Trois Prêches de Bélibaste
Je me propose ici de réunir trois prêches du chrétien de l’exil. Ils sont issus des dépositions devant l’Inquisition de Pèire Maury, le berger croyant, ami fidèle de Bélibaste, et d’Arnaud Sicre (ou Arnaud Baille), l’homme qui livra Bélibaste à Jacques Fournier dans le but de récupérer les biens de sa mère confisqués par l’inquisiteur.
J’ai recopié ces dépositions[1], fidèlement, à la virgule près, dans le but d’en faire profiter ceux qui n’ont pas le temps de fouiner dans les vieux livres mais qui aiment quand même l’Histoire. Il me paraît intéressant de pouvoir confronter notre regard cathare moderne à la vision médiévale. C’est dans ce but aussi que j’ai terminé cet article par l’extrait d’un prêche d’aujourd’hui, qui nous parle bien sûr de façon beaucoup plus « spontanée ». En espérant que le style parfois lourd dû à la transcription directe du notaire public ne décourage pas votre lecture « médiévale » et que celle-ci sera féconde à une future réflexion à partager sur les forums, je vous souhaite une bonne balade.
Le prêche de Noël
Il se trouve dans la déposition de Pèire Maury, juillet 1323.
Bélibaste fit probablement ce prêche peu avant la Noël de 1320 pour Pèire Maury, Arnaud Baille, Raimonde Piquier et sa sœur Blanche. Il est largement inspiré de La vision d’Isaïe[2].
« Il dit qu’on trouve dans la prophétie du prophète Isaïe qu’il y avait un Bon Homme (c’est-à-dire un hérétique) qui se mit à avoir des doutes au sujet de la foi des Bons Hommes, à cause des mots qu’il avait entendu dire à d’autres Bons Hommes, qui étaient en désaccord entre eux, et aussi en raison de ce qu’il avait lu. Il se mit alors à lire dans les livres, pour savoir s’il avait une foi bonne, ou mauvaise. Et il lut trois jours et deux nuits, sans se lasser ni s’endormir. Comme il lisait ainsi, vint à lui un ange du Père saint, qui lui demanda pourquoi il avait des doutes sur la foi des Bons Hommes. Il lui répondit que c’était à raison de certaines choses qu’il trouvait dans les livres, et aussi parce que les Bons Hommes étaient en désaccord sur la foi. L’ange dit alors au Bon Homme (c’est-à-dire à l’hérétique) : « Ne doute pas. Monte sur mes épaules ». Le Bon Homme y monta, et l’ange monta avec lui jusqu’au premier ciel. Ils y trouvèrent un peuple très heureux, qui avait au-dessus de lui un seigneur qui lui prêchait. En le voyant, le Bon Homme voulut l’adorer. L’ange lui dit : « Que veux-tu faire ? » Le Bon Homme répondit qu’il voulait adorer le Père. L’ange lui dit que ce n’était pas le Père, mais que c’étaient des esprits, qui n’avaient ni le bien ni le mal en partage, et qu’il en serait ainsi jusqu’au jour du Jugement. Ils priaient sans cesse le Père d’avoir pitié d’eux. Puis l’ange le porta sur ses épaules jusqu’à un autre ciel, le second. Il y trouva un peuple beaucoup plus beau que celui du premier ciel, qui était également dans la paix, qui avait un seigneur au-dessus de lui, qui lui prêchait aussi. Le Bon Homme voulant l’adorer, en fut empêché par l’ange qui lui dit que ce n’était pas le Père. Et il fut porté de la même manière au troisième, quatrième, cinquième, sixième et septième ciel. Et plus ils montaient, plus le peuple était beau, et il y avait un seigneur lumineux. Le Bon Homme voulait les adorer tous, croyant qu’ils fussent le Père. Cela lui fut interdit par l’ange, jusqu’à ce qu’il arrivât au septième ciel où était le Père saint. Il y avait là une grande lumière, et un peuple très beau. Tous avaient des couronnes qui étaient beaucoup plus lumineuses que le soleil. Et tous ces peuples des sept cieux chantaient le cantique de Sion. Mais ceux du haut chantaient mieux parmi tous les autres. Et cet endroit était très beau ; il y avait là abondance de tous biens, au point que ceux qui étaient là oubliaient les biens de ce monde. Il y avait là des anges, et tous les Bons Hommes et les Bonnes Femmes (c’est-à-dire les hérétiques).
