tandis que sa chevelure était prise dans un cercle d’or. « Ah, dit le meunier, qui, avec une crainte mêlée de respect, vit alors son justaucorps devenir de satin et ses vieilles chaussures, aux talons si éculés qu’il marchait incliné en arrière, laisser la place à de fins souliers. « Eh bien, tout cela nous vient d’un étranger, parvint-il à balbutier. J’ai rencontré dans la forêt un homme étrange, vêtu d’un manteau sombre, qui m’a promis abondance de biens si je lui donnais ce qui est derrière le moulin. Que veux-tu, ma femme, nous pourrons bien planter un autre pommier…
— Oh, mon mari ! gémit l’épouse comme foudroyée. Cet homme au manteau sombre, c’était le Diable et derrière le moulin il y a bien le pommier, mais aussi notre fille, qui balaie la cour avec un balai de saule. » Et les parents de rentrer chez eux d’un pas chancelant, répandant des larmes amères sur leurs beaux habits.

Pendant trois ans, leur fille resta sans prendre époux. Elle avait un caractère aussi doux que les premières pommes de printemps. Le jour où le diable vint la chercher, elle prit un bain, enfila une robe blanche et se plaça au milieu d’un cercle qu’elle avait tracé à la craie autour d’elle. Et quand le diable tendit la main pour s’emparer d’elle, une force invisible la repoussa à l’autre bout de la cour. « Elle ne doit plus se laver, hurla-t-il, sinon je ne peux l’approcher.»  les parents et la jeune fille furent terrifiés. Quelques semaines passèrent. La jeune fille ne se lavait plus et bientôt ses cheveux furent poisseux, ses ongles noirs, sa peau grise, ses vêtements raides de crasse. Chaque jour, elle ressemblait de plus en plus à une bête sauvage.
Alors le diable revint. La jeune fille se mit à pleurer. Ses larmes coulèrent tant et tant sur ses paumes et le long de ses bras que bientôt ses mains et ses bras furent parfaitement propres, immaculés. Fou de rage, le diable hurla : « Coupe-lui les mains, sinon je ne peux m’approcher d’elle ! » Le père fut horrifié : « Tu veux que je tranche les mains de mon enfant ?
— Tout ici mourra, rugit le Diable, tout, ta femme, toi, les champs aussi loin que porte son regard » Le père fut si terrifié qu’il obéit. Implorant le pardon de sa fille, il se mit à aiguiser sa hache. Sa fille accepta son sort. « Je suis ton enfant, dit-elle, fais comme tu dois. » Ainsi fit-il, et nul ne sait qui cria le plus fort, du père ou de son enfant. Et c’en fut fini de la vie qu’avait connue la jeune fille.
Quand le diable revint, la jeune fille avait tant pleuré que les moignons de ses bras étaient de nouveau propres et de nouveau, il se retrouva à l’autre bout de la cour quand il voulut se saisir d’elle. Il lança des jurons qui allumèrent de petits feux dans la forêt, puis disparut à jamais, car il n’avait plus de droits sur elle.

