Le pain bénit : glissement spirituel

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Le pain bénit : glissement spirituel

Le pain bénit, référence biblique de la parole de Jésus

Est-il besoin de rappeler l’importance du pain dans la spiritualité chrétienne ? Il n’est donc pas étonnant qu’il soit aussi important chez les cathares.Le pain est aussi le premier aliment manufacturé dont la composition garantissait contre les principales carences des hommes de la période antique.
On comprend mieux ainsi l’importance qu’il revêtait dans toutes les civilisations humaines.

Dans le christianisme, le pain est central également et il apparaît dans les textes comme l’aliment de référence à la parole christique. Cela se voit dans les évangiles lors de la multiplication des pains et lors de la dernière Cène.

Les multiplications des pains

Le miracle de la multiplication des pains est ancré dans la tradition chrétienne et apparaît à deux reprises chez les évangélistes.

Matthieu, XIV :
« 14 – En sortant, il vit une grosse foule ; il s’en émut et soigna leurs malades.
15 – Le soir venu, les disciples s’approchèrent et lui dirent : Le lieu est désert, l’heure est passée, renvoie les foules pour qu’elles s’en aillent dans les bourgs acheter à manger.
16 – Jésus leur dit : Elles n’ont pas besoin de s’en aller. Donnez-leur vous-mêmes à manger.
17 – Ils lui disent : Nous n’avons ici que cinq pains et deux poissons.
18 – Mais lui : Apportez-les moi ici.
19 – II ordonna aux foules de s’étendre sur l’herbe, prit les cinq pains et les deux poissons et, regardant vers le ciel, il les bénit, puis il rompit les pains et les donna aux disciples qui les donnèrent aux foules.
20 – Tous en mangèrent et furent rassasiés, et on enleva douze corbeilles pleines de restes.
21 – Quant aux mangeurs, ils étaient environ cinq mille hommes, sans compter femmes et enfants. »

Marc, VI :
« 34 – En sortant, il vit une grosse foule, il s’en émut parce qu’ils étaient comme des brebis qui n’ont pas de berger, et il commença à leur enseigner beaucoup de choses.
35 – Comme l’heure était déjà très avancée, ses disciples s’approchèrent de lui, ils disaient : Le lieu est désert, l’heure est déjà très avancée ;
36 – renvoie-les, pour qu’ils s’en aillent dans les campagnes et les bourgs à la ronde acheter de quoi manger.
37 – Il leur répondit : Donnez-leur vous-mêmes à manger. Ils lui disent : Va-t-on acheter deux cents deniers de pain pour leur donner à manger ?
38 – Il leur dit : Combien de pains avez-vous ? allez voir. Dès qu’ils le savent ils disent : Cinq. Et deux poissons.
39 – Il leur commanda de faire étendre tout le monde, bande par bande, sur l’herbe verte.
40 – Ils s’étendirent par carrés de cent et carrés de cinquante.
41 – Puis il prit les cinq pains et les deux poissons et, regardant vers le ciel, il bénit, rompit les pains, et il les donnait aux disciples pour qu’ils les proposent aux gens. Il partagea aussi les deux poissons entre tous.
42 – Tous mangèrent et furent rassasiés,
43 – et on enleva douze corbeilles remplies de restes de pain et de poisson.
44 – Ils étaient cinq mille hommes à avoir mangé les pains. »

Luc, IX :
« 12 – Comme le jour commençait à baisser, les douze s’approchèrent et lui dirent : Renvoie la foule, pour qu’en passant dans les bourgs et les campagnes à la ronde ils trouvent à se loger et à se nourrir ; car ici nous sommes dans un lieu désert.
13 – Il leur dit : Donnez-leur vous-mêmes à manger. Ils dirent : Nous n’avons que cinq pains et deux poissons, à moins d’aller nous-mêmes acheter à manger pour tout ce peuple.
14 – Il y avait environ cinq mille hommes. Mais il dit à ses disciples : Faites-les s’étendre par tablées d’environ cinquante.
15 – Ils les firent s’étendre.
16 – Il prit alors les cinq pains et les deux poissons et, regardant vers le ciel, il les bénit, les rompit et les donna aux disciples pour les proposer à la foule.
17 – Tous mangèrent et furent rassasiés et on enleva douze corbeilles de leurs restes. »