Mais, pour les femmes, les âmes des femmes et des hommes ne différaient pas entre elles. C’est dans la chair des hommes et des femmes que Satan, le seigneur de ce monde, avait fait une différence, toutefois avec la permission du Père saint[3], dont toutes les œuvres demeurent éternellement, et ne peuvent être détruites. Mais les œuvres de Satan, seigneur de ce monde, prennent naissance et se détruisent. Et comme la chair des hommes et des femmes est détruite, elle est l’œuvre de Satan, mais les âmes[4] sont l’œuvre du Père saint.
Quand il fut au septième ciel, l’ange dit au Bon Homme d’adorer le Père saint, car c’était lui le Père saint du peuple d’Israël (c’est-à-dire des hérétiques) et le Bon Homme l’adora.
Quand il l’eut adoré, il demanda au Père saint de rester là désormais. Le Père saint lui répondit qu’il ne pouvait y rester, car aucune chair née de la corruption ne pouvait le faire ; mais il fallait qu’il retourne dans le monde et affermisse ses petits-enfants, « car là où est un de ces petits, je serai avec lui, et là où ils sont deux, de même, et de même là où ils sont trois » (Matthieu. 18,20). Le Bon Homme disant : « Père saint, comment revenir au monde d’en bas ! », ledit Père saint répondit : « Ne m’appelle pas Père, car je ne suis pas ton Père, puisque tu as douté ; il faut que tu descendes au monde d’en bas, et que tu y laisses ta tunique, c’est-à-dire le corps, conçu à partir de l’impureté ; ensuite ton âme, quand elle aura quitté son corps, viendra ici ».
Le Bon Homme était resté longtemps au ciel, mais il ne lui semblait pas qu’il y avait séjourné, en raison de la grande félicité qui y régnait. Puis l’ange le ramena au monde d’en bas. Par la suite, l’homme prêcha ce qu’il avait vu, et fonda et raffermit beaucoup le fait des hérétiques. Mais il ne révéla ni ne sut pas tout ce qui touche à leur foi, car aucun homme à lui seul n’a connu tous les secrets de Dieu. Mais les hommes entre eux les connaissent tous ».
Le prêche sur la chute des esprits
Il se trouve dans la déposition d’Arnaud Sicre, 21 octobre 1321
« Il est écrit que quand les esprits créés par le Père saint, abusés par son ennemi, étaient partis du ciel, et que l’ennemi de Dieu les avait revêtus de tunique, c’est-à-dire de corps, pour leur faire oublier la gloire de Dieu dans laquelle ils avaient été, le Père saint se vit dépouillé de ses esprits et presque solitaire. Il vit que les sièges sur lesquels ces esprits avaient l’habitude de s’asseoir étaient vides ; il s’affligea et fut troublé par la perdition de ces esprits. Il médita sur la chute des esprits qui avaient été trompés et qui avaient oublié leur gloire céleste, au point de ne pas vouloir y revenir, et sur le moyen de leur faire retrouver au ciel les places qu’ils avaient perdues. Il se mit alors à écrire un livre, qu’il mit quarante ans à composer, et ce livre était tout plein de douleurs, d’angoisses, d’afflictions, de ruines, de maladies, d’outrages, d’insultes, d’envies, de haines, de rancœurs, et généralement de tous les châtiments qui peuvent frapper les hommes en cette vie.
Et il était dit que celui qui voudrait supporter tous ces châtiments et promettre de le faire serait le Fils du Père saint[5].
Quand le Père saint commença son livre, le prophète Isaïe commença à prophétiser qu’une branche ou un rameau devait venir, qui rachèterait les esprits des hommes (Isaïe. 11,1-2)[6].
Quand le Père saint eut composé son livre, il le posa au-milieu des esprits célestes qui étaient restés au ciel avec lui, et dit : « Celui qui accomplira tout ce qui est écrit dans ce livre sera mon Fils. Beaucoup d’esprits célestes, voulant être Fils du Père saint et avoir plus d’honneur que les autres, s’approchèrent du livre et l’ouvrirent. Mais, en lisant les châtiments contenus dans ce livre, que devait souffrir celui qui voudrait venir parmi les hommes et honorer le genre humain, après en avoir lu un peu, ils tombaient en pâmoison, et aucun d’eux ne voulait laisser la gloire qu’il avait et se soumettre aux vicissitudes de cette vie pour être Fils de Dieu.
Ce que voyant le Père saint dit : « N’y a-t-il personne parmi vous qui veuille être mon fils ? Un des esprits présents qui s’appelait Jean[7], se leva alors, et dit qu’il voulait être le Fils du Père et accomplir tout ce qui était écrit dans ce livre. Il s’approcha du livre, l’ouvrit, en lut quatre ou cinq pages, et tomba évanoui à côté du livre. Et il demeura ainsi pendant trois jours et trois nuits. On l’aspergea pour le ranimer, et il pleura abondamment. Mais comme il avait promis d’accomplir ce que ce livre contenait et qu’il ne devait pas mentir, il dit au Père qu’il voulait être son Fils et accomplir tout ce qui se trouvait dans ce livre, aussi lourd que cela fût ».