Le père avait vieilli de cent ans, tout comme son épouse. Ils s’efforcèrent de faire aller, comme de vrais habitants de la forêt qu’ils étaient. Le vieux père proposa à sa fille de vivre dans un beau château, entourée pour la vie de richesses et de magnificence, mais elle répondit qu’elle serait mieux à sa place en mendiant désormais sa subsistance et en dépendant des autres pour vivre. Elle entoura donc ses bras d’une gaze propre et, à l’aube quitta la vie qu’elle avait connue.
Elle marcha longtemps. Quand le soleil fut au zénith, la sueur traça des rigoles sur son visage maculé. Le vent la décoiffa jusqu’à ce que ses cheveux ressemblent à un amas de brindilles. Et au milieu de la nuit elle arriva devant un jardin royal où la lune faisait briller les fruits qui pendaient aux arbres. Une douve entourait le verger et elle ne put y pénétrer. Mais elle tomba à genoux car elle mourait de faim. Alors, un esprit vêtu de blanc apparut et toucha une des écluses de la douve, qui se vida. La jeune fille s’avança parmi les poiriers. Elle n’ignorait pas que chaque fruit, d’une forme parfaite, avait été compté et numéroté, et que le verger était gardé ; néanmoins, dans un craquement léger, une branche s’abaissa vers elle de façon à mettre à sa portée le joli fruit qui pendait à son extrémité. Elle posa les lèvres sur la peau dorée d’une poire et la mangea, debout dans la clarté lunaire, ses bras enveloppés de gaze, ses cheveux en désordre, la jeune fille sans mains pareille à une créature de boue. La scène n’avait pas échappé au jardinier, mais il n’intervint pas, car il savait qu’un esprit magique gardait la jeune fille. Quand celle-ci eut fini de manger cette seule poire, elle retraversa la douve et alla dormir dans le bois, à l’abri des arbres.
Le lendemain matin, le roi vint compter ses poires. Il s’aperçut qu’il en manquait une, mais il eut beau regarder partout, il ne put trouver le fruit. Le jardinier expliqua : « La nuit dernière, deux esprits ont vidé la douve, sont entrés dans le jardin quand la lune a été haute et celui qui n’avait pas de mains, un esprit féminin, a mangé la poire qui s’était offerte à lui. » Le roi dit qu’il monterait la garde la nuit suivante. Quand il fit sombre, il arriva avec son jardinier et son magicien, qui savait comment parler avec les esprits. Tous trois s’assirent sous un arbre et attendirent. À minuit, la jeune fille sortit de la forêt, flottant avec ses bras sans mains, ses vêtements sales en lambeaux, ses cheveux en désordre et son visage sur lequel la sueur avait tracé des rigoles, l’esprit vêtu de blanc à ses côtés. Ils pénétrèrent dans le verger de la même manière que la veille et de nouveau, un arbre mit une branche à la portée de la jeune fille en se penchant gracieusement vers elle et elle consomma à petits coups de dents le fruit qui penchait à son extrémité. Le magicien s’approcha d’eux, un peu mais pas trop. « Es-tu ou n’es-tu pas de ce monde ? » demanda-t-il. Et la jeune fille répondit : « J’ai été du monde et pourtant je ne suis pas de ce monde. » Le roi interrogea le magicien : « Est-elle humaine ? Est-ce un esprit ? » le magicien répondit qu’elle était les deux à la fois.
Alors le cœur du roi bondit dans sa poitrine et il s’écria : « Je ne t’abandonnerai pas. À dater de ce jour, je veillerai sur toi. » Dans son château, il fit faire, pour elle une paire de mains en argent, que l’on attacha à ses bras. Ainsi le roi épousa-t-il la jeune fille sans mains. Au bout de quelque temps, le roi dut partir guerroyer dans un lointain royaume et il demanda à sa mère de veiller sur sa jeune reine, car il l’aimait de tout cœur. « Si elle donne naissance à un enfant, envoyez-moi, tout de suite un message. » La jeune reine donna naissance à un bel enfant.

La mère du roi envoya à son fils un messager pour lui apprendre la bonne nouvelle. Mais, en chemin, le messager se sentit fatigué, et, quand il approcha d’une rivière, le sommeil le gagna, si bien qu’il s’endormit au bord de l’eau. Le diable sortit de derrière un arbre et substitua au message un autre disant que la reine avait donné naissance à un enfant qui était mi-homme mi-chien. Horrifié, le roi envoya néanmoins un billet dans lequel il exprimait son amour pour la reine et toute son affection dans cette terrible épreuve. Le jeune messager parvint à nouveau au bord de la rivière et là, il se sentit lourd, comme s’il sortait d’un festin et il s’endormit bientôt. Là-dessus le diable fit son apparition et changea le message contre un autre qui disait : « Tuez la reine et son enfant. » La vieille mère, bouleversée par l’ordre émis par son fils, envoya un messager pour avoir la confirmation. Et les messagers firent l’aller-retour. En arrivant au bord de la rivière, chacun d’eux était pris de sommeil et le Diable changeait les messages qui devenaient de plus en plus terribles, le dernier disant : « Gardez la langue et les yeux de la reine pour me prouver qu’elle a bien été tuée. »