Jean, VI :
« 5 – Jésus leva les yeux et vit une grosse foule venir à lui. Il dit à Philippe : Où achèterons-nous des pains pour qu’ils aient à manger ?
6 – Il disait cela pour l’éprouver, car il savait ce qu’il allait faire.
7 – Philippe lui répondit : Deux cents deniers de pain ne suffiraient pas pour que chacun en ait un peu.
8 – Un des disciples, André frère de Simon Pierre, dit :
9 – Il y a ici un petit garçon qui a cinq pains d’orge et deux poissons, mais qu’est-ce là pour tant de gens ?
10 – Jésus dit : Faites étendre les gens. Il y avait là beaucoup d’herbe et les gens s’étendirent. Ils étaient environ cinq mille hommes.
11 – Alors Jésus prit les pains, rendit grâces et les distribua aux convives tant qu’ils en voulurent, et de même les poissons.
12 – Quand tous furent rassasiés, Jésus dit à ses disciples : Ramassez les restes pour que rien ne se perde.
13 – Ils les ramassèrent et remplirent douze corbeilles avec les restes d’un repas de cinq pains d’orge.
14 – Les gens voyaient quel signe il avait fait et disaient : Il est vraiment le prophète qui vient en ce monde. »

Matthieu et Marc relatent même une seconde multiplication des pains.

Les cathares comprenaient cela comme une métaphore de la distribution de la parole par Christ. En effet, la parole est petite à l’instant où elle est prononcée et elle grandit en atteignant ceux qui la reçoivent et qui en sont rassasiés. Il en reste même assez pour le reste du monde symbolisé par les douze paniers qui représentent l’ensemble du peuple juif (les douze tribus).

La Cène

Dans la dernière Cène, les choses sont encore plus claires.

Matthieu, XXVI :
« 26 – Comme ils mangeaient, Jésus prit du pain, le bénit, le rompit et le donna aux disciples; il dit : Prenez, mangez, c’est mon corps.
27 – Et il prit une coupe, rendit grâces, la leur donna et dit : Buvez-en tous,
28 – car c’est mon sang, celui de l’alliance, répandu pour beaucoup en rémission des péchés.
29 – Je vous le dis, je ne boirai plus désormais de ce produit de la vigne jusqu’à ce jour où j’en boirai du nouveau avec vous, dans le règne de mon père. »

Marc, XIV :
« 22 – Comme ils mangeaient, il prit du pain, le bénit, le rompit et le leur donna ; il dit : Prenez, c’est mon corps.
23 – Et il prit une coupe, rendit grâces, la leur donna, et ils y burent tous.
24 – Il leur dit : C’est mon sang, celui de l’alliance, répandu pour beaucoup.
25 – Oui je vous le dis, jamais plus je ne boirai du produit de la vigne jusqu’à ce jour où j’en boirai du nouveau dans le règne de Dieu. »

Luc, XXII :
« 14 – Quand ce fut l’heure, il se mit à table, et ses apôtres avec lui.
15 – Et il leur dit : J’ai convoité de convoitise de manger cette pâque avec vous avant de souffrir ;
16 – car je vous le dis, je ne la mangerai plus jusqu’à ce qu’elle soit accomplie dans le règne de Dieu.
17 – Et recevant une coupe, il rendit grâces et dit : Prenez-la et partagez-la entre vous,
18 – car je vous le dis, je ne boirai plus désormais du produit de la vigne jusqu’à ce que vienne le règne de Dieu.
19 – Et prenant du pain, il rendit grâces, le rompit, le leur donna et dit : C’est mon corps, qui est donné pour vous ; faites cela en mémoire de moi. »