Parce qu’il s’adresse à une communauté de bergers et d’artisans probablement illettrée, Bélibaste utilise un lexique basé sur l’anthropomorphisme pour décrire les esprits saints tels des humains, à la recherche de privilèges et de bien-être et peu courageux à l’effort. Il s’appuie sur le monde qu’il connaît bien, le quotidien partagé avec ses croyants. Mais sa connaissance des Écritures, qu’il semble citer de mémoire, se révèle dans les détails : les quarante années nécessaires à la composition du livre divin nous rappellent les quarante ans d’errance du peuple d’Israël après avoir douté de Yahvé au seuil de son entrée en Terre promise. Dans le De heresi cathararum in Lombardia, mentionné ci-dessus, après la composition du livre divin, il faut attendre mille ans avant qu’un esprit saint accepte la mission, cette évocation nous renvoyant alors plutôt au Jugement dernier selon le livre de l’Apocalypse de Jean.
Rappelons que nous sommes ici dans la cosmogonie cathare et que cette dernière laisse libre cours aux diverses interprétations des uns et des autres, à partir du moment où ces variantes possibles ne portent aucun préjudice à la doctrine.
Le prêche sur la parabole des talents
Il se trouve dans la déposition d’Arnaud Sicre du 21 octobre 1321
La parabole des talents selon Matthieu (25, 14-30) commence ainsi :
« En effet il en va comme d’un homme qui, partant en voyage, appela ses serviteurs et leur confia ses biens. À l’un il remit cinq talents… »
Les paroles rapportées de Bélibaste disent ainsi :
« Quand le Fils de Dieu était sur la terre, il dit à ses amis qu’il avait huit talents [1], que de ces huit talents il en donna un à l’un de ses amis, deux à un second, et cinq à un troisième. Quelques temps après il revint, et demanda à celui à qui il avait donné un talent ce qu’il en avait fait : il lui répondit qu’il l’avait conservé et le lui rendit. Mais le second, pour deux talents, lui en rendit quatre, et le troisième pour cinq talents lui en rendit dix. Le maître loua ceux qui avaient doublé les talents et maudit celui qui n’avait pas doublé le sien. Faisant l’application de cette parabole, il (Bélibaste ) dit que puisque Dieu lui avait donné l’intelligence du Bien, il voulait qu’il la diffuse à tout le monde par sa prédication, et il préférait avoir un croyant à tout l’or du monde ».
Malgré le changement apporté par le Bon Homme à la narration de Matthieu (Jésus remplace l’homme parti en voyage) et qui peut nous paraître quelque peu maladroit, le récit est respecté. L’application qu’il en fait, pour reprendre l’expression d’Arnaud Sicre, nous paraît quelque peu superficielle aujourd’hui, et pour parachever notre réflexion sur cette parabole, je n’ai pu résister à l’envie de la faire figurer à côté d’une exégèse cathare actuelle finement construite, celle effectuée par notre chrétien dans son prêche du 12 juin 2022 intitulé « Qu’as-tu fait de ton talent ? »
Ne voyez dans cette mise en parallèle aucune intention de dénigrement envers la personne de Bélibaste. Il serait totalement stupide de comparer deux systèmes de pensée exprimés par des personnes appartenant à deux époques si éloignées dans le temps et, qui plus est, issues de milieux socio-culturels si différents. Je désire juste tenter de montrer par là qu’aujourd’hui, la Résurgence de l’Église cathare, comme au temps de la courte paix médiévale qu’elle connut, grâce à la qualité incontestable d’un noviciat long et solide, peut toujours produire la même éloquence unanimement reconnue de ses prédicateurs. Malheureusement, nous avons assez d’informations sur la période troublée pendant laquelle se déroula le noviciat de Bélibaste pour pouvoir dire que ce dernier ne pût bénéficier alors des meilleures conditions de formation pour un prédicateur.
L’exégèse de Guilhem de Carcassonne
C’est en jouant sur la polysémie du mot « talent[8] », monnaie romaine et compétence innée ou don humain que Guilhem de Carcassonne avait brodé son prêche du 12 juin 2022.
Le maître reprochant à son esclave de ne pas avoir su faire fructifier son argent (le talent confié), pour le chrétien cathare, nous dit Guilhem, n’est autre que le démiurge, ou diable. L’esclave connaissant la vraie valeur de ce que son maître lui confie et comprenant le piège qui lui est tendu, va veiller à la fois à ne pas faire croître ce qui lui est remis, et à ne pas non plus le dégrader. Des trois esclaves, il est donc le seul « éveillé », et par là-même, libre de penser, alors que les deux autres suivent les ordres de leur maître, et, ne désirent que ce que désire leur maître.