La vieille mère ne pouvait supporter de tuer la douce et jeune reine. Elle sacrifia donc une biche, prit sa langue et ses yeux et les tint en lieu sûr. Puis elle aida la jeune reine à attacher son enfant sur son sein, lui mit un voile et lui dit qu’elle devait fuir pour avoir la vie sauve. Les femmes pleurèrent ensemble et s’embrassèrent, puis se séparèrent. La jeune reine partit à l’aventure et bientôt elle arriva à une forêt qui était la plus grande, la plus vaste qu’elle avait jamais vue. Elle tenta désespérément d’y trouver un chemin. Vers le soir, l’esprit vêtu de blanc réapparut et la guida à une pauvre auberge tenue par de gentils habitants de la forêt. Une autre jeune fille vêtue d’une robe blanche, la fit entrer en l’appelant Majesté et déposa le petit enfant auprès d’elle. « Comment sais-tu que je suis reine ? demanda-t-elle.
— Nous, les gens de la forêt, sommes au courant de ces choses-là, ma reine. Maintenant, reposez-vous. » La reine passa donc sept années à l’auberge, où elle mena une vie heureuse auprès de son enfant. Petit à petit, ses mains repoussèrent. Ce furent d’abord des mains d’un nourrisson, d’un rose nacré, puis des mains de petite fille et enfin des mains de femme.

Pendant ce temps, le roi revint de la guerre. Sa vieille mère l’accueillit en pleurant. « Pourquoi as-tu voulu que je tue deux innocents ? » demanda-t-elle en lui montrant les yeux et la langue ? En entendant la terrible histoire, le roi vacilla et pleura sans fin. Devant son chagrin, sa mère lui dit que c’étaient les yeux et la langue d’une biche, car elle avait fait partir la reine et son enfant dans la forêt. Le roi fit le vœu de rester sans boire et sans manger et de voyager jusqu’aux extrémités du ciel pour les retrouver. Il chercha pendant sept ans. Ses mains devinrent noires, sa barbe se fit brune comme de la mousse, ses yeux rougirent et se desséchèrent. Il ne mangeait ni ne buvait, mais une force plus puissante que lui l’aidait à vivre. À la fin, il parvint à l’auberge tenue par les gens de la forêt. La femme en blanc le fit entrer et il s’allongea, complètement épuisé. Elle lui posa un voile sur le visage. Il s’endormit et, tandis qu’il respirait profondément, le voile glissa petit à petit de son visage. Quand il s’éveilla une jolie femme et un bel enfant le contemplaient. « Je suis ton épouse et voici ton enfant. » Le roi ne demandait qu’à la croire, mais il s’aperçut qu’elle avait des mains. « Mes labeurs et mes soins les ont fait repousser » dit la jeune femme. Alors la femme en blanc tira les mains en argent du coffre dans lequel elles étaient conservées. Le roi se leva étreignit son épouse et son enfant et, ce jour-là, la joie fut grande au cœur de la forêt. Tous les esprits et les habitants de l’auberge prirent part à un splendide festin. Par la suite, le roi, la reine et leur fils revinrent auprès de la vieille mère, se marièrent une seconde fois.

Source : https://www.grimmstories.com/fr/grimm_contes/la_jeune_fille_sans_mains

La prison idéale

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La prison idéale

Ainsi que j’en discutais avec un ami, la plupart des gens sont victimes d’un phénomène d’autant plus terrible qu’il ne le perçoivent pas. En effet, la prison mondaine qui nous contraint n’est pas visible et n’est pas ressentie par la quasi-totalité de la population. C’est la prison idéale que celle dont le prisonnier ignore l’existence !

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Qui est l’Antéchrist ?

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Qui est l’Antéchrist ?