Chez Jean (XIII), les choses sont différentes. Le repas intervient plus tôt dans le récit et le partage du pain sert à provoquer la révélation de Judas comme celui qui le trahira :
« 12 – Après leur avoir lavé les pieds, avoir repris ses vêtements et s’être remis à table, il leur dit : Savez-vous ce que je vous ai fait ?
13 – Vous m’appelez maître et seigneur, et vous dites bien car je le suis.
14 – Alors si moi, le seigneur et le maître, je vous ai lavé les pieds, vous devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres,
15 – car je vous ai donné l’exemple pour que vous fassiez comme je vous fais. »

« 26 – Jésus lui répond : C’est celui à qui je donnerai la bouchée que je vais tremper. Alors il trempe la bouchée, la prend et la donne à Judas, fils de Simon Iscariote.
27 – Aussitôt après la bouchée, Satan entra en lui. Et Jésus lui dit : Ce que tu fais, fais-le vite. »

Ce qui est évident dans ces récits c’est que Jésus ne bénit le pain que chez Matthieu et Marc, deux évangélistes judéo-chrétiens. Chez Luc, il se contente de rendre grâce et chez jean, le pain disparaît au profit du lavage des pieds en signe d’humilité.
Cette opposition se confirme quand on remarque que ni dans Matthieu ni dans Marc Jésus ne demande aux disciples d’agir en mémoire de lui. Dans Luc et dans Jean, Jésus demande aux disciples de reproduire ses gestes après lui. L’opposition entre la compréhension judéo-chrétienne et la pensée pagano-chrétienne est parfaitement claire. Dans le premier cas il s’agit d’un rituel symbolique et dans le second d’un rituel commémoratif.

La compréhension des cathares

Pour les cathares, les choses sont claires à double titre. D’une part ils rejettent toute forme de symbole, donc ils ne peuvent adhérer à une représentation symbolique. D’autre part, ils n’investissent pas dans le pain le concept de la transsubstantiation mais une simple commémoration.
Or, pour une commémoration il n’est nul besoin de bénédiction.
Le terme de pain bénit est donc un glissement du mémoriel vers le symbolique. C’est sous ce terme que les catholiques critiquent la pratique cathare, comme le rappelle cet auteur :

« De manière générale, les inquisiteurs, tels que Bernard Gui ou encore Geoffroy d’Ablis et Jacques Fournier, étaient particulièrement révoltés contre cette pratique hérétique. En effet les cathares niaient l’eucharistie catholique, considérant qu’il était impossible et inconcevable que l’hostie, du simple pain, puisse devenir le corps du Christ. Le pain bénit des cathares était alors quant à lui uniquement destiné à commémorer la dernière Cène, ils le rompaient pour rappeler les gestes du Christ lui-même. »[1]

Les cathares appelaient ce rituel, la Tradition du pain de la sainte Oraison. Il faut comprendre que le terme de pain bénit est sans aucun doute une « pollution » postérieure appliquée à cette pratique par les catholiques.
Pour les cathares il ne s’agit que de reproduire le dernier moment d’unité de l’ecclesia des premiers temps autour de son pasteur. C’est l’unité et l’humilité qui prévalent comme l’ont décrit Luc et Jean.

Le glissement

Les témoignages devant l’Inquisition qui nous sont parvenus relatent des événements de la fin du catharisme occitan. À cette époque, les derniers Bons-Chrétiens sont sur le point de succomber, voire ont déjà disparu. Ceux qui relatent ces événements sont des témoins indirects ou des croyants désormais abandonnés à leur triste sort.
L’absence de Bons-Chrétiens pour les guider et la persistance culturelle des pratiques païennes paysannes les poussent à investir certains éléments d’une portée symbolique qui leur permet de faire perdurer la mémoire de ces Bons-Chrétiens qui leur font si cruellement défaut.

La pratique réelle

Reprenons les témoignages qui nous parlent de la pratique des Bons-Chrétiens.