De même, alors que nous croyons que le ou les talents dont nous pouvons être dotés sont des dons de Dieu, que ce soit un don personnel de créer, de soulager les souffrances des autres, de guérir, ou que ce soit un don extra-sensoriel de télépathie, d’intuition, de voyance de clairvoyance, etc. tous ces dons ou talents sont de nature mondaine, donc par définition de nature maligne. En effet, nous savons pertinemment, que d’une part, Dieu n’intervient pas dans ce monde, et d’autre part, que pour ce Dieu d’Amour, tel que nous le concevons, nous sommes tous les membres égaux d’un tout unique. Il n’est donc pas concevable que Dieu puisse favoriser une part de l’Être unique au détriment des autres. Or, c’est bien ainsi qu’agissent ces dons ou talents sur nous. En effet, en nous faisant différents des autres, ils flattent notre ego, nous laissant croire que nous bénéficions d’un privilège, « d’une attention particulière de Dieu ». C’est donc bien le démiurge qui tire les ficelles.
En espérant avoir retranscrit correctement l’essence de ce prêche, je ne peux que terminer avec sa conclusion :
« Enfin, viendra le jour où il (le démiurge) nous demandera à nous aussi ce que nous avons fait de nos talents et nous pourrons lui rendre le talent ultime que nous tenons de lui, notre enveloppe charnelle, en lui disant enfin ses quatre vérités qui accompliront la révélation de notre parfaite lucidité qui nous ouvrira le chemin de retour vers l’empyrée céleste d’où nous nous sommes éloignés depuis si longtemps […] Gardons notre totale lucidité sur nos talents et n’oublions pas que tout ce qui brille n’est pas d’or et que ce qui valorise notre sensualité est forcément mondain, aussi extraordinaire que cela puisse nous paraître ».
Si vous ne connaissez pas encore les prêches de Guilhem de Carcassonne, il suffit de vous rendre sur le site Catharisme d’aujourd’hui où vous pourrez lire les 38 prêches diffusés depuis la Résurgence de L’Église.
Chantal Benne, 8 octobre 2024
[1] Registre d’Inquisition de Jacques Fournier (1318-1325), transcription et traduction de Jean Duvernoy, tome 3 (version française), éditions Mouton, Paris (1978).
[2] Ascension d’Isaïe : apocryphe connu des bogomiles et des cathares. Vous pouvez le lire sur le site : Catharisme d’aujourd’hui.
[3] « … avec la permission du Père saint » relève de l’interprétation des dualistes monarchiens, car pour les dyarchiens, Satan ou le diable est une création du Mal et ne peut, en aucune manière, entretenir, un lien quelconque avec Dieu.
[4] Les âmes, œuvres du Père saint : ce sont nos âmes spirituelles ou esprits saints, à distinguer de notre âme mondaine (ou psyché).
[5] La christologie cathare n’est pas définie dans la créativité, mais dans la consubstantialité entre le principe du Bien et ce qui en émane, à savoir tous les esprits saints, le Christ étant alors un esprit particulier de par le caractère spécifique de sa mission. Il faut se rappeler que le terme de Fils de Dieu n’est pas compris par les cathares dans un sens filial, de même que le Christ n’identifie pas un individu mais est la définition d’une mission, le Christ n’ayant pas été incarné.
[6] Isaïe 11, 1-2 « Un rejeton sortira de la souche de Jessé, un surgeon poussera de ses racines. Sur lui reposera l’esprit de Yahvé, esprit de sagesse et d’intelligence… »
[7] Ce registre est le seul à donner cette précision curieuse, nous dit Jean Duvernoy dans ses notes. Mais Éric Delmas, dans « Catharisme d’Aujourd’hui » cite au moins une autre source connue de cette décision du Père saint. En effet dans le De heresi catharorum in Lombardia, traduit par Antoine Dondaine, cette même histoire nous est contée. En l’occurrence, selon Éric, ce « Christ-ci s’appelait Jean avant de revêtir la fonction christique et de se voir désigné comme Fils du Père ». Ce qui est tout en fait en accord avec la kénose de l’esprit saint qui doit changer d’identité au cours de sa venue sur terre, et de même en accord avec la Consolation au cours de laquelle le nouveau chrétien change de nom pour exprimer son état d’intermédiaire entre les esprits saints et le principe du Bien.
[8] Le talent était une monnaie grecque équivalant à six mille drachmes qui fut reprise par les romains.