Ce personnage récurrent des textes bibliques et néotestamentaires est considéré généralement comme l’opposant direct de Christ. On considère qu’il viendra progressivement détourner l’homme de Dieu au point de remplacer Christ dans l’inconscient collectif. Bien entendu, il ne le fera pas de manière brutale, au risque d’être rejeté, mais subrepticement de façon à ne pas être découvert jusqu’à ce qu’il ne soit plus en mesure d’être éliminé.
Certains l’ont imaginé comme un être humain investi par le Mal d’un pouvoir de corruption des hommes ; d’autres l’ont considéré comme la somme de plusieurs entités, potentiellement multiples elles aussi. C’est de cette dernière hypothèse qu’est venu le nombre 666 représentant le Mal absolu. En effet 6 est le chiffre de l’imperfection — par opposition au 7 qui représente la finitude accomplie —, et l’Antéchrist serait la combinaison de trois formes maléfiques qui combineraient leurs efforts pour vaincre l’idée de Dieu dans l’humanité.
Aujourd’hui, comment pouvons-nous concevoir la possibilité de l’Antéchrist et, par conséquent, en cas de réponse positive, sous quelle forme pouvons-nous l’imaginer ?

Mammon

L’étymologie du nom est encore inconnue, mais selon les langues retenues elle tourne autour des concepts de richesse et de possession. Mammon est donc la manifestation chez l’homme du désir de possession de biens, excédentaires à ses besoins réels, dans le but d’acquérir du pouvoir sur les autres hommes en raison de sa capacité à leur nuire en les privant de ce dont ils ont besoin pour une vie confortable.

Comment définir l’origine de Mammon ?

La volonté de prendre le pouvoir sur l’autre est quasi originelle de toutes les espèces vivantes, végétales et animales. Mais en général cette volonté relevait de l’instinct de survie : une plante s’assure une meilleure alimentation en nutriments et en lumière en éliminant d’autres plantes susceptibles de restreindre son accès à ces éléments essentiels. Avec l’homme les choses vont changer.

Comme nous le rappelle fort bien René Girard dans son ouvrage, désormais célèbre[1], si les animaux ont la capacité de développer un désir mimétique pour ce que d’autres possèdent, l’homme est le seul à pouvoir développer un désir mimétique pour ce que d’autres espèrent posséder. Cette différence est fondamentale puisqu’elle autorise le concept de thésaurisation et de commerce dématérialisé.
En effet, des origines jusqu’au début de la civilisation, l’homme se contentait d’acquérir ce dont il avait besoin pour sa survie et, si une ressource lui était offerte en surplus, il s’en servait comme monnaie d’échange pour une autre qui lui faisait défaut. Ce commerce basé sur le troc se limitait aux besoins à court terme puisque les biens se conservaient très mal dans la durée.

C’est à Sumer, qui inventa la civilisation en même temps que l’écriture, que ce concept changea. Le troc avait un inconvénient majeur. Quand un bien était valorisé de façon importante, le troc créait une disproportion importante dans l’échange nécessaire pour compenser sa valeur. Ainsi, imaginons qu’aujourd’hui un éleveur de poulets veuille acheter une voiture par le simple troc. Il lui faudrait trouver un vendeur de voiture qui accepterait de recevoir des centaines de poulets, de les stocker et de les transporter avant de les échanger à son tour en fonction de ses besoins.