Témoignage d’Arnaud Sicre devant Jacques Fournier

« Lorsque toutes ces personnes furent réunies, que la table fut dressée, et qu’on eut posé le pain dessus, l’hérétique prit une serviette et en plaça un bout sur son épaule gauche, puis de sa main droite nue, prit une miche sur la table et l’enroula dans la serviette. Il tint la miche complètement enveloppée contre sa poitrine, de sorte qu’il ne la touchait pas de sa main nue, et debout avec les assistants, il disait à voix basse quelques mots que personne ne pouvait entendre. Après être resté ainsi le temps de deux patenôtres, en disant ces mots il sorti son couteau et coupa cette miche en longueur d’un côté à l’autre en autant de sections ou de tranches qu’il y avait de personnes présentes. Quand il eut ainsi divisé cette miche, il s’assit, et les autres après lui, par ordre, de sorte que celui qui avait cru le premier s’asseyait d’abord, et après lui celui qui avait cru en second lieu, et ainsi de suite. L’hérétique donna alors le premier morceau à celui qui avait cru le premier, lequel dit en le prenant : « Bénissez, senher », et l’hérétique répondit : « Dieu vous bénisse ! » Il fit de même du second morceau de la miche, qu’il donna au second croyant, et ainsi de suite jusqu’à moi, qui était le dernier, qui lui dis de même : « Bénissez » comme les autres. Guillemette me dit alors que ce pain était bénit, et nous le mangeâmes avant toute chose. Et quand nous portions pour la première fois ce pain à la bouche, nous disions : « Bénissez, senher », et l’hérétique répondait : « Dieu vous bénisse ! »

Ce témoignage nous apprend plusieurs choses. D’abord, le pain est posé sur la table sans aucune précaution particulière. Le Bon-Chrétien le prend à main nue pour l’envelopper dans la serviette. Ce n’est donc pas, comme l’affirme Arnaud pour éviter de le toucher à main nue qu’il l’enveloppe. Celles et ceux qui ont connu cette époque, se rappellent qu’autrefois, le chef de famille faisait de même. Il prenait la miche contre sa poitrine, en intercalant une serviette pour éviter de salir sa chemise et de polluer le pain avec ce que sa chemise avait accumulé de poussière et de sueur. Une fois les tranches coupées, il s’assied. Donc, il n’a pas encore distribué le pain qui est sans doute posé sur la table une fois débité en tranches. Ensuite seulement, une fois assis, il le distribue et les échanges sont clairs. Ce n’est pas le Bon-Chrétien qui bénit le pain mais il n’est qu’un intermédiaire de la bénédiction réclamée par le croyant. La bénédiction n’est pas pour le pain mais pour le croyant comme c’est le cas lors de l’Amélioration. Et cette bénédiction est de Dieu et non pas du Bon-Chrétien. C’est Guillemette qui fait le raccourci entre la bénédiction et le pain, pas le Bon-Chrétien. Il y a là un glissement lié à l’incompréhension de cette croyante.

Témoignage de Pierre Maury devant Jacques Fournier

« Jacques Authié bénit le pain de la manière qui suit : il mit une partie d’une serviette sur son épaule, puis prit la miche dans sa main droite enveloppée dans cette serviette, et il bénit, de la manière hérétique, ce pain en disant tout bas des mots que je n’entendis pas. Il me dit que Dieu avait béni le pain de la même manière que lui venait de le faire, et que lui, l’hérétique, l’avait béni en représentation du sens donné par Dieu à cette bénédiction. Ceux qui sont de l’Église romaine disent que dans ce sens le pain devient le corps de Dieu, ce qui n’est pas le cas. Mais eux, les hérétiques, disent que c’est du pain bénit, et il en est bien ainsi, car c’est là ce que Dieu a institué touchant le pain bénit.
L’hérétique m’en donna ainsi qu’à Pierre Montanié, et nous dit qu’en le prenant de lui nous devions dire : « Benedicite, senher ». Et lui répondait : « Dieu vous bénisse ». Puis il rompit le pain, et nous dit de dire, quand nous commencerions à le manger : « Benedicite, senher », et de manger ce pain au début du repas ; si nous n’avions pas faim pour le manger, de ne pas le mettre dans l’écuelle ou le gobelet où il pourrait rester de ce pain bénit, mais de le manger sec (plus tard) ; si nous avions assez faim pour le manger, nous pouvions le mettre dans l’écuelle ou le gobelet avec de l’autre pain, mais en faisant attention qu’aucune miette ou partie de ce pain ne reste dans l’écuelle ou le gobelet. Il disait que c’était un grand péché de laisser de ce pain.
Il nous dit aussi que les croyants devaient toujours porter de ce pain et en manger au début de chaque repas, en disant toujours : « Benedicite ».

