Mythe de la chute des esprits – 1

Informations du site

7 379 vue(s)

Mythe de la chute des esprits – 1e partie

Quelques principes de base

Parmi les éléments essentiels de la doctrine chrétienne cathare se trouvent quelques points assez clairs :

  1. le bon principe est éternel et parfait dans le Bien ainsi que les esprits qui émanent de lui de toute éternité ;
  2. le mauvais principe est éternel et l source absolue du Mal. Sa création a eu un commencement et aura une fin. Il lui manque l’essentiel pour se comparer au bon principe (l’Être) ;
  3. la matière résulte d’une altération d’éléments créés par le bon principe, pour les mitigés alors qu’elle est totalement créée par le mauvais principe, selon les absolus.

Il existe de nombreuses histoires en lien avec la chute des esprits saints, dont beaucoup se réfèrent à Isaïe et à l’Apocalypse de Jean. Une grande partie de l’ouvrage apocryphe utilisé par les Bogomiles, la Cène secrète de Jean, est consacré à ce problème.

Je vais essayer de vous présenter la plupart des récits que je connais et, après analyse, je vous présenterai ma conception de ce problème et vous montrerai qu’il est possible de faire rimer chute des anges vue sous l’angle théologique et état des connaissances scientifiques sur les origines de l’Homme.

Étude de quelques concepts

Jean Duvernoy[1] nous dit : « Il s’est produit dans l’éternité distincte des deux principes, un contact temporel qui s’est traduit par un mélange, le composé humain. »1

Bien entendu, la réflexion sur ce point qui nous est, par essence, totalement inconnu, ne peut se faire que par le biais du mythe qui permet d’« imager » une notion vraisemblablement au-delà de nos capacités de compréhension. Et c’est là que la bât blesse car, l’image est imprécise et le mythe peut égarer.

La phrase de M. Duvernoy pose des questions :
– les deux principes sont donc bien éternels et distincts. Selon la conception d’Aristote des principes, ils ne procèdent de rien (sans cause), ne sont pas des composés (aucun mélange) et leurs produits ne peuvent différer d’eux[2].
– un contact temporel se produit duquel résulte un mélange, le composé humain. Contact temporel ne peut être compris comme échange de quelques éléments constitutifs de chacun des principes, selon ce que nous venons de définir des principes. Il ne peut donc s’agir que d’un simple rapprochement d’éléments demeurant distincts les uns des autres, provoquant l’apparition du temps. Composé humain suppose juxtaposition d’éléments, initialement séparés, mais conservant dans le produit fini leur nature intime. La vinaigrette est un composé d’huile et de vinaigre au sein duquel huile et vinaigre demeurent inaltérés. Il suffit pour s’en convaincre de laisser reposer la vinaigrette pour voir l’huile et le vinaigre se séparer spontanément.
Donc, le composé humain serait un élément contenant deux ou plusieurs parties distinctes issues de chacun des deux principes.

Mais, si l’on peut aisément imaginer ce qui vient du bon principe, l’Esprit, il est plus compliqué de comprendre ce qui vient du mauvais. Serait-ce la matière qui « emprisonne » l’Esprit ?
Pour les mitigés, il semble que non, puisqu’ils pensent qu’elle est création divine. Pour les absolus, elle serait le produit du mélange. M. Duvernoy commet-il une erreur en parlant de composé humain au lieu de matière ou bien la matière a-t-elle une autre origine ?

Dans notre approche mondaine il nous est quasiment impossible d’imaginer ce que peut être le néant. La philosophie l’oppose à l’Être. Or, l’être nous est connu et son statut lui confère quelques propriétés comme la conscience. Le néant devrait donc en être dépourvu. Or, il semble qu’au contraire le mauvais principe ait une conscience ; conscience maléfique certes. Car c’est bien en conscience de son infériorité que le mauvais principe déclenche la première perturbation.

Jean Duvernoy ajoute un point fondamental qui confirme le caractère éminemment chrétien du Catharisme et sa totale distance d’avec le Manichéisme : « Ce contact, ce drame temporel, et la nature de ce composé, les cathares le recherchent dans la Bible, et ne prétendent pas en donner une description nouvelle, comme ce fut le cas de Manès dans son Épitre du fondement.[3] »

La première perturbation

Je souhaite conserver cette présentation que propose Jean Duvernoy pour le moment. En effet, je voudrais analyser le mythe de la chute des esprits saints selon l’optique médiévale. Ensuite, je vous proposerai une autre optique, plus conforme aux données de la science moderne.