Du troc à la Bourse

Pour résoudre le problème du troc, les sumériens eurent l’idée de graver des jetons d’argile représentant le bien à échanger. Ainsi, chacun venait au marché avec dans sa poche deux plaquettes d’argiles soudées sur trois côtés qui contenaient les jetons des biens à vendre. Il suffisait alors d’échanger ses jetons avec ceux du vendeur du bien désiré. Pour reprendre l’exemple de l’achat d’une voiture, nous n’avons fait que développer ce système en valorisant notre production (poulets, travail, etc.) sous la forme d’argent et en allant acheter la voiture avec la liasse de billets — qui remplacent les jetons d’argile — représentant les poulets vendus. Une innovation a même été inventée : la banque ! Vous déposez vos billets sur votre compte bancaire et vous donnez au vendeur de voiture un bout de papier griffonné dont la valeur, indiquée sous forme de chiffres et de lettres, n’est limitée que par les avoirs de votre compte. Aujourd’hui on peut même remplacer ce papier par une carte en plastique ou par un code tapé sur un site Internet.
Ce système a permis à certains de commencer à spéculer quand la situation du moment le permettait. Si un agriculteur avait beaucoup de blé, mais que peu de meuniers en avaient besoin, ces derniers pouvaient être tentés de dévaloriser le blé et ainsi faire un bénéfice en vendant la farine au même prix. Au final, ce sont les intermédiaires qui ont su se positionner de telle façon qu’en ne produisant rien eux-mêmes, ils s’enrichissaient du travail des uns et des besoins des autres. On le voit l’accumulation d’argent, bien que par définition non affecté à un besoin précis, a permis de créer des richesses, donc de faire entrer Mammon dans nos vies.

Ce qui a provoqué la prise de pouvoir de Mammon sur l’humanité est intervenu au 13e siècle. Tout d’abord, un bourgeois de Bruges (Van der Buerse) en Belgique, avait créé un hôtel où vendeurs et acheteurs pouvaient se rencontrer pour échanger leurs biens. Ce lieu fut appelé hôtel de Buerse, qui devint très vite Hôtel de la Bourse. Mais c’est en France, à Toulouse précisément, qu’en 1250, furent créés les premiers titres boursiers échangeables (Uchaux) par la société des Moulins de Bazacle. Ces titres avaient la particularité de voir leur valeur évoluer selon la conjoncture.

À partir du moment où la valeur d’un titre n’était plus forcément corrélée à celle du produit qu’il représentait, la fluctuation des cours pouvait être influencée par divers mécanismes plus ou moins contrôlables. Surtout, ce fut l’occasion pour les plus malhonnêtes de s’enrichir en manipulant les cours, comme ce fut le cas de la crise du sucre qui ruina tant de petits épargnants dans les années 1960.
La Bourse est donc l’outil par lequel Mammon — c’est-à-dire le désir de possession et de pouvoir —, réussit à prendre, petit à petit la place que Dieu avait chez les hommes. La peur de la ruine a supplanté la peur du châtiment divin et la croissance de l’athéisme a suivi de près la courbe de la croissance de la spéculation boursière. On ne pouvait croire à la fois dans le profit et en Dieu. C’est ce que nous rappelle Matthieu : « Personne ne peut s’asservir à deux seigneurs : car où il détestera l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez vous asservir à Dieu et à Mammon. » (6, 24).

Pourquoi Mammon serait l’Antéchrist ?

Parmi les vices de l’humanité, pourquoi faire de Mammon celui qui représenterait le mieux l’idée que nous avons de l’Antéchrist ?

D’abord, il correspond bien aux critères qui définissent l’Antéchrist. Il s’est insinué dans l’humanité de façon sournoise et subrepticement. Il a acquis une emprise toujours grandissante sur l’humanité au point de bouleverser à la fois ses valeurs et sa logique. Aujourd’hui des sociétés disposant de biens immobiliers et de matériel, voire de stocks vendables, se retrouvent sous cotées à la Bourse et disparaissent au seul profit d’investisseurs malhonnêtes. Inversement, des sociétés quasiment sans valeur mobilière et immobilière se voient surévaluées par des effets qui s’apparentent clairement à la mode. C’est le cas de sociétés agissant sur Internet. D’ailleurs, bien souvent surévaluée avant leur entrée en Bourse, leur valeur dégringole dès l’ouverture du marché, ruinant au passages les petits investisseurs les plus fragiles.