Ce témoignage semble aller à l’encontre de ce que je viens de dire. Pourtant, à bien y regarder ce n’est pas aussi évident que cela. Je note des incohérences entre les précautions prises pour se saisir du pain avant la bénédiction et la façon dont il est rompu ensuite. La terminologie (de manière hérétique) donne à penser que c’est plus vraisemblablement la façon dont le notaire a transcris le témoignage qu’un rapport fidèle des mots employés par Pierre Maury. Par contre, il est possible que Jacques Authié ait insisté sur la nécessité de consommer le pain représentant l’unité de l’Église en premier, mais on voit bien qu’il peut être mélangé avec du pain ordinaire. Cela atténue donc la portée de la prescription de veiller à ne pas en perdre une miette, car il devient impossible à distinguer de l’autre pain. L’idée que c’est un péché de laisser du pain tient au fait de ce qu’il représente (l’unité des membres de la communauté) et pas forcément du caractère bénit ou pas. En fait, ce témoignage n’est pas patent et il reste lui aussi tardif puisque Jacques Authié a fait partie du groupe au tout début du XIVe siècle ; il fut brulé avec son oncle Guilhem à Carcassonne en 1305.

Témoignage de Pierre de Luzenac devant Geoffroy d’Ablis

« Il [Pierre Authié] dit ceci, cependant, en riant ; il ne fit pas de signe sur la table mais prit un morceau de pain et dit au-dessus de lui « Notre Père », m’a-t-il semblé, le rompit et donna de ce pain. »
« Au début du repas, ledit Pierre Autier prit la moitié d’une galette et debout, tenant ledit pain avec un torchon qu’il avait posé sur son cou, commença à dire au-dessus de lui le « Notre Père » et ensuite, il parla doucement, entre ses dents, pendant un moment. Puis il rompit ledit pain avec son couteau et le posa sur la table, devant lui d’abord et devant chacun d’entre nous et me dit qu’ils appelaient cela : le pain de l’oraison sainte. Mais, quand ledit Jacques [Autier] qui servait alors et posait les aliments sur la table, il disait toujours « Bénissez ! » lorsqu’il posait les écuelles devant nous ou devant lui quand il les ôtait et quand il commençait à manger et de même, quand il voulait boire. Chacun d’eux et chacun de nous a eu son torchon sur la table, torchons qu’ils portaient dans leur sac. »

Ce témoignage reprend des éléments connus mais ne parle pas de bénédiction du pain. Pierre Autier parle de pain de l’oraison sainte. Le fils de Pierre, Jacques, semble par contre très attaché à dire « Bénissez » à chaque action qu’il réalise. Est-ce normal ou un excès de zèle ? Difficile de répondre. Quel importance accorder au torchon, qui n’est pas un élément du rituel puisque chacun en a un. Peut-être simplement pour éviter d’avoir à en utiliser un ayant servi à quelqu’un qui se serait essuyé dessus après avoir mangé de la viande.
Jean Duvernoy nous rappelle que le terme « pain bénit » est issu des sources judiciaires et se retrouve initialement chez Eckbert de Schönau (seconde moitié du XIIe siècle), mais que nous n’en avons de description qu’à la fin du XIIIe siècle.

Description du polémiste catholique Anselme d’Alexandrie

« Quand tous sont assis à table, et qu’on a mis au moins le pain et le vin, ou l’eau, selon l’époque, tous se lèvent. L’ancien prend un pain et le coupe, sans le partager, et dit : Benedicite, parcite nobis. Tous répondent comme ci-dessus. Et ils disent tous ainsi Pater Noster. Après quoi, l’ancien dit : adoremus Patrem et Filium et Spiritum sanctum. Ils répondent comme ci-dessus (Dignum et justum est). Et il dit : Graciam Domini nostri comme ci-dessus. Après quoi il donne à tous de ce pain aux croyants et aux autres. S’il reste du pain, il ne se soucie pas (non facit mere ?) qu’on le donne aux porcs. »

Ce point est intéressant car il laisse entendre, quoi qu’en dise Jean Duvernoy, que le devenir du pain n’est pas forcément aussi important à l’époque que relate Anselme qu’à celle des témoignages de la fin du catharisme.