Il y a d’abord un problème de terminologie à étudier. Le principe du Mal est parfois appelé Satan mais il arrive que ce nom soit aussi donné à celui que l’on dit son fils, Lucifer. Lucifer est aussi appelé diable, c’est-à-dire diviseur. Par sa nature maligne principielle, Satan a conscience de son infériorité vis-à-vis du principe du Bien, que l’on appelle Dieu. Croit-il pouvoir l’égaler ? Nul ne peut ni ne veut le dire. Ce qui est certain est qu’il veut lui nuire et se donner l’illusion de l’égaler. Cela se base sur le Livre d’Isaïe, chapitre XIV, 13-14 : « C’est toi qui disais dans ton cœur : je monterai aux cieux, au-dessus des étoiles de Dieu j’élèverai mon trône. Je siègerai sur la montagne du rendez-vous, aux confins du Septentrion. Je monterai sur les hauteurs de la nuée, je m’égalerai au Très-Haut. ». Cette citation vétéro-testamentaire serait en fait et à l’origine destinée au roi assyrien Sargon, dont le corps fut abandonné sur le champ de bataille.

Le premier problème est de déterminer l’origine de Lucifer. En effet, les textes judéo-chrétiens disent de lui qu’il est un ange déchu. Dans l’apocryphe La Cène secrète de Jean, Jésus dit de lui qu’il est l’intendant de Dieu. C’était donc un esprit saint (un ange) de premier niveau. Mais cela pose un problème de fond si l’on reprend l’explication des principes. En effet, comment un esprit émanant du principe du Bien, n’ayant connaissance que du Bien, ne pouvant souhaiter et faire que le Bien, aurait-il pu tout à coup préférer le Mal qu’il ne connaissait pas ? Jean de Lugio[4] qui pose cette question répond qu’en fait le principe du Mal peut créer, alors que je le rappelle, le principe du Bien ne crée pas mais fait émaner de lui, ce que nous appelons improprement sa création, des esprits qui sont donc consubstantiels à lui, même s’ils diffèrent de lui par leur nature. Mais ce que crée le mauvais principe est conforme à lui, c’est-à-dire totalement mauvais, inconstant et de durée limitée.

Donc, on le voit, du point de vue cathare, Lucifer serait effectivement le fils de Satan, c’est-à-dire sa création pure dans le Mal.

Mais du point de vue judéo-chrétien, étant l’intendant de Dieu, il aurait été touché par le vice et aurait voulu égaler Dieu. Cela montre que ce système ignore l’hypothèse d’un principe du Mal qui permet de justifier l’existence du Mal et c’est pourquoi il en charge Lucifer dont il fait l’intendant infidèle[5]. C’est ce passage du statut d’intendant de Dieu à ennemi de Dieu que l’on nomme la première perturbation.

On remarque également que la matière est organisée en sphères concentriques qui forment au-dessus de la terre sept cieux surmontés d’une coupole de verre. Cette idée figure également dans le gnosticisme où le huitième niveau, l’ogdoade, est le domaine de Dieu. Cette façon de concevoir les cieux était liée aux connaissances de l’époque qui organisait le cosmos en fonction de l’observation des astres. Les plus lointains, qui semblaient fixe dans le ciel nocturne composaient le plus haut niveau du monde créé. Ensuite figuraient dans ces cieux plus ou moins proches de la terre les astres qui se mouvaient.

C’est ainsi que l’on voit dans La Cêne secrète de Jean Lucifer se déplacer dans les différents niveaux gardés par des anges. Et c’est selon le modèle de l’intendant infidèle qu’il corrompit les anges.

Une fois investi de pouvoirs maléfiques Lucifer va s’en prendre à la création divine selon des procédés qui varient suivant les sources. C’est que Jean Duvernoy appelle la seconde perturbation, que l’on retrouve aussi sous l’appellation de grande perturbation.

Suite et fin (partie 2)

Éric Delmas – 4 février 2017.


[1] Le Catharisme – t.1 La religion des Cathares, Éditions Privat (Toulouse) 1976.

[2] On retrouve cette conception dans le Nouveau Testament, notamment dans l’Évangile selon Matthieu (VII, 17-18) : « Ainsi tout bon arbre fait de beaux fruits, et l’arbre pourri fait de mauvais fruits. Un bon arbre ne peut pas porter de mauvais fruits, ni un arbre pourri porter de beaux fruits. »

[3] Le Catharisme – t.1 La religion des Cathares, op. cit.

[4] Le Livre des deux Principes (Liber de Duobus Principii), Ms Bibl. mun. Florence, Conventi soppressi I. II. 44. Jean de Lugio de Bergame, évêque cathare du XIIIe siècle.

[5] Parabole de l’intendant infidèle (Luc XVI, 1-13).

Faites connaître cet article à vos amis !

Informations du site

Contenu soumis aux droits d'auteur.