Enfin, il est pour beaucoup devenu un Dieu, éclipsant l’autre, au point que certaines religions ont fait le choix de justifier le gain d’argent dans leur doctrine, comme le zoroastrisme qui, en Inde aujourd’hui au sein de la communauté Parsi, fait de la réussite financière un signe de bénédiction divine. Mais le judéo-christianisme est assez ambigu sur ce point lui aussi. Si les catholiques affectent un mépris de l’argent, ils tendent souvent à laisser les meilleures places dans leurs églises aux personnalités de pouvoir et d’argent. Les dons largement médiatisés pour la reconstruction de Notre Dame de Paris, sont clairement en opposition totale avec l’évangile de Matthieu ; « Toi, quand tu fais l’aumône, que ta gauche ignore ce que fait ta droite. » (6, 3) et : « Toi, quand tu pries, entre dans ta resserre, ferme ta porte et prie ton père qui est dans le secret, et ton père qui voit dans le secret, te le rendra. » (6, 6). Au lieu de cela les riches donateurs font de la publicité à leur action, sans oublier de la rentabiliser sur le plan fiscal, et l’Église met en œuvre ouvertement des actions caritatives estampillées de sa marque. Sans oublier que les riches et les puissants ont droit aux premières places dans la nef quand les pauvres en sont réduits à mendier leur pitance sur le parvis.
Cette totale inversion des valeurs n’est-elle pas la meilleure démonstration que je puisse faire ?

Mais cela pourrait sembler insuffisant si Mammon n’agissait que dans le domaine de l’argent et des placements financiers. C’est oublier un peu vite, ce que ces manigances induisent sur les ressources naturelles de la planète. Si l’on a puisé de façon intensive et folle les énergies fossiles polluantes que sont le charbon, le gaz et le pétrole c’est pour faire tourner une industrie destinée à produire des biens mis sur le marché boursier. Si l’atome a peu servi dans sa forme militaire destructrice, il s’est bien rattrapé dans le domaine de l’énergie où il a permis de favoriser une surconsommation destructrice et difficile à réfréner tout en nous laissant ses déchets dont certains demanderont plusieurs milliers d’années de stockage avant d’espérer réduire significativement leur dangerosité.
Nous polluons l’air que nous respirons et l’eau que nous buvons et après les guerres pour accéder à l’énergie, puis aux produits nécessaires à notre vie dispendieuse, nous commençons à voir se développer les conflits pour l’eau qui, depuis la fin des années 60 avec l’annexion du plateau du Golan par Israël et plus récemment avec celle du Tibet par la Chine, sont la mèche qui embrasera le monde quand de grandes puissances militaires entreront en conflit pour se procurer ce précieux liquide.
La terre si nécessaire à notre alimentation est polluée ou rendue stérile par l’agriculture intensive, ce qui pousse les hommes à détruire les forêts primaires riches d’espèces vivantes indispensables à notre survie (notamment en termes de médicaments) ; et les animaux que nous avons sélectionnés pour notre confort deviennent fragiles au risque de ne plus pouvoir participer à la pollinisation nécessaire à la production de la majorité de notre alimentation.

Conclusion

Finalement, Mammon est un bon candidat au titre d’Antéchrist. Mais pour le vaincre, il nous suffit d’en prendre conscience et d’agir comme il se doit en revenant à l’essentiel : la stricte suffisance.
Si nous continuons à dévaler la pente de plus en plus raide de la consommation à outrance et du confort égoïste, notre civilisation n’en a plus pour longtemps. Si, au contraire, nous commençons à changer notre mode de vie en revenant aux valeurs qui ont permis à notre civilisation de démarrer : solidarité, entraide, frugalité, etc., nous pouvons retarder l’échéance, histoire de nous donner le temps de faire notre cheminement spirituel.

N’agissons pas comme le scorpion qui tue la grenouille en train de le sauver pour ne pas résister à sa nature. Notre nature mondaine n’est pas notre fonds. Nous sommes avant tout des entités spirituelles !

Éric de Carcassonne, le 11 décembre 2020.


[1] Des choses cachées depuis la fondation du monde – Éditions Grasset & Fasquelle, 1978 (Paris), réédité en Livre de poche, 1983 .