À la fin du Catharisme occitan, les croyants ont eu, au contraire, tendance à sublimer ce pain bénit comme symbole des Bons-Chrétiens qu’ils ne pouvaient plus rencontrer aussi aisément et parfois qui avaient totalement disparus. C’est pourquoi on trouve des témoignages où certains croyants conservaient ce pain avec une particulière attention, au point que même rassit, ils le gardaient précieusement enveloppé dans un linge — notamment des gants ayant appartenus à un Bon-Chrétien — afin d’en consommer quelques miettes de temps en temps.

Ne confondons pas cette dérive avec la norme.

Éviter de dériver de l’acte mémoriel à la symbolique

Le catharisme n’accorde aucune place à la symbolique. Le pain bénit est du pain comme n’importe quel autre morceau de pain. Si le bonhomme le place sur un carré de tissu sur son épaule, c’est uniquement pour rappeler la pureté nécessaire à la validation du rituel. Une fois celui-ci accomplit et le pain partagé entre les convives, le rituel est terminé. Le pain est demeuré un simple aliment. C’est la phase rituelle qui compte, celle qui remet en mémoire cette fraternité que Christ signalait lors de la Cène. Le support matériel est sans importance.
Donc, il ne faut pas se tromper. Le pain bénit se mange comme celui qui ne l’a pas été, excepté que pour la reconnaissance de la communauté spirituelle, il se mange en premier, mais il ne fait l’objet d’aucun traitement particulier. Les convives n’ont pas à le traiter avec plus d’égards qu’un autre morceau de pain ; ils n’ont pas à le maintenir dans une quelconque protection, à récupérer les miettes, et que sais-je encore !
Ne commettons pas l’erreur de verser dans la symbolique et encore moins dans un maniérisme aux limites de l’ésotérisme.

Aujourd’hui, il faut être très attentif à ne pas nous laisser manipuler involontairement par des textes qui ne rendent que très imparfaitement la réalité de l’époque. Non seulement la plupart d’entre eux se réfèrent à une période tardive, mais ils sont pollués par les intervenants catholiques, notamment les notaires, qui traduisent et adaptent les témoignages à la forme voulue, sans compter que les témoignages des croyants, dont beaucoup n’ont pas vu un Bon-Chrétien depuis des années, sont régulièrement pollués eux aussi par leur imaginaire et leur culture paysanne.
Quand on manque à ce point d’éléments solides à mettre en place, il faut en revenir au fond. La Cène est le dernier repas communautaire de l’Église (c’est-à-dire des disciples et de leur référent, Jésus) et Jésus agit en démonstration de la nécessité de poursuivre la mémoire de ce moment. À aucun moment il ne fait mention d’un traitement particulier à apporter au pain et au vin. Il ne faut donc pas « inventer » des significations ou des pratiques, comme nous reprochons à juste titre à l’Église catholique d’avoir truffé ses pratiques rituelles d’inventions et de significations qui n’ont aucun sens dans une juste lecture chrétienne.

Le pain de la sainte Oraison est un rituel qui, comme pour l’Amélioration, mêle Bons-Chrétiens et croyants et ne peut être servi que par un Bon-Chrétien. Il nous faut donc attendre qu’un Bon-Chrétien, parfaitement reconnu de sa communauté et dont la vie quotidienne attestera de la qualité réelle de son titre, apparaisse un jour, pour envisager de la rétablir. Quant à sa mise en œuvre, elle devra se contenter de sa signification mémorielle et en aucun cas y introduire des notions symboliques ou des supports matériels susceptibles de favoriser un glissement qui éloignerait tous les participants de la droite voie du cheminement cathare au triste profit d’une dérive spirituelle qui pourrait peut-être même aboutir à une dérive sectaire.


[1] Nicolas Masson Les hérétiques du Languedoc et le pain bénit (neo.hypotheses.org)

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